Nous remercions l’ensemble des collègues ayant contribué aux travaux cités dans cet article et avec lesquels les collaborations fructueuses ont conduit aux réflexions présentées ici. Nos remerciements à Philippe Dillmann pour l’accès à la pXRF de l’Iramat et au Pcr « Matières premières lithiques en Corse - Territoires et interactions culturelles au Néolithique » dans le cadre duquel les tests de mesure pXRF ont été effectués.
Cet article est dédié à Gérard Poupeau qui a initié, stimulé et animé notre groupe de travail sur l’obsidienne depuis les années 1990.
1L’obsidienne est un des matériaux phare des études de provenance en archéométrie, avant tout en raison de la nécessité de faire appel à des caractérisations analytiques pour en distinguer les sources, puisque ce verre volcanique ne présente généralement pas suffisamment de spécificités « visuelles ». Ensuite, malgré le nombre limité des sources existantes (par rapport à d’autres matières premières lithiques), l’obsidienne a été intensivement utilisée par les hommes préhistoriques et diffusée jusqu’à de très grandes distances de ses sources naturelles. Ce matériau est donc un remarquable traceur des contacts entre les hommes, et ce sur de vastes régions.
2Les travaux sur l’archéométrie de l’obsidienne ont été initiés dans les années 1960 par Colin Renfrew et ses collaborateurs (Cann & Renfrew 1964) qui ont démontré, au Proche-Orient et en Méditerranée, la possibilité de relier un artefact à sa source par l’analyse de ses éléments traces. Ce constat d’une signature élémentaire homogène et spécifique de chacune des sources va s’imposer comme le moyen communément utilisé pour la recherche de la provenance des obsidiennes. Les contextes archéologiques et les régions d’études se sont depuis multipliés, ne faisant apparaître dans quelques rares cas seulement, soit une convergence de composition chimique (Chataigner et al. 1998), soit des hétérogénéités compositionnelles (Bellot-Gurlet et al. 2008) qui n’entraînent cependant pas de limitations importantes pour les déterminations de provenance.
3Le succès de ces études ne s’est pas démenti depuis cinquante ans, avec des recherches et des publications toujours nombreuses. Cet article n’est pas destiné à présenter une revue de ces très nombreux travaux (voir par exemple Shackley 1998 ; Freund 2013 ; Carter 2014 ; Poupeau et al. 2014), mais s’attache à quelques réflexions sur l’état des lieux de ces études, sur le plan analytique et méthodologique, et sur les enjeux actuels des recherches impliquant l’archéométrie de l’obsidienne, en prenant notamment pour exemple des programmes en cours en Méditerranée occidentale.
4Les analyses élémentaires ne sont pas les seules utilisées pour caractériser les sources d’obsidienne, des propriétés physiques, structurales, isotopiques ou leurs âges de formation ont aussi été exploités (Poupeau et al. 2007). Étant donné que les propriétés de l’obsidienne varient en général peu au sein d’une même source, ce matériau « modèle » a souvent été utilisé pour tester de nouvelles approches. Mais en raison de l’efficacité des analyses élémentaires (souplesse de la mise en œuvre, spécificité des signatures, comparaison aisée des résultats), l’essentiel des autres approches en est resté à des stades exploratoires (Poupeau et al. 2007). Au-delà et selon les contextes, la caractérisation visuelle (à l’œil et à la loupe) par un observateur entraîné ne doit pas être négligée, car elle peut réduire le recours à des analyses plus lourdes (comme nous allons le discuter pour la Méditerranée occidentale). D’une façon générale, pour cette problématique de provenance, l’approche ou la combinaison d’approches mise en œuvre est destinée à souligner les similitudes entre les artefacts étudiés et les sources suspectées. Il s’agit donc avant tout d’effectuer une démarche d’exclusion des sources présentant des spécificités différentes.
5Définir une « source » nécessite de replacer dans leurs environnements géographiques et géologiques les affleurements ou les dépôts d’obsidienne (Lugliè et al. 2006 ; Binder et al. 2011), pour distinguer la source « primaire » (roche en place), « sub-primaire » ou « secondaire », selon les déplacements sous les effets de l’érosion. Les études géochronologiques, géomorphologiques et les inventaires détaillés de terrain sont alors essentiels pour définir les lieux d’approvisionnements potentiels, leurs éventuelles relations génétiques et documenter les modalités d’exploitation possibles.
6D’un point de vue analytique, il n’y a pas de « méthode préférable » pour déterminer la provenance d’un artefact en obsidienne. En ne considérant que les analyses élémentaires et même si, selon les régions et les sources à discriminer, certains éléments ou cortèges d’éléments peuvent être plus pertinents, diverses techniques permettent d’assurer une réponse fiable, tout en respectant les contraintes imposées d’une approche plus ou moins invasive. Ce sont alors plutôt les opportunités d’accès à des appareillages/laboratoires ou des collaborations qui vont motiver l’utilisation de l’une ou l’autre technique.
7Par rapport à l’analyse des données, les signatures élémentaires des obsidiennes présentent l’avantage d’être le plus souvent discernables par des diagrammes simples (binaires avec des éléments ou rapports d’éléments, ou spidergrammes) avec, parfois, le recours à des analyses multivariées (Le Bourdonnec et al. 2010), mais n’exigent pas de développements spécifiques d’analyse des données, comme cela peut être le cas, par exemple, pour les études de provenance des métaux ferreux (Leroy et al. 2014).
8Par ailleurs, grâce aux progrès de l’instrumentation – performances des appareillages, souplesse d’utilisation, baisse des coûts, etc. –, l’accès aux caractérisations analytiques se démocratise, avec des appareillages plus « légers », parfois portables, qui permettent la mesure sur le terrain ou hors des laboratoires spécialisés.
9Ainsi, la fluorescence X est utilisée depuis très longtemps pour étudier les obsidiennes (Parks & Tieh 1966 ; Shackley 2011) mais, depuis quelques années, les études de provenance par la caractérisation élémentaire, notamment de l’obsidienne, sont bousculées par l’apparition commerciale de petits appareillages portables de fluorescence X (pXRF) (voir par exemple Speakman & Shackley 2013 et les références citées). D’une utilisation simple, d’un coût modéré, et fournissant de plus en plus directement des tableaux de chiffres, des données « clés en main » – la mesure « brute », le spectre, étant traitée automatiquement –, ces appareillages offrent de nouvelles perspectives mais posent aussi de « nouvelles limites ».
10Les premières décennies des études de provenance des obsidiennes ont été consacrées à la définition des aires géographiques où étaient distribuées les différentes matières premières. Le plus souvent, les sources n’étaient définies que par l’analyse de quelques échantillons et un nombre limité de pièces archéologiques était examiné ; ces restrictions étant largement dues au « coût » des analyses. Cette première phase des recherches a permis de déterminer, dans de nombreuses régions, les grands traits des zones approvisionnées par les sources et de commencer à discuter les évolutions diachroniques en fonction des relations et évolutions culturelles.
11Audelà du besoin de documenter de nouvelles séries archéologiques ou d’affiner les premiers schémas de circulation, d’autres aspects sollicitent des analyses plus nombreuses. D’un côté, en raison de la complexité du volcanisme de certaines régions (par exemple Chataigner & Gratuze 2014), la définition des sources requiert des analyses nombreuses, détaillées, voire des datations pour les replacer dans leur environnement et assurer leur distinction. D’un autre, l’enjeu archéologique n’est plus seulement de déterminer à quelle(s) source(s) s’est de préférence approvisionné un site, mais de définir la place des différentes sources dans les chaînes opératoires et de discuter précisément les influences culturelles et les évolutions diachroniques.
12En parallèle des études typo-technologiques des séries en obsidienne, il s’agit donc de ne plus se contenter d’un échantillonnage très partiel de celles-ci pour en déterminer la provenance, mais d’atteindre une détermination d’origine pour une part représentative, voire la totalité, de la série. Ce paramètre provenance, partie intégrante de la chaîne opératoire, devient indispensable à l’approche des systèmes techniques.
13Face à ces questions, deux axes sont alors à considérer : le plan analytique, pour accéder aux déterminations de source ; et les réflexions méthodologiques, destinées à adapter les approches aux questions posées.
14Réaliser l’analyse d’un grand nombre d’échantillons exige des approches « rapides » impliquant des « coûts » modérés. Ceci est actuellement facilité par les progrès instrumentaux évoqués plus haut, et, une fois correctement circonscrites les questions de « définition des sources », il est possible d’envisager des stratégies analytiques, combinant éventuellement plusieurs méthodes, pour déterminer la provenance de grandes séries. Il faut tout d’abord ne pas négliger les classifications visuelles pouvant permettre, dans certaines régions, d’effectuer une part non négligeable du travail. Par la suite, une méthode souple d’utilisation, comme la fluorescence X portable, peut apporter un niveau de discrimination fréquemment élevé. Les éventuelles ambiguïtés restantes seront traitées par d’autres méthodes avec la détermination d’un très large cortège d’éléments (comme avec l’analyse par plasma couplé par induction associé à la spectrométrie de masse, Inductively Coupled Plasma-Mass Spectrometry - ICP-MS ; Gratuze et al. 2001).
15Les travaux récents conduits en Méditerranée occidentale illustrent cette démarche. Cette région présente un nombre restreint de sources localisées sur quatre îles : Lipari, Palmarola, Pantelleria, Sardaigne (fig. 1), avec, pour deux d’entre elles – Pantelleria et Sardaigne –, respectivement deux (Balata dei Turchi BDT, Lago di Venere LDV) et quatre sources (SA, SB1, SB2, SC) géochimiquement distinguables (Le Bourdonnec et al. 2014b et c). Un observateur entraîné peut les identifier visuellement avec un taux de succès variable selon celle qui est concernée, la taille des pièces qu’il examine et leurs altérations de surface : ses chances dépassent 80 % dans les cas les plus favorables mais n’atteignent pas 50 % dans d’autres, selon les spécificités des pièces et les convergences de faciès entre sources, comme entre les groupes SB2 et SA (Lugliè et al. 2008 ; Le Bourdonnec et al. 2014a). Quoi qu’il en soit, cette première étape réduit fortement le nombre de pièces nécessitant une caractérisation analytique et permet ainsi la détermination de provenance de toute une collection, même quand celle-ci comprend plus d’un millier d’objets (Lugliè et al. 2008).
Fig.1
Carte de localisation des sources d’obsidienne de Méditerranée occidentale
(© Le ßourdonnec, Bellot-Gurlet, Luglié, Bressy-Leandri)
16Pour ce qui est de l’utilisation de la fluorescence X portable, la Méditerranée occidentale est aussi une région favorable avec des différenciations plutôt nettes. Des tests réalisés sur des échantillons sources montrent qu’avec un contrôle rigoureux de la géométrie de mesure (pour garantir sa reproductibilité, fig. 2) et une calibration effectuée avec des échantillons représentatifs, les mesures obtenues par pXRF peuvent s’avérer comparables à celles obtenues par PIXE (Particle Induced X-ray Emission) (fig. 3). Cependant, la mesure de pièces archéologiques de faible épaisseur (éclats ou lamelles) peut poser problème. En effet, les logiciels intégrés aux instruments portables considèrent un parcours des rayons X dans une cible d’épaisseur « infinie ». Étant donné la composition riche en silice (SiO2>75 %) de l’obsidienne, tel n’est pas le cas pour des épaisseurs inférieures à 3 ou 4 mm, que les rayons X peuvent traverser (Le Bourdonnec et al. 2013). Les résultats chiffrés fournis automatiquement par l’appareil sont alors erronés et ne peuvent être rectifiés facilement et précisément. Dans ces situations, il faut mettre en place des traitements spécifiques réalisés a posteriori hors de l’appareil afin de modéliser les spectres bruts enregistrés en ajustant l’épaisseur de l’échantillon (voir par exemple le logiciel PyMCA), mais ceci implique la perte de l’avantage d’une analyse rapide sans traitement « lourd » pour obtenir les résultats.
Fig. 2
Vues du banc de mesure pXRF (instrument : Thermo Scientific Niton XL3). a. Vue générale de l’analyseur et de son banc de mesure. b. Idem, capot de protection ouvert : l’objet analysé se trouve au centre de l’ellipse
(© FXLB et LBG)
17Sans entrer dans les considérations sur les avantages et les inconvénients des appareillages de fluorescence X portables proposés par un nombre de plus en plus important de fabricants, ni de discuter des possibles imperfections des logiciels de traitement intégrés, il apparaît que ce type d’instrumentation offre des perspectives particulièrement attrayantes pour caractériser les obsidiennes même en dehors d’un environnement de laboratoire, voire sur le terrain. Il importe cependant de prêter attention à la « magie des chiffres » fournis de façon automatique par de tels instruments. En effet, ils n’incluent pas de mise en garde vis-à-vis des éventuels biais analytiques et seuls des étalonnages et des contrôles rigoureux peuvent assurer des résultats pertinents et des mesures fiables, comparables à celles obtenues par ailleurs, entre séances de mesures ou disponibles dans la littérature.
Fig. 3
Comparaison des résultats obtenus par mesures pXRF et PIXE sur les sources de Méditerranée occidentale. Le nombre d’échantillons caractérisés est indiqué entre parenthèses.
18Les analyses élémentaires présentent l’avantage de résultats « cumulatifs ». Les mesures sont censées pouvoir être comparées les unes aux autres et être réutilisées d’une étude à l’autre, ce qui est possible si des protocoles analytiques rigoureux sont utilisés. Au-delà des mesures elles-mêmes, il s’agit ensuite de comparer et d’intégrer les résultats d’une étude à un contexte plus large. Avec l’avènement des bases de données informatisées, des outils performants sont maintenant disponibles et, en association avec des systèmes d’information géographique, de nouveaux axes d’interprétation s’ouvrent (Chataigner & Barge 2008). Au-delà de la publication de synthèses (par exemple Cauvin et al. 1998 ; Binder et al. 2012), la mise en place, la maintenance et l’accessibilité de bases de données régionales (voir par exemple Obsidatabase, Varoutsikos & Chataigner 2012) est, comme pour d’autres types d’études, un des enjeux des travaux actuels autour de l’obsidienne.
19Avec la possibilité d’analyser de plus grands nombres d’échantillons, la question de la relation entre problématique posée et nombre de pièces à analyser se renouvelle. Analyser la totalité d’une série est-il pertinent sans une étude typo-technologique détaillée ? Si les proportions obtenues entre sources donnent des « valeurs absolues », leur signification ne pourra prendre tout son sens qu’en discutant des types de pièces concernées et des (différentes ?) chaînes opératoires.
20Cependant, même sans être dans une zone géographique proche des sources d’approvisionnement, les séries lithiques peuvent comprendre un nombre conséquent de pièces et il est toujours indispensable de questionner l’utilité d’une mesure. Il est donc nécessaire de passer par des phases d’échantillonnages successifs dans une dialectique entre le choix du type et du nombre de pièces analysées et la définition des questions auxquelles il sera, à chaque étape, possible de répondre. Selon les contextes chrono-culturels, l’état des connaissances et des problématiques guide aussi les approches et la conduite de l’étude.
21C’est donc globalement l’approche de cette industrie lithique qu’il faut considérer en intégrant la provenance comme l’un des paramètres à acquérir. Par un dialogue entre archéologues, lithiciens, archéomètres, les questions sur le nombre, le choix des pièces, les points auxquels il sera possible de répondre et la stratégie retenue pour conduire l’étude doivent être posées, des évolutions et des remises en cause pouvant être faites au fur et à mesure de l’acquisition des résultats pour adapter l’approche au développement des interprétations.
22Cinquante ans après le début des études de provenance de l’obsidienne par des moyens analytiques, le renouvellement des questionnements archéologiques et les progrès analytiques offrent de nouvelles dimensions à l’étude de la circulation de l’obsidienne. Les analyses sont plus accessibles, elles peuvent être (en partie) pratiquées en dehors des laboratoires et permettre un accès plus aisé aux collections, tout comme le caractère non ou faiblement destructif autorise la mesure de tous types de pièces. Le point de blocage ne se trouve donc plus concentré du côté des mesures analytiques, il s’est déplacé vers la discussion de la pertinence des mesures effectuées par rapport aux questions posées, c’est-à-dire de l’articulation de celles-ci par rapport aux études typo-technologiques et plus généralement des chaînes opératoires. Selon les régions et les périodes, les stratégies analytiques à envisager peuvent alors être assez différentes, tout comme la connaissance analytique et/ou de terrain des sources peut s’avérer incomplète par rapport aux questionnements actuels et justifier des études interdisciplinaires d’envergure (Binder et al. 2011 ; Balkan-Atlı et al. 2011). L’archéométrie de l’obsidienne est donc en plein renouvellement, des questions méthodologiques sur la conduite des études aux contextes chrono-culturels avec lesquels celles-ci s’articulent et au riche cadre interdisciplinaire (volcanologie, géomorphologie, archéologie, analyse…) dans lequel elles s’inscrivent.