Navigation – Plan du site

AccueilNuméros113Actualités scientifiquesVoyage scientifique dans le jeu d...

Actualités scientifiques

Voyage scientifique dans le jeu de rôle en ligne

L’archéologie selon World of Warcraft
Claudie Voisenat
p. 31-36

Résumés

World of Warcraft est le jeu de rôle en ligne le plus joué dans le monde. Il propose au joueur d’évoluer dans un univers médiéval-fantastique inspiré de Tolkien, dans lequel l’archéologie joue un rôle inattendu. Les nains, qui font partie des personnages que l’on peut jouer, sont décrits comme un peuple d’archéologue et les aventures dans lesquelles ils vous entraînent ont souvent un caractère archéologique. Mais qu’est-ce que l’archéologie selon World of Warcraft ? Quel rôle lui fait-on jouer dans un univers toujours menacé de destruction et où prédominent les forces magiques ? De quoi les objets mis à jour par les fouilles sont-ils porteurs ? À travers le jeu une philosophie de l’histoire se dessine, opposant l’objet et le récit comme deux modes de constitution des savoirs historiques.

Haut de page

Texte intégral

1Revenant fourbu de Theramore où vous avez approvisionné le cuisinier de l’armée en viande de crocilisque, déjoué un complot d’espions que vous traquiez depuis vos débuts dans la forêt d’Elwynn, et vaillamment combattu les terribles ogres Mo’Grosh, mangeurs de chair humaine, vous parcourez les rues de Forgefer, la capitale des nains, à la recherche d’une auberge accueillante. Attiré par les proportions majestueuses d’un bâtiment, vous traversez rapidement une galerie où, comme l’indiquent les cartels, des restes de poteries provenant du chantier de fouilles d’Uldaman côtoient une mâchoire de… et pénétrez dans une grande bibliothèque circulaire, dont les murs, du sol jusqu’au dôme peint, sont couverts d’ouvrages. Vous vous dirigez vers les tables où quelques livres sont disposés, invitant à la lecture, quand vous vous avisez qu’un nain à la barbe flamboyante vous attend, comme l’indique le point d’exclamation jaune au-dessus de sa tête. C’est l’historien Karnik, muni d’un casque de mineur et d’un piolet quelque peu incongrus dans la solennité du lieu. Après un instant d’hésitation, vous vous dirigez vers lui. Il vous accueille avec un enthousiasme bourru : l’un des meilleurs archéologues de la Ligue des explorateurs a disparu dans les Terres Arides après avoir découvert des urnes gravées d’une très grande valeur scientifique, il faut absolument partir à sa recherche et retrouver les urnes. Vous prenez à peine le temps de réparer votre armure et votre épée, mises à mal par les récents combats, et de vider vos sacs pour les butins à venir avant de repartir sur les routes du monde d’Azeroth.

  • 1  Je voudrais remercier ici Paul, Julien, Marius, Martin, Blaise et leurs amis qui, les premiers, m’ (...)

2Vous êtes dans World of Warcraft et, assis devant votre ordinateur, vous venez d’accepter l’une des nombreuses missions (ou quêtes) à composante archéologique du jeu. Ces quêtes sont assez nombreuses et jouent un rôle assez déterminant pour que l’on s’interroge sur la fonction de la fiction archéologique ainsi mise en scène. Qu’est-ce que l’archéologie selon World of Warcraft ? Quel rôle lui fait-on jouer dans un univers en grande partie inspiré par le médiéval-fantastique où prédominent les forces magiques ? De quoi les objets mis au jour par les fouilles sont-ils porteurs ? Autant de questions dont les réponses invitent au voyage en Azeroth et nécessitent un petit détour par l’univers du jeu1.

Le jeu et l’univers

  • 2  Lancé aux États-Unis le 23 novembre 2004, World of Warcraft est un Mmorpg (Massively Multiplayers (...)
  • 3  C’est le terme employé par le jeu même si beaucoup de joueurs préfèrent parler de peuples.

3World of Warcraft (Wow) est le jeu de rôle en ligne le plus joué dans le monde2. Le joueur connecté par l’Internet à un serveur (appelé royaume) évolue par l’intermédiaire d’un personnage qu’il a créé (son avatar) dans un univers virtuel qu’il partage avec tous les autres joueurs inscrits sur le même serveur. Il peut donc interagir avec les joueurs qui sont connectés en même temps que lui. Les personnages créés peuvent être, entre autres, des orcs, des trolls, des humains, des nains ou des elfes. Ces races3 sont scindées en deux factions ennemies, la Horde et l’Alliance, conjoncturellement unies contre un ennemi commun, la Légion Ardente. L’univers proposé par le jeu est d’inspiration médiévale-fantastique, en grande partie tirée de l’œuvre de Tolkien, celle-là même qui présida à la création des premiers jeux de rôle dans les années 1970 et tout particulièrement du célèbre Donjons et Dragons (1974), archétype des jeux reposant sur la progression des personnages par points d’expérience et par niveaux, dont le système de jeu de Wow est très largement inspiré. Le but du jeu est en effet d’améliorer progressivement les compétences de son personnage et de faire monter son niveau. Chaque action réussie (tuer un monstre, accomplir une mission ou quête, découvrir un nouveau lieu) apporte des points d’expérience dont le cumul permet de passer au niveau suivant. Les quêtes proposées aux personnages restent néanmoins le moyen le plus sûr et le plus rapide de passer d’un niveau à l’autre. Les plus simples consistent à ramener à un personnage non joueur (pnj) dix morceaux de viande de coyote par exemple ou des nouvelles d’un autre personnage, mais elles peuvent parfois s’enchaîner jusqu’à produire de véritables trames narratives. Créant l’atmosphère du jeu, favorisant les déplacements, elles structurent les micro-récits qui sous-tendent l’action des personnages.

4Dans World of Warcraft, comme dans tout jeu de rôle, l’attractivité de l’univers décrit tient en grande partie à son épaisseur historique et géographique. Le monde dans lequel se déroule le jeu, Azeroth, comprend ainsi deux continents, Kalimdor et les Royaumes de l’Est, composés de multiples régions aux paysages diversifiés. Le site Internet officiel du jeu propose ainsi un atlas de plus de soixante cartes. On y trouve également une histoire détaillée du monde s’étalant sur plus de dix mille ans ainsi qu’un certain nombre de textes supposés être des « sources » historiques provenant des archives des différents royaumes : le journal d’un explorateur, les Chroniques de la guerre d’Azeroth, un manuscrit du chevalier Lothar, datant de 598… une technique désormais classique, héritée du souci qu’avait Tolkien de créer une illusion de réalité historique de son univers fictionnel. À bien des égards, le site fonctionne comme un paratexte destiné à donner de l’épaisseur et du relief à la diégèse que constituerait le jeu (Ferré 2001 : 103 et suiv.).

Fig. 1

Fig. 1

L'entrée de la bibliothèque de Forgefer et l’historien Karnik, donneur de quêtes archéologiques.

La fascination de la magie

5Toute l’histoire d’Azeroth découle d’un épisode initial : alors que les elfes ont bâti une merveilleuse civilisation au bord du puits d’éternité où viennent se concentrer les énergies cosmiques, certains d’entre eux cèdent à la fascination de la magie et se mettent à en faire usage. Ils attirent ainsi l’attention des forces démoniaques de la Légion Ardente, venant d’une autre dimension de l’univers, qui envahissent Azeroth. Elles sont repoussées mais une nouvelle invasion suit, provoquée cette fois par les humains qui ont à leur tour succombé à leur soif de magie. Se succèdent alors des retournements incessants et dramatiques provoqués par les trahisons de ceux qui sont séduits par les pouvoirs magiques.

6Dans la version actuelle du jeu, Azeroth se relève d’une nouvelle et terrible guerre contre la Légion Ardente. Les adversaires de toujours que sont l’Alliance et la Horde ont lutté, chacun de leur côté, contre l’ennemi commun, instaurant ainsi une trêve fragile. Azeroth est en grande partie un monde de ruines et ses paysages sont amplement pourvus de cités détruites ou de forts abandonnés, le plus souvent envahis de monstres, qui servent de cadre à bon nombre de quêtes.

  • 4  La race détermine les neuf « classes » auxquelles le personnage peut appartenir : mage, démoniste, (...)

7Dans cet univers menacé, la magie fait immanquablement tomber ceux qui la pratiquent du côté du mal. Elle sert en quelque sorte de trait d’union entre un mal absolu venu de l’extérieur et l’ensemble des aspirations et des faiblesses des habitants d’Azeroth qui, de l’intérieur, rendent incertaines et relatives les frontières entre le bien et le mal. De fait, c’est la fascination des peuples d’Azeroth pour la magie qui fait la force de la Légion Ardente. Seuls deux peuples semblent capables de résister à son attrait, les nains et les elfes de la nuit. De façon caractéristique, ce sont les seules races de l’Alliance dont les personnages ne peuvent devenir ni mages, ni démonistes4. Non qu’elles ne puissent pratiquer la magie : les elfes l’ont fait par le passé, entraînant la destruction de leur civilisation, et il y a dans le jeu au moins un nain mage, un personnage non joueur, Thadius Sinissombre, qui pratique la divination dans les Terres Foudroyées. En fait, elfes et nains sont prémunis contre la magie par la connaissance qu’ils ont, et cherchent sans cesse à approfondir, du passé de leur peuple. Cette connaissance passe par deux modalités très différentes de construction du savoir historique, une science dite archéologique pour les nains, essentiellement ancrée dans des objets et leur interprétation, une sorte de devoir de mémoire pour les elfes, fondé sur des récits et leur transmission.

Des nains archéologues

  • 5  Extrait du manuel de présentation du jeu qui accompagne l’achat du programme nécessaire à l’ouvert (...)
  • 6  Ibid.

8Lorsqu’un joueur décide de créer un personnage de nain, le petit film qui présente rapidement le peuple des nains et les terres où ils vivent précise qu’ils « ont récemment découvert des ruines recelant nombre de secrets quant à leur antique héritage. Désireux de découvrir la vérité sur les origines légendaires de sa race, le grand roi Magni Barbedebronze a donné l’ordre aux nains de concentrer leurs efforts non plus sur l’extraction des minéraux mais sur l’archéologie ». À cet effet, il « aida à créer la fameuse Ligue des explorateurs de Forgefer, un groupe voué à exhumer les secrets du monde ancien et à séparer le vrai du faux dans les légendes qui courent sur les nains5 ». La Ligue est dirigée par le grand explorateur Magellas, « responsable de l’établissement des cartes du monde et du classement de ses espèces, reliques et trésors pour les générations à venir6 ». C’est dire que d’emblée, l’archéologie des nains de World of Warcraft participe d’une ambition naturaliste et taxonomique, d’une connaissance du monde fondée sur le voyage de découverte comme ouverture à toutes les curiosités disciplinaires, modèle directement hérité des voyages scientifiques du xixe siècle. Elle se situe à la croisée des sciences de la nature et de celles de la culture. Le musée de la Ligue, à Forgefer, est l’exact reflet de cette posture : à la profusion près, son contenu est celui d’un cabinet de curiosités où voisinent un animal empaillé trouvé dans une région éloignée, des vestiges de colonnes d’une civilisation perdue, un squelette de monstre disparu, des poteries peintes, une arme orque destinée à perpétuer le souvenir des guerres anciennes, etc. D’emblée, la connaissance du monde et de son histoire s’incarne dans des objets qui servent de support à l’investigation scientifique comme à la contemplation esthétique et de trait d’union, dans le temps et l’espace, entre un monde disparu ou inaccessible et le visiteur. Mais ici, ce dispositif muséographique se double d’un autre effet de réel : tout comme l’archive, le musée archéologique de la Ligue fait exister la diversité géographique et la profondeur historique du monde d’Azeroth.

Fig . 2

Fig . 2

Le musée de Forgefer ; à gauche, les urnes retrouvées sur le chantier de fouilles d’Uldaman.

  • 7  Un travail à la mesure des nains, personnages du folklore germanique et nordique vivant dans les g (...)

9L’archéologie des nains garde par ailleurs la marque d’un attachement premier à la science géologique. Les secrets du passé sont enfouis. Les trouver implique de creuser la terre ou de pénétrer dans des souterrains7. L’archéologie qu’ils pratiquent est une archéologie des origines : ils cherchent la preuve qu’ils ont été formés, à partir de la roche, par les Titans, créateurs de mondes dans la cosmologie d’Azeroth. De ce fait, tout objet venu du passé, y compris les fossiles, est considéré comme archéologique.

  • 8  L’antipathie réciproque des nains qui vivent sous terre et des elfes enfants des forêts est un hér (...)

10Les nains de la Ligue des explorateurs portent volontiers un casque de mineur, tiennent à la main une pioche, et sont indifféremment qualifiés d’archéologues ou de prospecteurs. Trapus et barbus, ce sont des personnages chtoniens dont l’une des devises est « il faut garder les pieds sur terre ». Ce côté terre à terre est accentué par leur voix rocailleuse, leur accent prononcé, leur caractère assez abrupt et leur passion pour la bière. Ils vous accueillent souvent par un « Vous m’offrez une chopine ? » et bon nombre de quêtes de nains destinées aux joueurs débutants consistent à porter des bières aux uns et aux autres, à trouver des ingrédients pour faire une bière d’exception, voire à tenter de surprendre les secrets de fabrication de concurrents. Dans le même esprit, leur blague la plus connue est : « j’aime ma bière comme j’aime les femmes, brune et amère » (avec l’accent bien sûr). Les nains sont ainsi mis en scène comme des personnages bourrus mais sympathiques que beaucoup de joueurs opposent aux elfes, parfois jugés hautains et prétentieux8.

  • 9  Il s’agit de ce que l’on appelle une « compétence raciale », chaque race possédant une compétence (...)

11Dans le déroulement du jeu, la compétence archéologique des nains est perceptible à deux niveaux. Tout d’abord, ils possèdent un don particulier pour rechercher les trésors9 leur permettant de localiser les caisses de nourriture ou les coffres de butin. Ces « trésors » n’ont cependant rien d’archéologique : les objets trouvés sont les mêmes que ceux qui sont récoltés couramment sur les monstres abattus. En fait, le nom donné à cette compétence ne repose que sur l’association opérée entre archéologie et trésor : une association profondément ancrée dans les représentations fictionnelles, particulièrement bienvenue dans un univers d’aventures fantastiques, et que la vogue actuelle de l’expression de « trésor archéologique », y compris dans les milieux professionnels, voue à une grande longévité. Loin des pratiques réelles de la discipline qui, en l’étudiant, contribue souvent à faire disparaître son objet, elle signe là encore le primat, dans l’archéologie selon Wow, d’un objet idéal qui dirait le tout d’une histoire ou d’une origine et dont la contemplation constituerait à elle seule un mode de connaissance.

12Une autre particularité des nains est le caractère fréquemment archéologique des quêtes qu’ils confient. Chaque peuple possède en effet un thème de quête privilégié : si les humains demandent de combattre des groupes de bandits et d’espions, les gnomes, inventeurs excentriques, vous envoient chercher des composants improbables pour bricoler leurs inventions, tandis que les nains requièrent votre aide pour sauver leurs archéologues ou les résultats de leurs recherches. Ces quêtes thématiques, qui sont le plus souvent des suites à multiples rebondissements, sont parmi les plus importantes du jeu. Elles ont deux fonctions essentielles : faire voyager le personnage loin de sa zone d’origine et l’amener à découvrir des endroits particulièrement dangereux, les donjons ou instances. Ainsi, si la première instance en territoire humain, les Mortemines dans les Marches de l’Ouest, est un repaire de bandits et d’espions dont il faut tuer le chef, le premier donjon du territoire des nains, Uldaman dans les Terres Arides, est un chantier de fouilles qui a été envahi par les troggs et dont les archéologues ont disparu.

Fig. 3

Fig. 3

Le chantier de fouilles de Baguefer au Loch Modan, envahi par les troggs.

Des objets de pouvoir

13Être archéologue dans World of Warcraft est en effet un métier dangereux. Tout comme les trésors et au même titre qu’eux, les objets archéologiques sont gardés ou convoités par des monstres. Dotés de pouvoirs, ils sont toujours dangereux et deviennent destructeurs s’ils tombent aux mains des forces maléfiques qui cherchent à les contrôler. Les lieux de fouille sont ainsi des lieux d’affrontement dont l’enjeu est l’appropriation d’objets qui seront ramenés à la Ligue des explorateurs pour être étudiés et/ou finir dans les collections du musée.

14La chaîne opératoire de l’archéologie selon Wow comporte donc plusieurs étapes : la découverte de l’objet, son appropriation, son étude qui consiste essentiellement à en comprendre les dangers et les pouvoirs, son intégration au musée enfin. La découverte de la nature potentiellement dangereuse des objets du passé est parfois même le seul résultat tangible de la « recherche » archéologique. Ainsi une grande quête donnée par un nain de la Ligue et qui mène les elfes à la poursuite d’un mystérieux fossile sur les deux continents, se termine-t-elle par une simple mise en garde. Une fois en possession de tous les objets dont il avait besoin, l’archéologue les réunit sans savoir ce qui va se produire ; un esprit apparaît alors qui le met en garde contre les « reliques » du passé. Parce qu’ils les étudient et finissent par en connaître tous les dangers, les nains sont aussi ceux qui luttent le mieux contre la tentation de les utiliser.

15Ce mythe de l’objet archéologique comme objet de pouvoir reprend des thèmes largement développés dans les fictions d’aventures semi-fantastiques, Indiana Jones par exemple ou Tomb raider : l’arche d’alliance, le graal ou une horloge magique donnant accès à des pouvoirs de destruction, à l’immortalité, à la maîtrise du temps, sont convoités par les nazis ou les Illuminati, tandis que l’archéologue va se faire un devoir de les mettre au service du bien ou, à tout le moins de les neutraliser. On se souvient du dernier plan des Aventuriers de l’arche perdue, où la caisse contenant l’objet fabuleux est perdue dans un hangar gigantesque au milieu de quantités d’autres, toutes semblables.

  • 10  À propos du musée et de la collection comme moyen de soustraire un objet des usages habituels du m (...)

16Dans Wow, l’archéologie consiste également à soustraire l’objet archéologique du monde qui vient de le découvrir afin de prévenir les usages magiques qui pourraient en être faits. Enfoui sous terre, oublié de tous, l’objet de pouvoir est en effet tiré de sa relégation par son exhumation. Sa puissance est à nouveau disponible et susceptible d’être utilisée à des fins destructrices. L’archéologue devra dès lors remplacer une relégation par une autre, le transformant en objet de science et de musée. 10

La mémoire des elfes

17Dans un monde ruiné par l’usage incontrôlé de la magie– le pays des nains, encerclé de hautes montagnes enneigées, est le seul à n'avoir jamais été envahi et sa capitale, Forgefer, à être demeurée intacte –, le savoir archéologique constitue donc un rempart contre la tentation de tirer pouvoir de la manipulation des forces magiques. Les nains, parce qu’ils connaissent – ou cherchent à connaître – tout des anciens objets de pouvoir, y compris de ceux qui ont présidé à leur propre création, en comprennent les dangers, s’en défient et tentent de les retirer du circuit de leurs mésusages possibles. Mais toute fictionnelle soit-elle, l’archéologie de Wow n’en reste pas moins une science des traces matérielles dont il s’agit de restituer le sens et les usages anciens et qui peut se donner à voir dans des objets. Elle permet de mettre au jour des vestiges cachés et de reconstituer les étapes d’un passé lointain et inconnu.

  • 11  La cinématique de présentation des elfes en fait effectivement des derniers : « Vous faites partie (...)
  • 12  Les quêtes thématiques des elfes sont axées sur la préservation de l’harmonie menacée du monde nat (...)

18Si c’est aussi un mode de connaissance historique qui permet aux elfes de ne pas céder à la fascination de la magie, il est toutefois très éloigné, et même opposé presque terme à terme, à l’archéologie des nains. Les elfes ne s’intéressent pas à leurs origines. Aux antipodes de la jovialité des nains, il sont porteurs de la mélancolie des derniers11, veulent préserver le souvenir de l’histoire de leur chute et tenter de conserver ce qui reste de leur monde ravagé. Les donneurs de quête livrent volontiers des bribes de cette histoire, elle leur est bien connue, les elfes en sont les gardiens et les bardes. Chez eux, point de chantiers de fouilles, mais des sites en ruines. Rien n’est enfoui sous terre, au pire, certaines constructions sont-elles envahies par les eaux. Leur patrie, Orneval, est une forêt parsemée de ruines classiques, temples à colonne et statues, traces d’une civilisation ancienne et raffinée dont il s’agit moins de retrouver les traces matérielles que de reconstituer la geste, l’épopée, qui a conduit de l’immortalité à la chute. Cette histoire n’est pas inscrite dans des objets mais dans des mots, des récits écrits ou oraux dont il s’agit d’assurer la transmission, qu’il faut inscrire dans les mémoires. Les quêtes mettant en scène cette connaissance de l’histoire sont assez rares mais significatives12. Ainsi, un elfe vous demande-t-il d’aller dans les ruines toutes proches d’une ancienne ville, Ameth’Aran, afin d’y trouver et d’y lire deux grandes tablettes de pierre relatant les circonstances de sa destruction. Le fait de lire ces textes constitue la quête en elle-même. Ici, nul objet à rapporter, nulle étude en perspective, le personnage est simplement devenu, à son tour, dépositaire du récit.

Fig. 4

Fig. 4

Ruines elfiques à Orneval, patrie originelle des elfes détruite par la Légion Ardente.

19Mais, tandis que le savoir archéologique des nains, quoique portant sur leur origine, a valeur universelle puisqu’il éclaire les origines mêmes du monde, le savoir historique des elfes ne peut profiter qu’à eux-mêmes. Alors que les notices du musée de Forgefer, écrites en langue commune, peuvent être lues par tous les personnages de l’Alliance, les tablettes d’Ameth’Aran sont gravées en darnassien que seuls les elfes savent lire : les textes apparaissent donc en français lorsque l’on joue un elfe et dans une supposée langue elfique lorsque c’est un humain, un nain ou un gnome qui fait la quête. Celle-ci est bien accomplie dès lors que le texte est apparu, mais le récit en est perdu pour le joueur et son personnage.

  • 13  J’ai volontairement évité ici les termes d’identification, d’incarnation, de projection, trop souv (...)
  • 14  Il fait des nains une race créée par les Titans (qui ne sont pas par ailleurs les créateurs de l’u (...)
  • 15   Les termes in real life (IRL) et in game (IG) font partie du vocabulaire des joueurs et leur perm (...)

20Wow est une élaboration fictionnelle complexe dans laquelle la construction d’un récit de l’histoire joue un rôle fondamental. L’effet de réalité produit permet en effet au joueur d’avoir envie de s’impliquer dans l’univers du jeu par l’intermédiaire d’un personnage qu’il conçoit à cet effet13. Mais, on le sait, les récits de l’histoire sont aussi des philosophies de l’histoire, des visions du monde. Créé aux États-Unis, destiné à un public mondial, le jeu tente visiblement d’échapper à l’emprise du débat entre créationnisme et évolutionnisme14. Au-delà de la cosmogonie et de l’histoire de son univers, marqué par les destructions successives, il met en scène la façon dont ces savoirs sont élaborés. Tandis que la connaissance du passé est la seule façon d’échapper au renouvellement des erreurs anciennes et à l’attrait de la magie, le savoir historique apparaît clivé entre l’objet et le récit, la matérialité de la trace et l’immatérialité de la mémoire, l’incarnation de l’histoire dans le musée ou sa survivance dans les êtres. Il est aussi scindé entre une histoire des origines, forcément muette, partiellement confondue avec l’histoire du monde naturel, universelle, qu’il s’agit de reconstituer et d’énoncer, et une histoire de la culture ancrée dans le souvenir, difficilement communicable, proposant elle-même sa propre explicitation, comme si tout savoir nouveau était impossible, n’étant jamais que réitération ou réécriture. Dans Wow, à l’histoire des communautés et de leurs déchirements, l’archéologie vient superposer une science des origines, sorte de patrimoine commun à toutes les races incarné dans des objets intelligibles par chacun, et dont il est tout de même cocasse qu’elle soit portée par des nains qui nous rappellent immanquablement que, in real life, le cliché veut que les préhistoriens soient barbus, joviaux, et rustiquement vêtus de velours côtelé15.  

Haut de page

Bibliographie

Caïra, O. 2007. Jeux de rôle. Les forges de la fiction. Paris, Cnrs Éditions.

Ferré, V. 2001. Tolkien : sur les rivages de la terre du milieu. Paris, Christian Bourgeois (Agora).

Hersant, Y. 1989. « La mélancolie diluvienne : Nicolas-Antoine Boulanger », Revue de la Bibliothèque nationale, n° 31 : 3-9.

Pomian, K. 1987. Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : xvie-xviiie siècle. Paris, Gallimard.

Trémel, L. 2001. Jeux de rôle, jeux vidéo, multimédia. Les faiseurs de monde. Paris, Presses universitaires de France.

Haut de page

Notes

1  Je voudrais remercier ici Paul, Julien, Marius, Martin, Blaise et leurs amis qui, les premiers, m’ont permis de pénétrer dans un univers qui m’apparaissait totalement étranger voire hostile. Leur aide pour la réalisation des quêtes archéologiques d’un niveau supérieur à celui de mes personnages m’a été particulièrement précieuse.

2  Lancé aux États-Unis le 23 novembre 2004, World of Warcraft est un Mmorpg (Massively Multiplayers Online Role Play Game) issu du jeu vidéo Warcraft. Son éditeur Blizzard, division de Vivendi Games depuis 2006, a annoncé le 22 janvier 2008 que le seuil des 10 millions d’abonnements avait été dépassé (plus de 2 millions en Europe, de 2,5 en Amérique du Nord et 5,5 en Asie), chiffres ne tenant compte ni des joueurs affiliés à des serveurs non officiels, ni de ceux qui jouent à plusieurs sur un même compte comme souvent au sein d’une famille. Pour une introduction aux jeux de rôle voir Caïra (2007) et Tremel (2001).

3  C’est le terme employé par le jeu même si beaucoup de joueurs préfèrent parler de peuples.

4  La race détermine les neuf « classes » auxquelles le personnage peut appartenir : mage, démoniste, guerrier, chasseur, voleur, druide, chaman, paladin et prêtre. Dans la Horde, seuls les Taurens, peuple d’une grande sagesse pratiquant une religion chamanique, ne peuvent devenir ni mages ni démonistes. Quoique plus primitive, leur religion est assez semblable à celle des elfes, avec lesquels ils partagent aussi la capacité d’être druides.

5  Extrait du manuel de présentation du jeu qui accompagne l’achat du programme nécessaire à l’ouverture d’un compte.

6  Ibid.

7  Un travail à la mesure des nains, personnages du folklore germanique et nordique vivant dans les grottes et les mines souterraines, connus pour leur susceptibilité et leur caractère belliqueux, pour leur habileté de mineurs et de forgerons et pour leur appétence pour les trésors.

8  L’antipathie réciproque des nains qui vivent sous terre et des elfes enfants des forêts est un héritage de Tolkien, qui la met en scène dans le Seigneur des anneaux, à travers les personnages de Gimli et Legolas.

9  Il s’agit de ce que l’on appelle une « compétence raciale », chaque race possédant une compétence spécifique.

10  À propos du musée et de la collection comme moyen de soustraire un objet des usages habituels du marché pour le faire entrer dans la sacralité patrimoniale, voir Pomian 1987.

11  La cinématique de présentation des elfes en fait effectivement des derniers : « Vous faites partie des quelques elfes de la nuit restant au monde et il est de votre devoir de défendre Darnassus et les enfants de la nature contre la corruption de la légion ardente. » Cette mélancolie des derniers elfes est un héritage de Tolkien, qui en a fait l’un des ressorts de son œuvre. Daniel Fabre a consacré le 20 mars 2008 une séance de son séminaire de l’Ehess sur le paradigme des derniers à la mélancolie diluvienne (Hersant 1989).

12  Les quêtes thématiques des elfes sont axées sur la préservation de l’harmonie menacée du monde naturel.

13  J’ai volontairement évité ici les termes d’identification, d’incarnation, de projection, trop souvent employés par les médias à propos des jeux de rôle, qu’ils soient ou non en ligne. Je souscris à la proposition d’Olivier Caïra qui choisit plutôt de considérer le personnage d’un joueur comme son « véhicule d’action » (2007 : 62).

14  Il fait des nains une race créée par les Titans (qui ne sont pas par ailleurs les créateurs de l’univers) tout en précisant que les elfes sont issus de l’évolution d’une tribu d’hominidés venue s’installer sur les rives du puits d’éternité.

15   Les termes in real life (IRL) et in game (IG) font partie du vocabulaire des joueurs et leur permettent de préciser dans quel registre ils se situent.

Haut de page

Table des illustrations

Titre Fig. 1
Légende L'entrée de la bibliothèque de Forgefer et l’historien Karnik, donneur de quêtes archéologiques.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nda/docannexe/image/567/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 340k
Titre Fig . 2
Légende Le musée de Forgefer ; à gauche, les urnes retrouvées sur le chantier de fouilles d’Uldaman.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nda/docannexe/image/567/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 244k
Titre Fig. 3
Légende Le chantier de fouilles de Baguefer au Loch Modan, envahi par les troggs.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nda/docannexe/image/567/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 328k
Titre Fig. 4
Légende Ruines elfiques à Orneval, patrie originelle des elfes détruite par la Légion Ardente.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nda/docannexe/image/567/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 285k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Claudie Voisenat, « Voyage scientifique dans le jeu de rôle en ligne »Les nouvelles de l'archéologie, 113 | 2008, 31-36.

Référence électronique

Claudie Voisenat, « Voyage scientifique dans le jeu de rôle en ligne »Les nouvelles de l'archéologie [En ligne], 113 | 2008, mis en ligne le 21 décembre 2011, consulté le 16 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nda/567 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nda.567

Haut de page

Auteur

Claudie Voisenat

Lahic (Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture)/ministère de la Culture et de la Communication

claudie.voisenat@wanadoo.fr

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search