- 1 Marion Lamé, « Techniques de l’épigraphiste : l’estampage papier », http://hypotheses.org/14156 (co (...)
Un estampage (fig. 1) est un fac-similé confectionné avec un papier vergé sans colle qui reproduit à l’échelle 1:1 la surface gravée en creux d’une pierre porteuse d’une image, d’un texte ou de motifs décoratifs1. Depuis les débuts de l’étude scientifique des inscriptions antiques et médiévales, les épigraphistes ont eu recours à ce procédé pour se constituer une documentation consultable au bureau et à distance, qui soit à la fois commodément accessible, légère et maniable, avantages qui rendent ces substituts souvent préférables à l’original pour l’établissement et l’étude des textes gravés.
Les estampages sont donc utilisés pour le déchiffrement de l’inscription à fin d’en établir le texte ; mais ces documents de travail sont aussi, à un double titre, des archives scientifiques. Réalisé au moment de la découverte ou de la mise au jour d’une inscription, l’estampage enregistre, en le figeant matériellement, un état de conservation de la gravure des lettres sur la surface inscrite d’un original, qui reste pour sa part exposé à des risques de dégradation ou de disparition. Mais l’estampage est aussi souvent porteur d’indices et de traces du travail intellectuel (Jacob 2011 ; Waquet 2015), sous la forme de notations manuscrites laissées par les savants, qui ont utilisé au fil du temps le même fac-similé papier afin d’établir, de vérifier ou d’amender les éditions successives de l’inscription.
- 2 www.efa.gr.
- 3 www.hisoma.mom.fr.
Le programme E-STAMPAGES réunit dans une publication numérique deux des plus riches collections d’estampages d’inscriptions grecques, celle de l’École française d’Athènes2 et celle du laboratoire HiSoMA, « Histoire et sources des mondes antiques »3, liées par une même histoire institutionnelle. En s’appuyant sur une numérisation en mode image et sur une structuration de l’information adéquate, le programme conjoint deux objectifs : un archivage à long terme des estampages sous une forme dématérialisée et la mise à disposition en libre accès sur internet d’un ensemble d’environ 12 000 documents, actuellement uniquement accessibles à qui se déplace à Lyon ou à Athènes pour les consulter.
La création des représentations numériques des estampages
- 4 En Inde, en Asie du Sud-Est et en Extrême-Orient, les estampages d’inscriptions sont réalisés selon (...)
- 5 Digital Epigraphy and Archaeology Project - Digital Worlds Institute - Department of Classics - Uni (...)
En tant qu’empreinte de l’inscription, un estampage papier est naturellement un objet en trois dimensions4. Dans la transposition dans un environnement numérique, il nous a semblé impératif de tenir le plus grand compte de cette caractéristique essentielle afin de préserver la « gestuelle de l’épigraphiste », qui manipule l’estampage papier en faisant varier un éclairage frisant sur les reliefs moulés des lettres pour en faciliter le déchiffrement par un ombrage différentiel. Il nous est en effet apparu que les tentatives antérieures de valorisation par le numérique de collections d’estampages par la diffusion de seules photographies 2D n’ont pas toujours été convaincantes, précisément parce que cette qualité de l’estampage, objet papier en relief, avait été négligée ou n’avait pas pu être transposée, la technique de création d’images virtuelles en 3D n’existant pas encore. C’est pourquoi nous avons adopté le protocole développé par nos collègues du Digital Epigraphy and Archeology project de l’Université de Floride5, qui propose une méthode de traitement simple et efficace, aboutissant à une visualisation des estampages tenant compte de ces caractéristiques grâce à un outil de reconstruction du relief (Barmpoutis et al. 2010). Ce procédé se fonde sur la double numérisation de l’estampage à haute résolution en variant l’angle d’exposition à la lumière de 90°, puis sur une modélisation de la silhouette de l’inscription à partir de la confrontation des ombres portées sur les deux images. L’estampage peut ainsi être manipulé à l’écran, ce qui permet l’observation sous différents angles de vues des lettres gravées avec une variation de l’ombrage ; les gestes et les usages de l’épigraphiste sont transposés, la 3D lui offrant des conditions de lecture équivalentes, voire meilleures, à celles dont il bénéficie habituellement.
La modélisation des métadonnées
Utilisées depuis longtemps pour la description des documents par les bibliothèques, les archives et les musées, les métadonnées définissent et décrivent d’autres données, permettant ainsi de les gérer, de les référencer et de les interroger : elles constituent aujourd’hui un enjeu central du Web sémantique. Si nous avons consacré une part très importante de notre travail de réflexion aux métadonnées et à leur modélisation hiérarchique et structurée, c’est pour éviter toute ambiguïté et confusion. De fait, au vu du flottement du « cahier des charges » de certains sites diffusant des images d’estampages, il nous a paru essentiel de construire un modèle structuré d’informations relatives à ces documents de travail, qui ne dérive pas vers l’édition, l’étude ou le commentaire des textes inscrits dont ils reproduisent l’apparence matérielle. Notre entreprise consiste bien à construire une ectypothèque numérique en plaçant l’estampage au cœur de la réalisation. Ce néologisme, qui associe au composant thèque, désignant le « conservatoire », le mot ectypon, signifiant en grec moderne « estampage », nous paraît d’autant plus approprié qu’en grec ancien, le mot ἔκτυπον désigne un « objet modelé en relief ». Or c’est précisément cette caractéristique de l’estampage papier que nous avons cherché à conserver lors de la numérisation, car c’est elle essentiellement qu’exploitent les épigraphistes pour le déchiffrement de l’inscription sur le fac-similé.
Dans cette démarche de mise en ligne d’une documentation, il ne s’agit pas seulement de diffuser les informations extraites de bases de données préexistantes. Ces métadonnées doivent également être vérifiées, triées, mais aussi homogénéisées et reformulées, en référence à des thésaurus et vocabulaires contrôlés interopérables, avant d’être validées pour la diffusion. L’opération de dématérialisation, en créant de nouveaux objets numériques, génère également de nouvelles méta-données, de même que la prise en compte de toutes les informations concernant la conservation des estampages papier. Par conséquent, nous avons été amenées à distinguer trois catégories générales de métadonnées : métadonnées « descriptives », regroupant les informations concernant l’objet estampage, en papier, et les références indispensables pour l’identification du vestige archéologique original, associant l’inscription proprement dite et son monument-support ; méta-données « techniques », rassemblant les informations générées lors de la numérisation et de la reconstruction 3D ; métadonnées « archivistiques », en lien avec la gestion et la conservation des estampages papier et des images numériques.
Ce sont donc bel et bien les résultats d’une analyse du document et les choix de publication qui définissent la structuration. Nous avons constaté qu’il n’existait aucune modélisation générale de référence pour les estampages associant tous ces aspects et nous avons été également confrontées à la difficulté de devoir composer avec des formats préexistants, qui ne prennent pas ou pas suffisamment en charge la subtilité des interactions entre le monument, l’inscription et l’estampage. Il fallait donc tenter de contourner cette contrainte technique.
Construire une ontologie pour l’ectypothèque
L’articulation entre les données du monument, de l’inscription et de l’estampage, liées par des relations précises, suppose une modélisation qui ne peut se présenter sous la forme d’une simple liste d’informations. Il existe une réelle hiérarchie entre différentes entités et informations de nature hétérogène, dont les relations doivent par ailleurs être explicitées. Cet ensemble de relations hiérarchisées doit être défini précisément pour justifier les choix effectués, éviter toute ambiguïté, garantir la réutilisation des données et des modèles de structuration, et enfin pour permettre l’interrogation et l’interopérabilité des informations.
Nous avons donc choisi de créer un modèle conceptuel de représentation des métadonnées faisant appel aux principes de l’ontologie (Szabados 2012), sous la forme d’une carte heuristique. Il ne s’agit pas ici d’utiliser des outils ou des formats de métadonnées mais de les exprimer en définissant différentes entités et leurs interdépendances. C’est en nous fondant sur les renseignements enregistrés dans les bases de données existantes que nous avons pu construire ce modèle, moyennant une adaptation, une redistribution des informations, auxquelles de nouvelles données ont été ajoutées. Le résultat est donc une organisation structurée autour de l’estampage, qui associe les informations relatives aux cinq entités documentaires concernées, nécessaires à la contextualisation de l’archive estampage et de l’inscription en référence :
– le monument, support matériel sur lequel est gravée l’inscription estampée ;
– l’inscription, texte gravé sur le support matériel qui a été estampé ;
– l’estampage, empreinte papier de l’écriture matérialisant le texte gravé ;
– l’image numérique, représentation au format numérique de l’estampage ;
– l’image 3D, reconstruction en trois dimensions réalisée à partir des images numériques.
Contrairement à une liste non hiérarchisée juxtaposant simplement les informations, chaque métadonnée est rattachée à un ensemble de référence. Le monument et l’inscription rassemblent les indications permettant de contextualiser le document et de retrouver les principales éditions de référence du texte inscrit. L’estampage regroupe des informations d’identification et de gestion archivistique, en tant que documentation. L’image numérique et la reconstitution 3D réunissent toutes les données techniques liées à leur création.
Faire appel à un modèle conceptuel est ainsi particulièrement utile dans ce cadre où l’articulation entre les différentes ressources, leurs dérivés et leurs propres données est complexe. Bien que nous n’utilisions pas à ce jour un outil ou un format spécifique pour exprimer cette granularité, cette étape a été essentielle pour déterminer la structure permettant de visualiser les relations entre les informations et pour expliciter clairement les besoins et les objectifs du programme, exprimés dans un cahier des charges.
Choisir un CMS : des critères à articuler avec le cahier des charges du projet
Les estampages numériques et leurs métadonnées seront diffusés sur internet par le biais d’un CMS (Content Management System). De fait, la souplesse d’utilisation de cet outil permet de construire un site internet conforme aux standards en vigueur sans avoir des connaissances poussées en développement informatique, avantage technique auquel s’ajoutent des considérations économiques et des contraintes de temps (Maucorps 2013). C’est pour toutes ces raisons que cette solution a été adoptée. L’offre des CMS est aujourd’hui très large. Ce n’est donc qu’en définissant clairement des critères en accord avec la nature des ressources à diffuser et le cahier des charges du projet qu’il devient possible de choisir un outil adéquat.
– La structuration et la manipulation du contenu : la structure générale doit être fluide pour permettre à l’utilisateur de naviguer facilement. Cette fluidité est assurée par différents menus de navigation (un principal et un secondaire au minimum), qui permettent d’aller rapidement d’une page à une autre sans se perdre dans l’architecture du site. Des intitulés clairs, des onglets peu nombreux mais pertinents sont donc à privilégier. Les raccourcis de navigation sont également importants pour les usagers réguliers dans une optique de flexibilité, de transparence et de contrôle.
– L’organisation des collections : l’organisation doit reproduire le mode de classement usuel des estampages et donc fonctionner en arborescence ; les collections parentes de cette arborescence sont les zones géographiques. Chacune se divise en sous-collections correspondant aux inscriptions, qui englobent les estampages. L’inscription est un nœud charnière qui permet de séparer distinctement le texte du fac-similé estampage, soit le contenu du contenant. Qui plus est, dans le cas où il existe plusieurs estampages pour une même inscription, cette méthode permet de les relier directement. L’outil choisi doit donc être capable de gérer cette arborescence complexe.
– L’affichage des résultats : le CMS doit être assez souple pour permettre différents types d’affichage, c’est-à-dire soit une vignette de l’estampage accompagnée de quelques métadonnées descriptives (titre, identifiants, lieu de conservation, collection), soit une mosaïque d’images, soit une liste sans image.
– Les notices d’estampages : chacune est renseignée à partir des informations provenant des bases de données préexistantes, vérifiées et reformatées, sauf la bibliographie qui est importée depuis une bibliothèque générale Zotero de références épigraphiques (Ménager 2012). Les autres métadonnées, structurées en Dublin Core, sont directement importées dans le CMS. Dans la notice, l’outil de visualisation 3D est placé en premier, suivi de deux images de l’estampage et de ses métadonnées.
– L’exploitation du contenu : plusieurs moteurs de recherche sont indispensables pour couvrir les besoins de l’ensemble des utilisateurs. Ainsi, un moteur de recherche simple est adapté à ceux qui n’ont pas une idée précise de ce qu’ils cherchent. Au contraire, un moteur avancé est utile pour qui cherche des informations précises ou connaît déjà les collections.
– La géolocalisation : cet outil est particulièrement adapté aux travaux des épigraphistes, pour des raisons de contextualisation archéologique ou de géographie historique. La carte montre les lieux d’origine des inscriptions et renvoie aux notices, tout comme ces dernières pointent vers elle.
- 6 OAI-PMH est le sigle de l’Open Archives Initiative - Protocol for Metadata Harvesting, ce qui signi (...)
- 7 www.europeana.eu/portal/fr/.
- 8 www.rechercheisidore.fr/.
– Le moissonnage de données : la bibliothèque numérique respecte le protocole OAI PMH6, afin d’améliorer le référencement et l’interopérabilité de ses données, mais aussi pour pouvoir être moissonnée par les grands portails du type Europeana7 ou Isidore8.
- 9 Définition de l’open source et des conditions nécessaires pour qu’une licence soit considérée comme (...)
– Les contraintes : il est impératif que le CMS soit open source (licence libre9) et stable. Il doit également être facile à installer et à utiliser et ne pas demander de compétences avancées en développement informatique.
Présentation d’Omeka et de ses avantages pour le programme
- 10 Omeka, http://omeka.org/ [consulté le 3 février 2016].
- 11 http://rrchnm.org/.
Tous ces critères ont permis d’évaluer puis de sélectionner des CMS susceptibles d’être utiles pour le programme. Après une phase de tests sur les outils retenus, le choix s’est arrêté sur Omeka10, un gestionnaire de contenu avec licence libre développé depuis 2008 par le Roy Rosenzweig Center for History and New Media de la George Mason University (Fairfax, Virginie, États-Unis)11. Cet outil a été créé pour la diffusion de ressources numériques de nature diverse, qu’il organise en collections hiérarchisées à l’instar des fonds d’archives (Couchet 2012). Cette orientation en fait un outil bien adapté pour la publication en ligne des collections d’estampages car, grâce à ses modules, Omeka peut fidèlement reproduire l’emboîtement des collections. Les métadonnées sont toutes exprimées en Dublin Core, qui peut être étendu au Dublin Core Qualified, apportant ainsi un degré de précision supplémentaire. Ce standard de métadonnées assure l’inter-opérabilité et le référencement sur internet des documents et inscrit Omeka dans le protocole OAI PMH.
Construire une bibliothèque numérique d’estampages avec Omeka
Relativement facile à mettre en œuvre, Omeka est un outil puissant qui permet de façonner assez rapidement un site de publication en ligne. Le principe est que chaque changement apporté à l’interface administrateur (back-office) se répercute sur l’interface utilisateur (front-office). Ainsi, la création de contenu est rapide : que ce soit manuellement ou en utilisant un module d’extension pour l’import (plugin), il suffit de remplir des formulaires. Dans le cadre du programme, Omeka offre deux solutions pour importer les données :
1- L’import CSV (comma-separated value) avec le module d’extension CSV Import : les métadonnées des estampages sont contenues dans des fichiers Excel. Une fois transformées en CSV, elles peuvent être importées dans le plugin, qui associe automatiquement chaque colonne à un champ Dublin Core. Chaque ligne du CSV devient alors une notice dans Omeka.
2- Le moissonnage de données via OAI-PMH Harvester : les métadonnées déposées dans un entrepôt OAI PMH par le biais de Nakala sont moissonnables par le plugin OAI PMH Harvester, qui les importe dans le CMS.
La personnalisation du CMS est cependant au final nécessaire, ce qui s’applique également à l’import des données et à leur affichage. Il faut ainsi intervenir dans le code PHP pour changer les noms des champs Dublin Core des notices afin de les adapter aux besoins du projet, ou encore pour modifier le moteur de recherche avancée afin qu’il intègre également les métadonnées des inscriptions. Ces changements anodins de prime abord sont essentiels pour améliorer l’expérience utilisateur et pour se mettre au plus près des habitudes des chercheurs.
Ces quelques difficultés ne diminuent en rien la maniabilité et l’intérêt du CMS Omeka, dont les possibilités dépassent la diffusion seule des collections. Il propose en effet d’autres voies pour valoriser les estampages, comme la création d’expositions, de cartes ou de frises chronologiques, qui sont autant de manières originales et interactives d’exploiter des contenus numériques et d’attirer un public plus large. Nous exploitons ces possibilités, notamment en créant une exposition dédiée à la valorisation d’un fonds spécifique connu sous le nom de « Fonds d’estampages Homolle », conservé au laboratoire HiSoMA à Lyon, dont la valeur est tout autant patrimoniale que documentaire. En effet, ce fonds rassemble des estampages réalisés à la fin du xixe et au début du xxe siècle par ou pour Théophile Homolle (1848-1925) lors des grandes fouilles conduites sur les sites de Délos et de Delphes, qui furent l'occasion de la découverte de centaines d'inscriptions (Wittenburg 2009), mais aussi des estampages faits par d’autres épigraphistes travaillant sur d’autres sites en Grèce et en Asie mineure à la même époque. La numérisation du fonds Homolle fut l’occasion de découvrir les choix de classement d’estampages par ensembles regroupés dans des doubles pages de journaux — dont le contenu est souvent « historique » — qui font office de chemises. Mais le plus étonnant fut de constater la présence de nombreuses notations au crayon de la main d’Homolle sur les estampages, qui permettent de reconstituer la méthode de travail de ce très grand épigraphiste.