Cette introduction se fonde sur des discussions approfondies avec Arnaud Hurel, que nous souhaitons remercier vivement ici, de même que François-Xavier Chauvière, Géraldine Delley et Gianna Reginelli Servais, pour leur relecture critique d’une première version du manuscrit.
1S’il découle d’une logique propre à l’avancement des travaux du Pcr Déchelette, le choix de la thématique des Journées d’études de Neuchâtel s’inscrit aussi parfaitement dans les tendances présentes en histoire de l’archéologie. Au cours de ces dernières décennies, le développement de ce domaine de recherche s’est en effet traduit par un renouvellement notable des approches et des perspectives (Schlanger 2002 ; Murray & Evans 2008 ; Schlanger & Nordbladh 2008 ; Moro Abadía 2009). Après les travaux pionniers, qui relevaient principalement de l’histoire des idées, les études historiographiques en archéologie se sont ainsi déployées simultanément sur deux axes : le premier dédié à l’examen épistémologique de la discipline envisagée dans le cadre général de l’histoire des sciences, et le second embrassant les enjeux politiques, sociaux et idéologiques, anciens et récents, dont elle est porteuse (Trigger 2001).
2Depuis quelques années, l’histoire de l’archéologie est marquée, partout en Europe, par un essor des approches institutionnelles (Kaeser 2006a) qui témoigne de la reconnaissance conférée désormais aux perspectives historiographiques au sein de la discipline archéologique. Cette « nouvelle » histoire réflexive des institutions archéologiques s’est généralement affranchie des travers complaisants de l’historiographie commémorative traditionnelle (Kaeser 2005). Mais à nos yeux, cet essor résulte surtout de motifs heuristiques : comme la biographie (Kaeser 2003, 2006b), l’histoire des institutions présente en effet justement l’avantage d’articuler les enjeux épistémologiques et sociaux de l’exercice de la science. Elle permet donc de pallier avantageusement l’éclatement potentiel des perspectives explorées sur les deux axes évoqués ci-dessus.
3Or ces approches institutionnelles ont logiquement favorisé la réflexion sur l’histoire des pratiques : en partant des acteurs institutionnels, on a été amené à s’intéresser à leurs activités concrètes – notamment la conduite des fouilles, l’application des méthodes, les outils et les techniques des archéologues, ainsi que leurs pratiques de collection (Jensen 2012). Mais comme l’ont montré les travaux récents du Pcr Déchelette, cette histoire des pratiques exige dorénavant une meilleure prise en compte de leurs conditions d’exercice.
4En d’autres termes, on ne peut apprécier historiquement la valeur, la portée et l’écho des activités de nos prédécesseurs si l’on méconnaît les contraintes matérielles et juridiques auxquelles ceux-ci étaient confrontés. À cet effet, les historiens de l’archéologie doivent donc s’interroger sur les cadres légaux, réglementaires et financiers de l’exercice de l’archéologie. C’est l’objectif que se sont fixé ces Journées d’études au Laténium.
5Compte tenu du caractère encore fragmentaire et hétérogène de nos connaissances sur ces questions, le choix des organisateurs s’est porté sur un cadre chronologique large, du milieu du xixe siècle jusqu’à nos jours. Les mêmes motifs ont encouragé une approche multifocale associant des analyses pointues, ciblées sur des cas précis, à des études plus générales, ainsi que des perspectives supranationales. De fait, si la situation française est désormais bien documentée, grâce notamment aux travaux d’Arnaud Hurel (2007, 2010 et ci-dessous, p. 8-12), les conséquences effectives des changements de régimes juridiques ou financiers ne peuvent être mesurées efficacement qu’à une aune comparative.
6Or, à cet égard, les comparaisons internationales illustrent la grande disparité historique des cadres concrets de l’exercice de l’archéologie. Comme le montrent les diverses contributions publiées dans ce dossier, la réglementation patrimoniale et le financement de la recherche archéologique ont connu, d’un pays à l’autre (voire d’une province à l’autre, dans les états fédéralistes), des évolutions extrêmement différentes, tant dans le rythme des changements mis en œuvre que dans l’ordre relatif manifeste des priorités.
7De notre point de vue, les facteurs « externes » (politiques, sociaux, économiques ou idéologiques) ayant influé sur les « agendas » respectifs de l’archéologie n’expliquent que partiellement des disparités aussi fortes. Celles-ci témoignent probablement aussi de la diversité des attentes, des besoins et des positions des différentes communautés savantes, qui ont défendu une institutionnalisation gouvernée soit par des enjeux plutôt patrimoniaux, soit par des enjeux plutôt heuristiques. Dans sa contribution liminaire (ci-dessous, p. 8-12), Arnaud Hurel détaille ainsi la réaction parfois virulente des archéologues eux-mêmes qui, en France, ont pu envisager les premières mesures de réglementation étatiques comme une atteinte à la liberté de la science, où les savants représentant les institutions officielles se voyaient reprocher de s’arroger des privilèges que certains, en Suisse, s’étaient déjà plu à comparer aux prébendes d’Ancien Régime… (Kaeser 2004 : 325-329).
8Cela posé, on peut se demander si, au-delà des causes immédiates, ces disparités ne trahissent pas, plus profondément, la précarité de notre discipline. Comme semblent l’indiquer les contributions présentées aux Journées d’études de Neuchâtel, les développements si différents d’un pays ou d’une région à l’autre ne s’expliqueraient ainsi pas par la puissance des facteurs externes évoqués ci-dessus, mais plutôt par la faiblesse du statut de l’archéologie, qui la rendait sensible aux plus faibles souffles de brise. Si l’on suit cette logique, on comprend mieux à quel point la définition et l’affirmation des cadres réglementaires et financiers de son exercice ont été soumises à des facteurs souvent circonstanciels, parfois presque anecdotiques. Ce constat rejoint d’ailleurs les observations de Noël Coye (1989 ; également Kaeser 2011), qui a montré que certaines « affaires » de fraudes et de falsifications archéologiques ont stimulé la formalisation des procédures de terrain et des méthodes de l’archéologie ; et, comme l’a montré Arnaud Hurel (2007), la médiatisation de ces « affaires » a souvent été instrumentalisée pour soutenir la mise en œuvre de la réglementation de la fouille et de la prospection archéologiques.
9C’est également dans ce registre que l’on devrait pouvoir dégager les lignes de force historiographiques de la « professionnalisation » de notre discipline. De toute évidence, c’est en effet la reconnaissance de l’intérêt public de l’archéologie qui a motivé la réglementation et le financement de cette activité scientifique et patrimoniale. Or, dès le xixe siècle, et surtout dans la première moitié du xxe siècle, on voit que les premières étapes de cette professionnalisation ont logiquement procédé de la nécessité, pour les pouvoirs publics, de disposer d’une main-d’œuvre compétente (et crédible), apte à faire respecter les dispositions étatiques (Callmer et al. 2006). En somme, la professionnalisation de l’archéologie apparaît donc comme une sorte de sous-produit des changements historiques dans les domaines de la réglementation et du financement.
10L’actualité scientifique confirme du reste l’importance de cette réflexion sur le financement de l’archéologie. Ainsi, la mise en œuvre de l’archéologie préventive peut être considérée comme une véritable « révolution épistémologique » de la discipline (Demoule 2007, 2012 ; Bofinger & Krausse 2012). Pourtant, si elle a entraîné en France un essor formidable de la professionnalisation, elle constitue aussi une conséquence directe des nouveaux modes de financement induits par les lois de 2001 et 2003. Et quarante ans plus tôt, en Suisse, c’était déjà un modeste arrêté technocratique voté dans l’indifférence générale qui avait autorisé le financement proprement pharaonique de l’archéologie « autoroutière » (Kaenel 1998, 2002 ; Kaeser 2012), provoquant l’ouverture de chantiers où des centaines de fouilleurs (souvent français, d’ailleurs) ont débuté dans le « métier », puisqu’il s’agissait enfin d’une véritable activité professionnelle.
11Qu’on ne se méprenne pas : nous n’entendons bien sûr pas que l’archéologie a été façonnée, dans son développement, par ces aléas juridiques ou budgétaires. Nous estimons au contraire que ce sont les défaillances dans la reconnaissance publique de l’archéologie qui brident d’ordinaire son développement « naturel ». Et, comme le montrent les diverses contributions publiées dans ce numéro, ce sont souvent des interventions réglementaires ou des dispositifs financiers ponctuels, dont les motifs s’avèrent parfois très circonstanciels, qui, à l’image d’une écluse enfin ouverte, permettent soudain aux archéologues de « rattraper le retard », en quelque sorte.
12Depuis les années 1980, l’essor de l’histoire de l’archéologie a été porté par le souffle de la critique réflexive. Or, dans la mesure où la recherche historiographique s’est engagée en priorité sur des terrains sensibles (Trigger 1984), comme l’impact du colonialisme, des nationalismes ou des idéologies totalitaires, elle s’est souvent laissée emballer par l’enjeu que représente la manipulation du passé, pour en arriver à confondre parfois la gravité des dévoiements de notre discipline avec son importance sociale, culturelle et politique. En d’autres termes, ce n’est pas parce que l’archéologie a pu contribuer à l’affirmation de notions condamnables que son soutien a nécessairement eu un poids significatif dans la diffusion de ces notions – ni même, surtout, qu’il ait été sollicité, souhaité ou reconnu par les acteurs politiques contemporains…
- 1 « Lors des fouilles archéologiques des habitats de nos ancêtres des temps préchrétiens, on s’excit (...)
13Bien entendu, nous ne prétendons pas acquitter la discipline des innombrables compromissions dont elle a pu ou su profiter, hier comme aujourd’hui. Mais nous souhaitons rappeler encore que la manipulation du passé peut aussi s’affranchir de l’appui, de la participation ou de la caution de la communauté scientifique. À ce propos, on rappellera qu’Adolf Hitler lui-même1 éprouvait un mépris certain pour les malheureux tessons brandis par les préhistoriens pour la glorification du passé germanique…
14Par-delà son apparence provocatrice, notre position assez réservée quant à la reconnaissance publique du statut et de la portée de la discipline archéologique ne doit cependant pas être envisagée comme l’expression d’un relativisme désenchanté. Au contraire. Car nous estimons en définitive que la mise en évidence du caractère circonstanciel, voire aléatoire, de l’action publique en matière d’archéologie devrait au contraire renforcer, parmi les archéologues, la conscience de leur propre responsabilité, tant scientifique que sociale. De fait, si l’on admet que le développement de la discipline n’est pas seulement le fruit de grands courants structurants, et qu’il est également soumis aux impacts volatils de certaines mesures circonstancielles (certes habilement préparées, voire opportunément exploitées par quelques archéologues), cela signifie par voie de conséquence que les acteurs de l’archéologie disposent d’une marge de manœuvre bien plus large qu’ils ne le croient souvent eux-mêmes…
15Face aux enjeux présents, les enseignements de cette approche historiographique « modeste » encouragent en somme les archéologues à prendre conscience de la portée potentielle de leurs efforts les plus discrets pour la protection du patrimoine, la promotion de la recherche scientifique et la mise en valeur du passé. De fait, aussi prosaïques ou technocratiques qu’elles puissent paraître, les mesures relatives à la réglementation et au mode de financement de l’archéologie peuvent avoir des conséquences scientifiques et épistémologiques majeures. Au lendemain de la publication, en France, du Livre blanc de l’archéologie préventive (Garcia 2013), chaque archéologue devrait donc se sentir appelé à s’engager, en toute humilité, sur le terrain des politiques du patrimoine.