Je remercie Valérie Lécrivain, Romain Pigeaud et Jean-Loïc Le Quellec pour leurs suggestions et corrections.
- 1 Situé dans la province de Şanlıurfa, au sud-est de l’Anatolie (Turquie), près de la frontière syri (...)
- 2 www.youtube.com/channel/UCWJ_8uAnfXwqaWzVuznXjig
- 3 http://www.alaintestart.com
1Animées de main de maître par Boris Valentin, trois tables rondes organisées autour de La splendeur escamotée de frère Cheval ou le secret des grottes ornées (Rouaud 2018) par le musée d’Archéologie nationale (Man) et le musée de Préhistoire d’Île-de-France, les 24 mars, 22 septembre et 2 décembre 2018, ont eu le mérite de faire vivre un débat que l’anthropologue Alain Testart (1945-2013) appelait de ses vœux2. À la demande de Valérie Lécrivain, présidente de l’association des amis d’Alain Testart3, elles ont permis de présenter à l’assistance le livre qu’il a consacré à l’art paléolithique des grottes ornées, Art et religion de Chauvet à Lascaux, dont elle a assuré l’édition à titre posthume (Testart 2016).
2Comme le savent les lecteurs de la revue, sa position sur la question est audacieuse (Le Quellec 2016). Il paraît nécessaire pour la suite de notre propos de rappeler qu’il part du postulat que les grottes sont assimilables à des sanctuaires. Le réexamen iconographique et spatial auquel il procède et la théorie des signes qu’il élabore aboutissent à l’idée que l’art paléolithique des grottes ornées exprime une vision du monde totémique, comparable à celle des Aborigènes australiens connus de l’ethnographie. Dans cette perspective, la grotte représente ainsi un mythe des origines caractérisé par une réelle identification entre les hommes et les animaux, un lieu où tout est en gestation.
- 4 Contrairement à l’opinion communément admise, le premier Européen à débarquer en Australie ne fut (...)
- 5 En géologie, « le terme “isostasie” (du grec isos, égal, et stasis, arrêt) traduit l’état d’équili (...)
3Pour comprendre toutes les implications de cette hypothèse, il est utile de rappeler, comme l’a soutenu l’auteur depuis Le communisme primitif : économie et idéologie (1985), que le totémisme est resté incroyablement stable dans le temps. Il suffit pour s’en rendre compte de réaliser que les Australiens, dont la présence sur l’île éponyme est attestée depuis au moins 65 000 ans (Clarckson et al. 2017), sont restés des chasseurs-cueilleurs nomades jusqu’à leurs premiers contacts avec les Européens4. Cela ne signifie pas que les aborigènes du xixe siècle aient été identiques à ceux du Paléolithique – lesquels avaient inventé l’outillage poli vers 35 000 BP, soit bien avant le reste du monde (Geneste et al. 2012 ; David et al. 2013) –, mais souligne une sorte « d’isostasie5 » socio-technique.
- 6 www.youtube.com/watch ?v =OQWqDMTTTus&t =4059s
- 7 En 2008, l’Unesco a ajouté 17 grottes ornées datant du Paléolithique en tant qu’extension du site (...)
4L’anthropologue avançait deux raisons pour expliquer cette extraordinaire stabilité des sociétés totémiques : 1) le chasseur n’est pas propriétaire de son gibier, 2) pour se marier, un homme doit accepter de rendre des services viagers à ses beaux-parents, notamment en leur fournissant du gibier. La rigidité des institutions n’encourage pas à l’innovation technique, qui ne représente aucun intérêt pour le chasseur, dépendant permanent vis-à-vis de ses affins. Il n’a donc pas de véritable motif d’améliorer ses techniques ni son matériel de chasse. Seul le système totémique, illustré par la stabilité multimillénaire des sociétés australiennes, serait donc à même d’expliquer la spécificité des civilisations paléolithiques. Il faut d’ailleurs reconnaître que, même si l’art des cavernes a connu des variations et des tendances successives, il s’est développé pendant 22 000 ans en gardant une stabilité thématique et des canons jamais retrouvés dans d’autres types de sociétés. Dans un tel système social, ce qui est problématique n’est pas la stabilité mais le changement. Comme le faisait remarquer Philippe Descola, titulaire de la chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France, lors de la rencontre « Maîtres et possesseurs de la nature » le 22 septembre6, que s’est-il donc passé pour que cela change ? Et d’ajouter que c’est tout l’intérêt des sites « de l’extrême fin du Paléolithique découverts en Turquie et au Proche-Orient : quelque chose s’est passé là, avant la domestication, qui est extraordinaire ». Cette remarque suscite en réalité deux questions : 1) Qu’est-ce qui a changé entre le Paléolithique supérieur et le Néolithique ? 2) Les sites de la fin du Paléolithique et ceux du Prénéolithique proche-oriental, comme Göbekli Tepe (9 300-7 500 BC), témoignent-ils d’un changement ? Il est vrai que le nombre de siècles écoulés est infiniment plus court entre, d’une part, la fin de l’art des cavernes, vers 12 000 BP, et les premières occupations de Göbekli Tepe, qui sont peut-être antérieures à 11 000 BP (Schmidt 2015), et, d’autre part, les grottes ornées les plus anciennes, vers 35 000 BP pour Chauvet en Ardèche (Quiles et al. 2016), et les plus récentes, comme la grotte du Cheval à Gouy, en Seine-Maritime, indirectement datée de 12 000 BP. De même, Göbekli Tepe est plus proche de Lascaux que les grottes d’Altamira7 en Cantabrie (Espagne) ne le sont, par exemple, de celle de Kapova, dite aussi Šulg’an-Taš, dans l’Oural du Sud, en Bachkirie (Fédération de Russie). Si Alain Testart formulait quelques hypothèses sur les changements fondamentaux apparus entre la fin du Paléolithique supérieur et le Néolithique, la question de la nature de cette rupture, traitée de manière plus approfondie, conduit à poser la question de l’héritage des chasseurs-cueilleurs pléistocènes dans le bagage idéologique des chasseurs-cueilleurs (pré)-néolithiques.
5Dans le chapitre VII de son livre Avant l’Histoire : l’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac (2012), Alain Testart classe les chasseurs-cueilleurs nomades en deux variantes : les chasseurs-cueilleurs de type A, représentés par les Aborigènes australiens organisés selon le modèle totémique, et les chasseurs-cueilleurs de type B, distribués de l’Afrique australe (Sans) aux régions arctiques (Inuits), du Groenland à la Russie. Sans revenir sur l’isostasie socio-technique du monde totémique (cf. supra), la différence fondamentale entre les deux types tient au fait suivant : dans le type B, « le chasseur est propriétaire de sa proie et le futur époux est redevable, non plus d’obligations à vie, mais de services temporaires auprès du père de la fiancée ». En modifiant ces deux paramètres, le type B a ouvert la possibilité de l’innovation technique et de l’évolution des prestations matrimoniales vers d’autres formes, notamment de remises de biens matériels en lieu et place de services, facilitant par là même le développement de la richesse (ibid., chapitre X). La préhistoire mondiale semble montrer que le rythme des inventions techniques, d’abord très lent, s’accélère au Paléolithique moyen puis supérieur avant d’exploser à partir de 12 000 BC (ibid. : 294). C’est d’ailleurs dans le cadre de cette expansion de l’univers matériel que la sédentarité serait apparue, rendant possibles des évolutions ultérieures vers l’agriculture, avec ou sans stockage, et l’apparition d’un nouveau type de chasseurs-cueilleurs sédentaires et stockeurs, entre autres. À la question de Philippe Descola, « que s’est-il passé pour que cela change ? », Alain Testart répond donc clairement que ce sont les prestations matrimoniales qui ont changé. Ce qui semble avoir débloqué le système socio-technique c’est évidemment le fait que le chasseur n’était plus définitivement et en permanence au service de ses beaux-parents. Cette transformation radicale ne s’est sûrement pas opérée brutalement, elle est apparue comme une exception mais s’est répétée suffisamment longtemps pour modifier le fonctionnement de la société (Testart 2014). Pourquoi un changement aussi considérable s’est produit est une autre question. Toutefois, les sites « de la toute fin du Paléolithique qu’on découvre en Turquie et au Proche Orient », malgré leur ancienneté troublante, ne sont probablement pas de bons indicateurs du changement sociologique qui a eu lieu entre la fin du Pléistocène et le début de l’Holocène : ils sont déjà la conséquence de ce changement et annoncent ceux qui vont suivre, l’accumulation des richesses entraînant peu à peu des manifestations ostentatoires.
- 8 Une polémique s’en est d’ailleurs suivie dans Les nouvelles de l’archéologie : Testart 1998, Cauvi (...)
- 9 www.franceculture.fr/emissions/le-salon-noir/autour-de-la-grande-deesse-neolithique-du-dieu-taurea (...)
6Dans La Déesse et le grain (2010), où il traite des religions du Néolithique, Alain Testart va à l’encontre des interprétations courantes des préhistoriens. Prenant à rebrousse-poil, pour ainsi dire, celle avancée par Jacques Cauvin (1994), qui fonde l’apparition d’un nouvel univers religieux et symbolique notamment sur l’apparition de figurines féminines au (pré)-Néolithique proche-oriental8, l’anthropologue fait d’abord remarquer que celles-ci ressemblent fortement aux Vénus paléolithiques. Dans un entretien avec Vincent Charpentier pour l’émission Le Salon Noir, diffusée sur France Culture le 23 février 20119, son propos incisif a dû troubler bien des archéologues formés depuis cinquante ans à l’idée d’une « révolution néolithique » fondée sur un triple processus (sédentarisation, agriculture et élevage) et redoublée, depuis la parution du livre Naissance des divinités, naissance de l’agriculture (Cauvin 1994), par le concept de « révolution symbolique » : « Qu’est-ce qui est révolutionnaire au niveau idéologique au Néolithique ? Rien. C’est-à-dire, tout ce que l’on a dans le “premier Néolithique” on l’a déjà au Paléolithique ; et les petites statuettes, on les a déjà au Paléolithique. Ce qui est révolutionnaire c’est après, quand la production s’intensifie » (à partir de la minute 26).
7Mais, dès lors qu’on admet ce point de vue, les questions s’enchaînent : s’il n’y a pas réelle nouveauté idéologique durant ce « premier Néolithique », c’est-à-dire entre la fin du Paléolithique et le Prénéolithique, si les statuettes féminines sont les héritières des Vénus des âges glaciaires, qu’en est-il des grottes ornées où les peintures les plus récentes dateraient de l’époque de la déglaciation ? Si l’habitude de confectionner des statuettes a perduré et rejailli au Prénéolithique, pourquoi cela n’a-t-il pas été le cas des peintures des sanctuaires souterrains ? Pour Alain Testart, réaliser des statuettes féminines est une pratique ordinaire et banale, commune à de très nombreuses sociétés du passé archéologique et du présent ethnographique, et sans connotation religieuse particulière. D’évidence, tel n’est pas le cas de l’art des grottes qui, à l’inverse et au sens propre du terme, constitue une pratique tout à fait extraordinaire.
- 10 www.youtube.com/watch ?v =jvWjNhgl17o
8Au cours de la troisième et dernière séance, « Peut-on reconstituer les mythes du temps de Chauvet ou de Lascaux ? »10, Jean-Loïc Le Quellec a fait un exposé brillant sur l’étude de la répartition spatiale et l’analyse génétique des mythes (Le Quellec 2013, 2015a et b, 2016, 2017). Selon lui, les artistes du Paléolithique supérieur qui ont peint ou gravé les grottes avaient présent à l’esprit certains thèmes mythiques relatifs à la création du monde. Il en conclut que ces lieux très particuliers étaient en relation avec des récits de création où les êtres vivants sortent d’une cavité. En dépit de méthodes totalement différentes, il est stupéfiant de constater les convergences entre Jean-Loïc Le Quellec et Alain Testart qui, lui, considérait les grottes comme des lieux de recréation ou d’actualisation de la création du monde des temps mythiques. Jean-Loïc Le Quellec étend son analyse à une société du Guatemala
9(de la 54e à la 57e min.), héritière du fond mythologique maya de la création du monde par sortie d’une grotte. Ce peuple montait une fois l’an dans montagne accomplir un rituel de « création continue » dans une cavité ornée. Or, de nos jours, les autochtones sont de plus en plus souvent citadins et vivent loin de la grotte sacrée. Alors, pour faire en sorte que le monde reste le monde, ils ont reconstruit une grotte de parpaings en ville, « où l’on fait les rituels que l’on faisait autrefois dans la vraie grotte ». Au lieu de peindre les animaux tels qu’ils étaient dans la grotte originelle, « ils ont fait mieux, ils ont placé des animaux empaillés » (Christenson 2008). Et de conclure : « pour moi, cet endroit-là, c’est un des derniers endroits au monde où on continue quelque chose qui n’est pas la même chose (…) [que l’art des grottes du Paléolithique], mais qui pour moi a quelque chose à voir avec les raisons pour lesquelles les gens du Paléolithique allaient dans les grottes pour faire des dessins » (minute 57). Ne peut-on pas envisager ces monuments énigmatiques du Prénéolithique selon le même point de vue ? Sans aller jusqu’à assimiler à des grottes artificielles les salles mégalithiques de Göbekli Tepe, qui ressemblent d’ailleurs plus aux « maisons communes » ou « maisons des hommes » décrites dans la littérature ethnographique classique qu’à de véritables sanctuaires, ne crée-t-on pas ici une rupture artificielle ? Ne tombe-t-on pas dans une « illusion rétrospective », pour reprendre l’expression de Raymond Aron (1905-1983), qui consisterait à n’interpréter les faits historiques qu’à la lumière d’événements qui ne sont pas encore arrivés ? Les bâtisseurs de Göbekli Tepe étaient encore des chasseurs-cueilleurs. Peut-être devrions-nous nous demander, plutôt, ce qu’ils avaient conservé de leur héritage paléolithique. Bref, la bonne question serait donc : « Qu’est-ce qui n’a pas changé ? ».