1L’image publique de leur métier et le traitement que les médias accordent à leurs travaux constituent de toute évidence des thèmes de discussion très appréciés des archéologues. À la différence des agents de change, des chercheurs en biochimie, des experts-comptables ou des cheminots, qui ne semblent pas accorder, pour ce qui les concerne, un intérêt particulier à de telles questions, les archéologues y voient un sujet sensible ; ils y trouvent surtout la matière inépuisable de soupirs, de doléances, de complaintes et de récriminations.
2Il est vrai que les réalités qu’ils étudient et vivent sont très éloignées des reflets qu’en livrent d’ordinaire les journalistes. Sous ses formes les plus diverses (reportages, documentaires, littérature populaire, films de fiction, jeux vidéo, portraits, comptes-rendus de fouilles ou annonces de découvertes), la médiation publique de l’archéologie semble en effet passer l’objet de recherche et le travail des archéologues à travers un prisme déformant dont la constance s’avère tout à fait irritante pour eux. Pour faire court, la mise en scène de l’archéologie se conforme invariablement à quelques images librement associées, qui se rapportent aux notions-clés d’aventure, d’enquête policière, de découverte, d’exhumation et de résurrection définies dans ce même dossier par Cornelius Holtorf (p. 26-30), ainsi qu’à une sorte de mission sacrée de sauvegarde conduite par des individus non-conformistes et pittoresques, détachés des réalités du présent.
3La répétition de ces poncifs est d’autant plus frustrante que la médiation publique de l’archéologie n’est guère discrète. Qu’elle soit exaltée ou tournée en dérision, notre discipline est en effet indéniablement populaire : elle intéresse tout le monde, ou du moins, ne laisse personne indifférent.
4Si l’on admet que le problème se pose bien, on aurait cependant tort de focaliser l’analyse sur le rôle des médias et de leur imputer exclusivement la « désinformation » du public. En cette matière comme en d’autres, « les médias » (à titre générique) ne peuvent être crédités d’une grande force d’initiative : à la manière d’une caisse de résonance, ils ne font probablement que répercuter, en les accentuant, des biais dont les motifs leur sont largement extérieurs.
5En l’espèce, les représentations publiques ne constituent pas proprement le « produit » de la médiatisation : elles sont fondées sur un imaginaire qui lui préexiste et qui imprime précisément sa marque sur les formes que prend cette médiatisation. De plus, dans la triade « archéologie-public-médias », le troisième terme ne constitue pas un intermédiaire obligé. Des visites de sites aux portes ouvertes sur les chantiers de fouilles, sans oublier bien sûr le travail considérable effectué dans les musées et dans certains parcs archéologiques, chacun peut observer que les archéologues s’adressent aussi très souvent et volontiers au public, de manière directe et immédiate. Or, en ces occasions et sous ces formes, l’honnêteté nous commande d’admettre que leur discours, dans ses motifs narratifs comme dans les artifices de sa mise en scène, ne se distingue pas radicalement de ce que nous reprochons si volontiers aux représentants des médias.
6La critique n’est pas nouvelle : tous ceux qui sont engagés, à un titre ou un autre, dans la communication de l’archéologie auront observé que nos confrères sont nos censeurs les plus lucides et les plus intransigeants. Chacun s’en console à sa guise – le plus souvent dans la conviction que l’arroseur sera bientôt assurément arrosé à son tour, lorsqu’il sera amené à sortir de sa fouille, de son laboratoire ou de son bureau pour s’adresser lui-même au public.
7Or, si ces consolations d’amour-propre sont efficaces, c’est probablement parce que les archéologues s’accordent dans leur analyse du fond du problème. Pour être entendu, il conviendrait de s’adapter (plus ou moins, c’est selon) aux attentes du public. En somme, une communication efficace constituerait une forme de compromission nécessaire, la transmission d’un message étant supposée réclamer la soumission à certains passages obligés, censés garantir l’attention et la compréhension des non-initiés. Face à cette contrainte, l’éthique de l’archéologue se mesurerait donc à l’aune de la dose de racolage avec lequel celui-ci s’autoriserait à accommoder son propos.
8Si elle n’est pas nécessairement fautive, une telle analyse élude néanmoins une question capitale, relative aux modalités de la mise en place de ces représentations publiques de l’archéologie. Ici, on se trouve en effet confronté au fameux problème de l’œuf et de la poule. Quoique contraints (peut-être), nous alimentons en effet sans cesse cet imaginaire que nous réprouvons en cercle fermé et sur la consolidation duquel nous portons ainsi une sérieuse part de responsabilité.
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9À cet égard, un rapide examen historique montre d’ailleurs que les motifs sur lesquels cet imaginaire fonctionne se trouvaient déjà parfaitement rodés, dès les débuts de l’archéologie1. De fait, la rhétorique de nos prédécesseurs, des antiquaires de la Renaissance jusqu’aux pionniers de la préhistoire au xixe siècle, se conforme aux mêmes métaphores et mises en scènes d’aventures, d’enquêtes policières, d’exhumations solennelles, de résurrections et de sauvetages héroïques. Ainsi, lors des premières explorations dans la Rome du Quattrocento, les tombeaux sont ouverts sous les yeux ébahis des profanes, qui voient le passé renaître de l’oubli en réveillant l’antique grandeur impériale sous le sceau papal, et la science redonner vie aux morts en rappelant aux vivants le caractère transitoire de l’existence terrestre. Les antiquaires anglais, français, bataves ou allemands qui sillonnent les rivages de la Méditerranée à l’ère du Grand Tour (Trease 1991 ; Chessex 1997) se plaisent à se dépeindre sous les traits d’aventuriers entourés d’autochtones aux mœurs étranges, revêtus de costumes curieux. Et dès la mise en place d’une méthodologie de la fouille, à la fin du xixe siècle, les archéologues légitimeront leur entreprise par son analogie présumée avec le travail des inspecteurs de police scientifique – un rapprochement opportun, à l’époque des « Brigades du Tigre2 » ! Enfin, c’est pour justifier les premières réglementations de protection du patrimoine que les archéologues ont affirmé eux-mêmes le caractère sacré de leur mission de sauvegarde, posant leur conscience de la mémoire contre l’amnésie de la modernité et les vices du consumérisme contemporain. Dans un registre inverse, les premières caricatures d’antiquaires de l’âge baroque ne diffèrent guère du portrait du professeur Tournesol de Rakham le Rouge (Hergé 1945).
10En somme, ce sont donc les « pionniers » de l’archéologie qui, volontairement ou non, ont forgé les poncifs de l’image publique de la discipline. Dans ces circonstances, il paraît difficile de réprouver l’imaginaire sous-jacent en le réduisant au produit de banals préjugés complaisamment véhiculés en toute ignorance des réalités de notre métier.
11Pour mieux se soustraire aux implications de l’histoire disciplinaire, les archéologues adoptent souvent une ligne de défense qui consiste à renier leurs origines. Les caractéristiques de l’archéologue de l’image d’Épinal sont ainsi reportées dans le passé dit « pré-scientifique » de l’archéologie – un passé à l’extension très variable, dont la nature semble avant tout dictée par l’addition a posteriori des traits dont nous cherchons précisément à nous distancer, avec un bonheur inégal.
12De manière tout à fait scientiste, on n’hésite ainsi pas à faire l’impasse sur la dimension heuristique des recherches passées, pour dépeindre nos prédécesseurs en vulgaires chasseurs de trésors. À la faveur de la décontextualisation socio-historique, les dissemblances entre le profil des archéologues anciens et présents servent de prétexte à la disqualification bien anachronique des premiers. Comme leur désignation si propice est censée le montrer, les « antiquaires » des siècles passés n’auraient bien sûr pensé qu’à entasser les trouvailles pour la satisfaction de leurs névroses de collectionneurs, alors que les pionniers de l’archéologie se voient relégués, par la nouveauté même des terrains de recherche qu’ils arpentaient, dans la catégorie des « aventuriers » et autres amateurs de sensations fortes. Marchand et autodidacte aussi génial qu’ambigu, un savant comme Heinrich Schliemann (1822-1890) peut dès lors faire figure de repoussoir paradigmatique, pour tous ceux qui osent prétendre ne jamais avoir rêvé d’offrir à leur compagne la parure de Clytemnestre… en s’assurant par la même occasion les financements nécessaires à la conduite de leurs recherches.
13En fait, un examen honnête devrait nous inviter à relativiser sérieusement, non pas nécessairement le bien-fondé, mais en tout cas la légitimité de cette distanciation de convenance. À considérer la profession de l’intérieur, on doit en effet admettre qu’en sous-main et à demi-mot, nous partageons souvent les mêmes fantasmes que ce public réputé crédule que nous nous efforçons de détromper.
14Ainsi, même à cent lieues du prochain chantier de fouilles, sur les bancs de la faculté comme dans les salles de congrès, l’accoutrement assez caractéristique des archéologues trahit une mythologie du « terrain » qui s’exprime souvent aussi par des formes variées de ce lyrisme machiste propre aux aventuriers modernes de la connaissance. Quiconque a déjà vu ou pratiqué ce qu’on désigne comme l’« archéologie expérimentale » sait également à quel point s’y exprime souvent une véritable mystique de la résurrection : au-delà du geste technique, l’expérimentateur se figure volontiers toucher l’âme de l’ancêtre, partager ses réflexions et communier dans un univers parallèle où la dimension temporelle semble comme abolie.
15Il en va de même de notre rapport au monde des morts : derrière les procédures savantes déployées dans l’enregistrement et l’analyse, l’excavation de sépultures éveille chez la plupart d’entre nous des sentiments plus ambigus, qui relèvent bien entendu de l’angoisse de la profanation. Souvent masquée ou conjurée par la dérision (combien de fouilleurs peuvent jurer ne s’être jamais trouvés à faire les pitres avec des ossements mis au jour ?), cette fascination morbide n’est pourtant jamais débattue au sein de la profession. Pour la mettre en lumière, il y faut un regard étranger, qu’il soit celui d’un romancier ou d’un scénariste – voire, plus rarement, d’un ethnologue de l’archéologie (Torchard 2000).
16Il n’en va pas très différemment du processus de découverte. Ainsi, l’imagerie naïve de l’exhumation de trésors, que nous nous évertuons à démonter, nous laisse-t-elle rarement indifférents. Lorsque dans l’intimité l’archéologue témoigne des mobiles primordiaux de son goût pour le métier, ce sont en effet rarement les joies du classement et de la comparaison, du recoupement stratigraphique ou de l’analyse factorielle qui lui viennent à l’esprit, mais bien ce rapport direct à la matérialité du passé et cette confrontation constante au potentiel de l’insoupçonnable. Du reste, qui parmi nous n’a-t-il jamais rêvé de mettre au jour un nouveau cratère de Vix ou un nouveau Lascaux (ou Cosquer, ou Chauvet, justement !) – voire, plus subtilement, de révéler des faits inouïs, susceptibles de révolutionner la connaissance archéologique, comme un Néandertal mésolithique, une nécropole solutréenne, un alphabet chasséen, etc. ? En fin de soirée, les tablées d’archéologues attaquant les digestifs livrent en effet à foison des confidences modulées sur ce registre. Et quoique les convenances scientifiques invitent à cultiver de telles ambitions avec discrétion, on observera que les plus belles carrières de la discipline en offrent néanmoins des modèles bien parlants : depuis plus d’un demi-siècle, les « pontes » de l’archéologie peuvent en effet chacun être identifiés à une découverte majeure, qui a infléchi leur trajectoire, qui a déterminé leur carrière, et qui forme en quelque sorte leur « pedigree ». En bref, les usages disciplinaires rejoignent ainsi les clichés les plus éculés.
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17À cet égard, le syndrome des « Experts3 », où l’ingéniosité technique de l’enquêteur trouve la solution des énigmes les plus improbables, peut également être invoqué dans une appréciation critique du recrutement archéologique. En France comme à l’étranger, l’engagement des archéologues dans les institutions de recherche se fonde souvent sur des compétences techniques très ponctuelles, qui offrent l’avantage de pouvoir être aisément appliquées, selon des inflexions mineures, à des thématiques très variées, sans grande incidence sur la définition des problématiques de base.
18L’auteur de ces lignes fait partie de ces archéologues qui, en privé, s’efforcent d’esquiver la question « Et vous, vous travaillez dans quel domaine ? », pour ne pas se voir servir une fois encore cette exclamation trop familière : « Archéologue ! Ah, mais comme ça doit être passionnant ! »… De fait, de telles louanges sont assez irritantes pour tous ceux dont le quotidien professionnel ne consiste pas à se frayer un chemin dans la jungle, à courir les sables à dos de dromadaire, à ouvrir des sarcophages ou à exhumer des idoles chatoyantes dédiées à des divinités inconnues.
19Mais au fond, pourquoi cette image de l’archéologie nous embarrasse-t-elle ? Ne serait-ce pas parce que nous l’avons partagée, à un titre ou à un autre, à un moment ou à un autre ? Pour la plupart d’entre nous, l’archéologie ne constitue pas seulement un gagne-pain, mais la profession que nous rêvions d’exercer quand nous étions enfants. Bien sûr, nous avons compris depuis longtemps que, dans sa pratique quotidienne, elle se différencie nettement de ses représentations idéalisées. Mais si nous faisons ce métier, c’est bien parce que nous avons été séduits par ces images, nous aussi.
20De ce point de vue, on peut légitimement se demander si notre embarras ne trahit pas notre difficulté à assumer le décalage évident entre nos tâches effectives et les mobiles intimes de nos choix professionnels. À cet égard, la dérive scientiste de bien des archéologues pourrait être interprétée comme une tentative d’acquittement personnel : le culte de la rigueur scientifique et des « faits » positifs nous servirait de barrage contre l’impact de cet imaginaire dont nous savons, par expérience, la puissance.
21À notre sens, tout indique par conséquent que l’imaginaire archéologique puise dans nos propres fantasmes. Constitués au fil de l’histoire des recherches, les clichés les plus usés ont été forgés au sein même de la communauté des archéologues, en s’alimentant de leurs rêves, de leurs ambitions et de leur subjectivité propre. Logiquement, ces fantasmes s’expriment avant tout lorsque nous nous adressons aux profanes, plus indulgents et plus réceptifs. Ils se dévoilent alors de manière explicite, dans ce que nous disons ou dans ce que nous croyons que « le public veut entendre ». Mais ils se manifestent aussi, de manière plus dérobée, dans nos attitudes, nos comportements, nos usages et les règles non écrites de la discipline archéologique.
22De ce point de vue, il nous semble que la réflexion sur l’image de l’archéologie devrait nous inciter à mieux assumer la part de rêverie et d’idéal qui irrigue nos pratiques de chercheurs. Il serait en effet trop facile de considérer cette image publique comme une déformation inepte de la réalité. À la manière d’une caricature, le miroir que nous tendent les médias accentue certains traits et les rend ainsi d’autant plus visibles. Aussi dérangeant soit-il, ce miroir doit donc nous aider à prendre une certaine distance critique face à l’archéologie, telle qu’elle est pratiquée et vécue. En bref, les archéologues ont tout à gagner à réfléchir sereinement à la signification, à la portée et aux implications des traits sous lesquels ils se voient dépeints. Aussi trompeurs qu’ils puissent paraître, ces traits ne sont en effet jamais innocents : ils en disent long sur ce qui, précisément, n’est jamais vraiment débattu au sein de la discipline.