1Depuis le début des années 2000, l’archéologie portuaire tend à se développer au-delà du bassin méditerranéen (berceau de la recherche sur les ports anciens), embrassant des espaces nautiques jusqu’à lors délaissés (arc atlantique et eaux intérieures), tout en profitant de nouvelles dynamiques initiées à la fois en contextes programmés et préventifs. Tout comme l’archéologie navale, ce champ d’étude s’est progressivement étoffé de principes, de méthodes et d’outils spécifiques, y compris pour les zones les plus difficiles d’accès, à savoir les estuaires. De ce point de vue, l’expérience collective méditerranéenne a été bénéfique aux chercheurs officiant dans l’espace atlantique (Hugot & Tranoy 2010). Récemment, alors que nos grandes villes se réconciliaient avec leurs cours d’eau, divers projets d’aménagement ont ainsi favorisé des découvertes exceptionnelles et un renouvellement de nos données sur les sites portuaires romains, médiévaux et modernes établis le long de nos fleuves et de nos rivières. Parmi les villes concernées figurent par exemple Besançon, Bordeaux, Lyon, Chelles, Reims, Tours ou encore La Rochelle (Carpentier & Leveau 2013). Pendant ce temps, l’archéologie programmée se réinventait avec la mise en place de nouveaux programmes de recherche (Aizier, Blainville-sur-Orne, Rezé, Narbonne, etc.), axés très souvent sur une étude globale de l’aire portuaire (Arthuis et al. 2010). Depuis, les vestiges se sont révélés bien plus nombreux que prévu et dans des états de conservation souvent remarquables, tant dans les eaux intérieures que sur le littoral.
2L’archéologie portuaire est un champ d’étude qui peut-être abordé par le biais de l’archéologie subaquatique ou sous-marine, mais aussi par le biais d’une archéologie pratiquée en zone d’estran ou encore en contexte humide et colmaté (chenaux comblés, par exemple). De par les multiples angles d’approche possibles, elle repose naturellement sur une interdisciplinarité née dans les années 1990 et devenue incontournable au début des années 2000. Le cas du remarquable travail collectif effectué sur Quentovic dans l’estuaire de la Canche est à ce sujet tout à fait éclairant (cf. en ligne Laurent Verslype et Inès Leroy*).
3Par ailleurs, l’étude des ports anciens renvoie à une archéologie d’interface, à la fois parce qu’ils constituent une jonction entre monde terrestre et monde maritime, et parce qu’ils sont situés dans des zones très souvent soumises au cycle des marées. Une dualité qui n’est pas sans conséquences pour l’archéologue et la pratique de son métier. La cale moderne et contemporaine de Vieux-Port, dans l’Eure (cf. en ligne Mathilde Prouveur*), étudiée en 2016, a fait l’objet de sondages et d’un enregistrement particulièrement adapté aux difficultés rencontrées en zone d’estran, pour appréhender un site portuaire aux trois-quarts envasé et régulièrement découvert (à marée basse) puis immergé et invisible (à marée haute).
4C’est sur la longue durée – de la préhistoire à nos jours – que doit être appréhendé le port et ses composantes. Désormais, même si les périodes préhistoriques et protohistoriques restent encore silencieuses sur ces questions, quelques sites littoraux livrent des informations pertinentes sur l’utilisation de nos côtes à des fins portuaires. À l’image d’Urville-Nacqueville, dans la Manche, une place maritime gauloise datée de la fin de l’âge du Fer, abritée à l’arrière d’un cordon dunaire et d’une crique rocheuse, qui offrait un contexte très favorable à l’échouage et aux échanges avec le sud des côtes britanniques durant les iie et ier siècles avant notre ère.
5Nous cernons un peu mieux les conditions d’implantation (post-conquête de César), de mise en œuvre et de développement des ports romains établis à la transition des eaux salées et des eaux douces. On admet aujourd’hui une volonté de les implanter principalement en fond d’estuaire, à laquelle s’ajoute une réelle organisation tripartite de l’espace portuaire antique comprenant l’espace navigable (chenaux, canaux...), l’espace de (dé)chargement – profitant d’une plage, d’une zone d’atterrissage ou d’équipements tels les quais et appontements – et l’espace de stockage (entrepôts). Au même titre que Boulogne (Gesoriacum) dans le Pas-de-Calais, Rouen (Rotomagus) en Seine-Maritime, Vannes (Darioritum) dans le Morbihan, Bordeaux (Burdigala) en Gironde, tous installés respectivement au fond des estuaires de la Liane, de la Seine, de la Marle et de la Gironde, le cas de Rezé (Ratiatum), en Loire-Atlantique, étonne de par sa position, blotti en fond d’estuaire et au contact d’un bras secondaire de la Loire. Véritables fenêtres ouvertes sur le littoral, ces complexes portuaires fluvio-maritimes assuraient toutes les conditions nécessaires à la mise en sécurité des navires et au développement économique et commercial d’une cité.
6Même s’il faut reconnaître que tout site portuaire – quelque soit sa période – n’est pas nécessairement doté d’équipements (quais, pontons, cales, rampes, môles, jetées, digues, phares, etc.), force est de constater que dans le cadre des contextes urbains antiques établis au contact du littoral (capitales et agglomérations secondaires), l’archéologie a récemment démontré qu’il existait une spécificité d’implantation en fond d’estuaire, combinée à une diversité d’ouvrages et d’infrastructures, des plus sommaires aux plus élaborées, répondant parfois à des principes architecturaux adaptés à un environnement hostile et nécessitant l’implication d’ingénieurs et de corporations spécialisés dans les travaux fluvio-maritimes.
7S’il existe une multitude de façons d’aménager un site portuaire, l’une des méthodes de construction qui revient régulièrement – là aussi sous des formes différentes et en fonction des matériaux disponibles – est la technique dite « en caisson » (Mouchard 2013). Si elle est attestée dès l’Antiquité à Bordeaux (Burdigala), voire probablement à Vannes (Darioritum), l’un des cas romains les plus intéressants se retrouve sur le site de Rezé (Ratiatum). Il offre une variante de la construction en caisson, illustrée par l’emploi d’une armature en bois comblée de pierre, un système très élaboré et marqué sur les côtés de chaque caisson par le recours au pan de bois (fig. 1). L’ensemble des terrasses portuaires « caissonnées » identifiées au sein du quartier Saint-Lupien est ainsi bâti entre la fin du ier et le début du iie siècle (Mouchard et al. 2016). En marge de ce modèle de construction ligérien co-existent également d’autres systèmes de construction en caisson, à l’image du site d’Aizier, dans l’Eure, qui se distingue légèrement des cas précédents en étant, d’une part, situé à mi-parcours, dans l’estuaire médian de la Seine (zone de mélange des eaux douces et salées), et, d’autre part, doté d’infrastructures uniquement en pierre, à la limite de l’enrochement (fig. 2). L’une de ses terrasses romaines – datée du iiie siècle de notre ère – est justement composée de puissants murs de façade chaînés à des murs perpendiculaires, dits aussi murs raidisseurs, le tout étant ensuite comblé d’un remblai hétérogène (blocage) destiné à recevoir le niveau de circulation (dallage).
Fig. 1. Le port romain de Ratiatum/Rezé (Loire-Atlantique). La façade à pan de bois septentrionale de la terrasse portuaire n° 9, en cours de fouille.
© Photographie J. Mouchard, université de Nantes, 2014.
Fig. 2. Le port romain d’Aizier (Eure). Enregistrement des quais en calcaire et du système de construction en « caisson ».
© Photographie J. Mouchard, université de Nantes, 2013.
8Cette façon de construire – en coffrant et en cloisonnant l’espace – apparaît également au Moyen Âge, par exemple sur le site de Cayola à Château-d’Olonne, en Vendée (cf. en ligne Shannah Barbeau et Jimmy Mouchard*), voire à l’époque moderne et encore aujourd’hui à travers le monde. L’un des points d’orgue de cette technique est illustré au xxe siècle par l’exceptionnelle entreprise des ingénieurs anglo-américains qui, sous le contrôle de Lord Mountbatten et de Churchill, imaginèrent deux ports artificiels : Mulberry A et B, à l’emplacement d’Arromanches-les-Bains et de Saint-Laurent-sur-Mer (Calvados). Préfabriqués en Angleterre, les éléments ont été tenus au secret avant d’être acheminés jusqu’aux plages normandes pour un assemblage prévu le jour du Débarquement en juin 1944. Ces fameux « caissons Phoenix » participaient ainsi à la mise en œuvre d’un brise-lames intérieur. Si celui-ci était également constitué de plusieurs dizaines de bateaux volontairement coulés (les blockships), le brise-lames extérieur se caractérisait quant à lui par des bombardons métalliques d’une soixantaine de mètres de long chacun. Le patrimoine portuaire du site archéologique d’Arromanches – estimé à environ 500 hectares –, bien que partiellement détruit puis démantelé par les ferrailleurs dans les années 1950, fait aujourd’hui l’objet de mesures de protection (Carpentier & Marcigny 2014). Cet épisode de l’histoire contemporaine et les solutions adoptées pour faire sortir de l’eau un port totalement artificiel et conçu selon un assemblage de caissons fait écho à un autre épisode lointain et antique, celui de la construction du port artificiel de Césarée Maritima (Israël) par Hérode le Grand à la fin du Ier siècle avant notre ère. Ce port était également construit sur la mer avec des caissons jouant là-aussi la fonction de brise-lames, non pas en béton cloisonné mais faits d’un coffrage en bois comblé de béton hydraulique réalisé à base de pouzzolane (exemple qui fait écho à celui de Marseille et qui renvoie aux préconisations de Vitruve).
9De nombreux axes de recherche en archéologie portuaire mériteraient d’être développés au sein de l’arc atlantique et sous l’angle diachronique. En premier lieu, il serait intéressant d’étendre à l’échelle nationale l’étude des sites portuaires « non équipés », utilisant uniquement et principalement un contexte naturel avantageux (crique, anse, baie, fosse...) pour y faire échouer et reposer quelques embarcations. Ce sont, hélas pour les archéologues, les sites les plus difficiles à approcher puisqu’ils ne laissent aucune trace bâtie. Avec une telle enquête, il serait alors possible de renseigner le corpus des sites archéologiques portuaires sans fausser notre état des connaissances, trop longtemps limité à la recherche de quais et d’anneaux d’amarrage. Au-delà même d’éradiquer une vision schématique du port et de rétablir une certaine réalité archéologique, cette démarche apporterait certainement un nouvel éclairage à la dimension portuaire pour des périodes jusqu’à présent délaissées et/ou méconnues (pré- et protohistoire ; premier Moyen Âge, excepté Quentovic). Par ailleurs, l’éclosion d’une archéologie de la période contemporaine doit également permettre de renseigner davantage tout un lot de ports de dimensions variables et parfois conçus directement sur nos côtes pour des raisons militaires, en lien notamment avec la dernière guerre.
10Autre point essentiel, l’examen archéologique des ports ne peut en aucun cas se limiter à une étude systématique de la configuration d’un site, de sa morphologie et de ses infrastructures éventuelles ; il doit intégrer toute la dimension matérielle, en prenant par exemple en compte les zones de mouillage ou d’ancrage des navires, les zones de rejets et de délestages sauvages, ou encore les grands dépotoirs portuaires (cf. en ligne Gaëlle Dieulefet*). Le cas diachronique du mouillage de Solidor à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine) est tout à fait saisissant et prometteur, comme l’a été également Bordeaux (Gironde) il y a quelques années, avec la mise en évidence au début des années 2000 de nombreux tronçons portuaires romains, médiévaux et modernes (Gerber 2010). Cette opération préventive a par ailleurs – une nouvelle fois – confirmé le recours au réemploi et au recyclage de matériaux divers, une activité portuaire parfois réalisée à l’économie, notamment ici dans le courant du second Moyen Âge et durant l’époque moderne. Elle s’illustre ainsi – place de la Bourse et place Jean-Jaurès – par l’utilisation de restes de bateaux pour des besoins liés au renforcement de la berge et à la structuration portuaire ou encore par l’utilisation de matériaux de lestage (notamment des galets de lest abandonnés par certains navires) afin d’aménager et de maintenir les grèves en l’état. L’exemple préventif bordelais peut être complété par celui, plus récent, de Brouage (Charente-Maritime) – renseigné dans le cadre de fouilles liées au projets d’aménagement des jardins du musée Champlain dans le courant des années 2000 –, qui livra des restes de maisons, datées du xvie siècle, aux murs montés en moellons calcaires et en pierres de lest des navires recyclées (Champagne 2010). Tout comme à La Rochelle, en quelques années, l’archéologie préventive sur la côte atlantique a permis de mieux cerner la morphogénèse de certaines villes portuaires médiévales et post-médiales, leur évolution et leur structuration (Gerber & Nibodeau 2014). L’exemple abordé ici de la réutilisation des lests de navire, une pratique ancienne, est un des nombreux témoins perceptibles des répercussions de l’activité portuaire et maritime dans les usages et techniques de la vie quotidienne, mais aussi sur les échanges et le trafic opérés dans ces ports. La Rochelle offre ainsi quelques cas significatifs de lests de navires médiévaux découverts en quelques endroits de la ville et qui renvoient, pour la fin de cette période, à des galets issus des pays de l’Europe du Nord (côtes de Cornouailles, de la Baltique…). En somme, des zones de l’espace portuaire qui reflètent et renseignent finalement assez bien les pratiques et l’économie des sociétés maritimes passées, à condition là-aussi de les interroger selon une approche interdisciplinaire.
11En résumé, de la diversité des espaces nautiques maritimes et fluvio-maritimes rencontrés dans l’arc atlantique résultent des modes d’implantation, des systèmes techniques et des choix architecturaux ou non, adaptés et dépendants du contexte géo-historique d’une époque. L’archéologie portuaire s’est progressivement installée dans le paysage archéologique atlantique et bénéficie d’avancées scientifiques remarquables dans divers domaines (structural, architectural, nautique, matériel...), mais doit encore réfléchir à la mise en valeur de son patrimoine bâti et de ses données récoltées, un dernier point qui pose souvent problème pour des raisons financières évidentes mais aussi pour les raisons d’interface déjà évoquées. Le port artificiel britannique d’Arromanches en est le parfait exemple, ses vestiges étant chaque année de plus en plus dégradés au fil des tempêtes (il ne reste plus qu’une vingtaine de caissons). Un classement des plages du Débarquement au patrimoine mondial de l’Unesco (projet initié en 2008 et porté par la région depuis 2014) apporterait sans aucun doute une nouvelle impulsion à la sauvegarde d’un patrimoine exceptionnel et unique. Dans d’autres cas (pour certains sites romains), la conservation et la présentation d’infrastructures portuaires anciennes nécessiterait une mise en sécurité du site et de son environnement proche, une gestion des eaux et des sédiments en permanence, autrement dit un défi impossible à relever. De fait, la mise en valeur de ce patrimoine portuaire se heurte très souvent à son contexte d’enfouissement gorgé d’eau, doublé d’un environnement changeant et non maîtrisable. Face à ce constat d’impuissance, signalons tout de même que la mise en mémoire, la conservation et la communication de l’information archéologique portuaire – y compris navale – sont désormais facilités par les outils de restitution virtuelle.