1Entre le début de la deuxième guerre mondiale et juin 1940, les Allemands occupent la caserne Chanzy à Stenay (Meuse). Cette caserne, qui abritait depuis 1935 le 155e Régiment d'infanterie des forteresses, est alors transformée en camp d’internement de soldats français, la 104e Compagnie de travailleurs étrangers (Cte). À partir de novembre 1944, la caserne est réoccupée par les troupes américaines qui l’aménagent en camp de transit, le Continental Central Prisoners of War Enclosures n°17 (Ccpwe). Ce dernier était prévu pour accueillir 10 000 prisonniers allemands (Théofilakis 2014) qui, arrivés à Stenay, étaient triés avant d’être acheminés vers d’autres camps, ou bien renvoyés à la vie civile.
2Deux diagnostics archéologiques, menés en 2007 et 2013, ont permis de faire de nouvelles observations sur le camp de Stenay et de confronter les données historiques aux réalités du terrain. L’archéologie nous éclaire notamment sur l’organisation du camp et la vie quotidienne des prisonniers. La particularité des artefacts mis au jour témoigne de l’existence d’une économie de survie et suscite par ailleurs de nouvelles réflexions sur sa conservation et sa dimension mémorielle.
3Au début de la seconde guerre mondiale, la caserne se divisait en deux parties : les bâtiments de garnison avec leur cour d’honneur et, à l’arrière, un terrain entouré de deux rangées d’entrepôts. Cet ensemble de 20 hectares était protégé par un grand mur de clôture.
4La comparaison et l’étude de clichés photographiques, disponibles sur le site internet Géoportail, pour les années 1932, 1940 et 1950 révèlent l’existence d’une occupation entre ces deux dernières dates, hors les murs, sur le terrain jouxtant le côté septentrional de la caserne. En effet, la photographie aérienne de 1950 montre 40 hectares de parcelles stigmatisées par la présence de chemins de dessertes et de cantonnements comme gravés sur le sol (fig. 1). Il s’agit là non pas des vestiges de la 104e Cte installée par les Allemands entre 1939 et 1940 mais bien, comme le prouve l’étude des photos aériennes et des opérations archéologiques, du secteur concentrationnaire du camp américain : le Ccpwe n°17. C’est dans cette dernière partie qu’ont été réalisés deux diagnostics archéologiques, aux « Cailloux » en 2007 et aux « Groseilliers » en 2013 (Vermard 2007 ; 2013) sur une surface totale de 27 hectares. Entre la caserne des militaires et ses annexes ainsi que l’extension destinée à l’enfermement des prisonniers, le camp de Stenay s’étendait donc sur 60 hectares.
Fig. 1
Dessin de la caserne Chanzy et du camp de prisonniers CCPWE n°17, d’après la photo aérienne de 1950
(cliché IGN, 1950)
5Le témoignage de Horst Kaiser, prisonnier allemand du camp en 1946 (Kaiser 1945-1946), nous apprend que les nouveaux prisonniers arrivaient dans la zone des entrepôts de la caserne et étaient séparés suivant leur fonction et leur état de santé. Ils étaient ensuite envoyés en captivité dans le secteur concentrationnaire clos de fils barbelés. Leur cantonnement se faisait sous des tentes collectives disposées en plusieurs rangées parallèles séparées par des allées. Leur dimension observée sur la photo aérienne de 1950 et le mobilier retrouvé sur le terrain (toile, fixations, tendeurs...) permettent d’identifier des tentes de type US « Hospital ward M-1941 ». Mesurant 15 m sur 5, elles étaient prévues pour 25 lits. Or, selon H. Kaiser, la capacité des tentes a pu atteindre jusqu’à 134 personnes. Cela revient à une surface d’un mètre carré par prisonnier dans chaque tente au lieu de trois. Les soldats allemands y dormaient à même le sol, ou parfois sur des couches de paille, protégés du froid par des couvertures (Mussbacher 1945, prisonnier allemand du camp de Stenay en 1945 ; Kaiser 1945-1946). Plusieurs de ces éléments de couchage ont d’ailleurs été retrouvés dans les fosses d’aisance à Stenay. Dans ce camp, le sol était particulièrement dur puisque les opérations archéologiques ont montré qu’il était constitué d’un lit de crasse (résidus des hauts fourneaux de Stenay) – ce qui lui valut d’ailleurs d’être nommé « le camp de pierres » par les prisonniers (Fusshöller 1998, prisonnier allemand du camp de Stenay en 1945).
6L’hébergement sous tentes ne laisse que très peu de traces, même pour des camps importants comme celui de Stenay. Ce même phénomène a d’ailleurs été observé sur plusieurs autres sites tels le Frontstalag 213 de Poitiers (Leconte 2014) et le Frontstalag 120 à Mirecourt/Poussay (Forelle 2011) où finalement aucune structure n’a été découverte et où seule la culture matérielle nous renseigne sur la vie des camps. Lors de la fouille du camp de travail 112A dit « de La Glacerie », on a toutefois découvert plusieurs logements de type fonds de cabanes légèrement excavés avec un plancher en bois (Fichet de Clairfontaine 2013). Les différences tiennent peut-être à la vocation des différents camps et à la durée moyenne d’internement, les premiers étant des camps de transits alors que celui de La Glacerie était un camp de travail. Il faut ajouter à cela la rapidité de la victoire et l’afflux imprévisible de prisonniers toujours plus nombreux. Pour y faire face, les camps ont d’ailleurs souvent subi plusieurs extensions, comme le montrent le plan du camp de la Grâce de Dieu dans l’agglomération caennaise (Carpentier, Marcigny 2014 : 68) et également celui de Stenay.
7Dans ce dernier, un certain nombre d’éléments liés à l’organisation du camp, et notamment aux aménagements sanitaires, tant pour la toilette que pour les déjections, ont été mis au jour. Ces aménagements ont nécessité des excavations suffisamment importantes pour être conservées dans le sol. Ces découvertes complètent les informations que nous pouvions avoir par ailleurs. C’est le cas d’une importante dalle de sol en béton, enfouie, ne présentant pas d’amorce de mur sur son côté visible, mise au jour lors de l’opération de diagnostic de 2013 et repérable sur la photo de 1950. Cette dalle supportait probablement un bâtiment en tôle ou en bois. Ces vestiges et la présence de réseaux d’adduction d’eau (et de regards dans d’autres sondages) traduisent l’existence de bâtiments sanitaires et la présence de points d’eau. Par ailleurs, plusieurs fosses d’aisance ont été découvertes entre les allées de tentes, montrant la proximité étroite qui existait entre le lieu de vie et les fosses de déjections, avec tous les risques épidémiologiques que cela pouvait engendrer. Ces latrines, de simples aménagements installés sur d’étroites tranchées à usage collectif, étaient régulièrement vidangées dans les champs alentour, comme en témoigne Monsieur André Lorrain, habitant de Stenay, âgé de 14 ans à l’époque (Vermard 2013).
8Concernant les structures d’enfermement, nous avons seulement pu observer, lors du diagnostic de 2013, la présence en bordure nord-est de la zone de cantonnement d’un petit carré de terrain clos (38 m de côté) entouré d’un fossé comblé, dans lequel avait été déroulé du fil barbelé. Il est probable qu’en surface, des barbelés tendus délimitaient également la zone, mais les plots auxquels ils étaient attachés, probablement ancrés dans les fossés, ont pu être retirés sans laisser aucune trace.
9Au vu de ces premiers résultats, on voit que l’aménagement de ce type de camp peut être surtout appréhendé du point de vue archéologique par la détection des infrastructures – sanitaires, adduction d’eau, latrines, mais aussi fossés comblés de barbelés ayant servi d’enclos – apportant bon nombre d’informations sur les conditions de détention. L’étude peut être complétée grâce aux très nombreux matériels découverts dans les latrines (fig. 2).
Fig. 2
Coupe d’une fosse ayant servi de dépotoir. Opération archéologique de Stenay « Les Groseilliers » (Vermard 2010)
(cl. L. Vermard, Inrap).
10Outre les vestiges de toiles de tentes découverts sur le site, l’occupation humaine est caractérisée par une profusion d’objets divers susceptibles de nous renseigner sur les conditions de vie des détenus. Ces artefacts ont, dans leur écrasante majorité, été découverts lors de l’échantillonnage de structures excavées, de types fosses dépotoirs ou latrines, localisées entre les rangées de tentes. Leur présence dans le comblement des fosses dépotoirs atteste d’une volonté évidente d’assainir le terrain pendant son occupation, et donc d’améliorer les conditions d’hygiène et de circulation à l’intérieur d’un camp surpeuplé. Le comblement des latrines peut quant à lui être interprété différemment, puisque l’on sait que celles-ci étaient vidées régulièrement lors de corvées et que leur contenu était répandu dans les champs alentour. Il s’agit donc plus probablement de vestiges enfouis après l’abandon du site, préalablement à sa remise en culture. Cette hypothèse est étayée par la nature et la qualité des objets et des matériaux qui y ont été découverts (paille, planches, couvertures intactes), ceux-ci provenant essentiellement du couchage des prisonniers.
11Dans le cas des fosses dépotoirs, si quelques vestiges d’uniformes et de sous-vêtements ont été découverts, les contenants alimentaires sont les plus représentés (bocaux, boîtes de conserve, bouteilles, sachets de boissons lyophilisées…). Ils témoignent d’une alimentation frugale, exempte de viande et constituée essentiellement de rations alimentaires fournies par l’armée américaine. L’abondance de ce type de mobilier nous a amenés à faire un premier tri sur le terrain, le volume d’objets n’étant pas toujours en adéquation avec sa diversité, sa bonne conservation et/ou son intérêt présumé. Ainsi, pour les très nombreuses boîtes de conserve en métal souvent très oxydées et dont les marquages n’étaient plus identifiables, le parti fut pris de ne récupérer que quelques exemplaires de chaque catégorie (formes, capacités) afin de ne pas gonfler inutilement le volume d’objets à étudier. Dans le cas du rejet de ce type de mobilier, il va sans dire qu’un décompte est nécessaire.
12Le mobilier de bouche est surtout constitué de matériel militaire américain en métal (gamelles, quarts, plateaux-repas, couverts), mais on note également la présence de quelques objets issus du paquetage des combattants allemands (gourdes et gamelles en métal, beurriers en bakélite). Associés à cet abondant mobilier, divers objets attestent d’une volonté évidente d’hygiène et de soins corporels. Ont ainsi été découverts de nombreux tubes de dentifrice et de mousses à raser de marques américaines, associés à des brosses à dents, des peignes, des rasoirs et des fragments de miroirs. Quelques rares produits d’origine allemande comme des pains de savon marqués RIF 0256 et une boîte de dentifrice en poudre Rosodont font également parti du corpus. Des flacons pharmaceutiques, fioles, pots à onguents en verre ou porcelaine témoignent également de l’accès à un minimum de prise en charge médicale.
13Bravant l’adversité et faisant face à des conditions de vie précaires, les détenus se sont ingéniés à récupérer, transformer et parfois détourner divers matériaux afin d’améliorer sensiblement leur quotidien. Les uniformes, ponchos, toiles diverses, brodequins et objets rejetés par les soldats américains ont ainsi connu une seconde vie. La fouille a en effet révélé la présence d’une activité de recyclage sous la forme de nombreuses chutes de tissus mais surtout de cuirs, issus de brodequins et de bottes américaines, de sangles de suspensions et de sacoches. Souvent rassemblées en petits stocks prêts à l’emploi, certaines de ces chutes ont servi à la confection de nouvelles chaussures et de sandales, faites d’une semelle de bois (planche) et de lanières de cuirs entrecroisées fixées par des clous (fig. 3). Quelques objets sont plus inédits : des bocaux en verre de Glasmine 43 servant probablement de récipients ou du carrelage serti dans une monture métallique faisant office de cendrier. Enfin, quelques objets témoignent des menus plaisirs que pouvaient avoir les détenus dans ces circonstances. Des boîtes de tabac, des pipes et fume-cigarettes en bakélite ont été trouvés en petit nombre, ainsi que les vestiges d’un harmonica.
Fig. 3
Ensemble de restes de chaussures fabriquées à l’aide de matériaux de récupération découverts lors de l’opération archéologique de Stenay « Les Groseilliers » (Vermard 2010)
(cl. F. Adam, Inrap).
14La nature et la période d’activité du camp de Stenay en font un site tout à fait particulier qui oblige à repenser les méthodes d’étude et de conservation préventive d’un mobilier archéologique atypique.
15Se pose tout d’abord la question de l’étude scientifique et sécurisée des contenants renfermant des liquides. Beaucoup de flacons ont été retrouvés à Stenay dont certains d’entre eux, hermétiques, contiennent encore des liquides. Il peut s’agir de produits pharmaceutiques dont nous ne connaissons pas l’évolution des molécules dans le temps. Nous savons par exemple que le Ddt était pulvérisé à Stenay par l’armée américaine sur des prisonniers allemands pour lutter contre les puces et les poux de corps (Fusshöller 1998 ; Heaton et al. 1969). D’autres questions liées aux conditions de traitement, au stockage et au devenir de ces objets se posent. Quels protocoles de traitement appliquer en fonction des matériaux ? De quelle manière ?
16Ces objets issus d’un contexte très récent, de moins d’une centaine d’années, nous mettent face à une situation double. Certes, leur processus de dégradation n’est pas encore important, ce qui facilite leur lisibilité. Néanmoins, pour certains matériaux récents présentant une instabilité chimique (plastiques, aluminium, liquides…), nous ignorons encore quels dommages sont susceptibles de se manifester avec le temps et les changements d’environnement, du terrain à son conditionnement définitif (Harouard et al. 2013). À Stenay, de nombreux objets de nature organique, et donc d’une grande fragilité, ont été découverts : couvertures, chemises, capes de pluie enduites, chaussettes, chaussures, sandales fabriquées par les prisonniers avec des matériaux recyclés (bois, cuir, clous) (fig. 4). Ce mobilier tout à fait unique et complet est d’autant plus important à traiter qu’il est susceptible de contenir des informations comme des marquages et qu’il témoigne des conditions de vie précaires dans le camp. Le service régional d’archéologie de Lorraine a donc sollicité le laboratoire Utica pour une mission de conseils dans cette étude particulière, notamment sur les premiers gestes de conservation préventive à adopter avec un mobilier textile, peu habituel pour un archéologue. La plupart des matériaux organiques ont fait l’objet d’un nettoyage doux avec une méthode adaptée, d’un séchage contrôlé pour les textiles et d’un maintien en milieu humide pour les bois et les cuirs. Ils ont ensuite été placés dans des conditionnements spécifiques et sur mesure (de la Baume 1990). Enfin, selon les préconisations d’usages (Markarian, Rat 2002), le mobilier qui le nécessitait a été stocké à l’abri de la lumière, dans un local à l’environnement frais et stable. Les objets les moins sensibles ont été entreposés dans un dépôt archéologique à température constante.
Fig. 4
Chaussette découverte lors de l’opération archéologique de Stenay « Les Groseilliers » (Vermard 2010) en cours de traitement
(cl. B. Panisset, Inrap).
17Se pose à présent la question du devenir de ces objets. La problématique est d’autant plus complexe que le volume et la disparité de la collection sont importants. Il est également nécessaire de tenir compte d’une forte dimension mémorielle. L’ensemble de la collection fait donc à ce jour l’objet d’une surveillance sanitaire régulière en attendant des traitements conservatoires appropriés.
18Les recherches archéologiques sur les camps d’internement éclosent çà et là ces dernières années. En plus des informations historiques, des archives et des témoignages, l’archéologie des camps de détention de la seconde guerre mondiale est une source importante pour comprendre l’organisation et l’évolution des lieux d’internement, mais également la vie quotidienne, ce que la mémoire collective a souvent tôt fait d’oublier.
19Les observations archéologiques ont apporté un regard nouveau sur le camp de prisonniers de Stenay grâce à la perception des infrastructures. L’étude de cette collection au volume conséquent et d’une grande disparité nous renseigne sur les conditions de vie très rudes imposées par le camp. En revanche, elle nous confronte à des contraintes et des limites d’un type nouveau qui ne sont pas seulement de l’ordre des sciences historiques. C’est le cas de l’étude des matériaux composites et des produits chimiques utilisés à cette époque, dont le processus de dégradation peut poser problème, tant pour la préservation des matériaux eux-mêmes que pour la sécurité des individus. La nature de ce mobilier hétéroclite et fragile mais exceptionnel oblige à repenser les méthodes traditionnelles de traitement liées à la conservation préventive. Par ailleurs, devant l’importante quantité de mobilier, l’archéologue se heurte, en raison de la proximité des événements, à la charge mémorielle des objets. Ce type d’étude nous amène à la croisée de ces trois disciplines connexes que sont l’archéologie, l’histoire et la sociologie.