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Silex and the city, ou le côté obscur du biface

Jeanne Puchol
p. 71-72

Texte intégral

1La série de dessins animés adaptés de la bande dessinée de Jul a ravi les téléspectateurs d’Arte l’automne dernier ; ses quarante et un épisodes sont toujours visibles sur le site internet de la chaîne franco-allemande.

2Silex and the city affiche d’emblée son caractère parodique. Passons sur le titre, clin d’œil potache à celui de la série télévisée Sex and the city, pour nous arrêter au texte qui accompagne le générique de début :

3« Nous sommes en - 40 000 avant Jésus-Christ ; toute la planète semble obéir aux lois de la sélection naturelle Toute ? Non. Une vallée résiste encore et toujours à l’évolution. »

4Les fidèles lecteurs d’Astérix le Gaulois auront reconnu, à peine démarquée, la célèbre formule qui ouvre tous les albums de cette série de bande dessinée devenue un monument incontournable de la culture française :

5« Nous sommes en 50 avant Jésus-Christ ; toute la Gaule est occupée par les Romains… Toute ? Non ! Car un village peuplé d’irréductibles Gaulois résiste encore et toujours à l’envahisseur. »

6Au-delà de l’hommage qu’il rend à ses glorieux aînés Goscinny et Uderzo, Jul creuse la même veine humoristique. Hommes préhistoriques et Gaulois teigneux, même combat. Il vous aura prévenus.

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Fig. 1

Fig. 1

Couverture de la bande dessinée de Jul publiée par Dargaud

(© Haut et court)

8Après le texte, examinons de plus près les images du générique. Un arbre généalogique farfelu se déploie, qui fait descendre l’Homo sapiens du silex, du dinosaure, d’une figure égyptienne et d’une poule avec des dents (ce qui confirme que les ptérodactyles avaient des plumes, on est quand même entre gens sérieux). Et voici la famille Dotcom : Spam, la mère ; Blog, le père ; Url, le fils ; et Web, la fille. Un peu plus loin, un primate répondant au doux nom de Werther lit Kant au pied d’un arbre ; singeant, car c’est dans sa nature, cet autre personnage de bande dessinée, Kador, le chien des Bidochon. N’oublions pas qu’à l’époque, le chien était encore un animal en voie d’apparition.

9Spam et Blog sont tous deux professeurs au collège Françoise-Dolto, elle, de préhistoire-géo, lui, de chasse. Si elle milite au sein du Réseau Évolution Sans Frontière, lui se borne à déplorer quelques morts après chaque séance de travaux pratiques. Écologiste convaincu, leur fils Url est la conscience alter-darwiniste de la famille, quand sa sœur aînée Web se trouve cantonnée dans un rôle d’adolescente plus ou moins écervelée. Les membres de la famille évoluent entre leur caverne et différents quartiers de la vallée, dont celui de la Défense, à la toponymie transparente en ces temps de mammouths à poils laineux. Certes, un ancien directeur du Fmi (Fonds mammifère international) y a ouvert un club échangiste interespèces. La vallée est éclairée et chauffée grâce au volcan d’Edf (Énergie du feu) qui abuse, comme il se doit, de son monopole. Je pourrais multiplier les exemples à l’infini. Anachronismes, détournements, analogies hilarantes : le potentiel satirique de chaque situation est exploité par Jul pour faire rire des travers de notre époque, sur le mode adopté avant lui par les auteurs d’Astérix le Gaulois.

10De manière plus subtile, Silex and the city propose aussi une réflexion sur nos représentations de la Préhistoire, du moins celles qu’en ont des non-spécialistes comme moi.

11En 1969, comme tous les petits lecteurs de Pif Gadget, je découvrais Rahan, le fils des âges farouches, de Roger Lecureux et André Chéret. Que la Préhistoire y était belle ! Le héros, un pur Cro-Magnon aux traits harmonieux, était entouré de Néandertaliens au tore suborbital menaçant. Il était glabre avec de longs cheveux blonds, ils étaient hirsutes et mal rasés. Il savait travailler l’os et le bois, eux façonnaient encore laborieusement des caillasses inesthétiques. Avec un aplomb effarant, la série dépeignait un univers préhistorique totalement fallacieux, mais marquait durablement les imaginaires enfantins : la Préhistoire, c’était Rahan.

12Est-ce un hasard si un des personnages de Silex and the city se prénomme aussi Rahan ? Fils du directeur d’Énergie du Feu, petit ami de Web Dotcom, Rahan de la Pétaudière n’est pas seulement là pour déclencher le rire mais pour renvoyer le néophyte à ses clichés sur la Préhistoire. Et, plus malicieusement, pour rappeler au spécialiste la fragilité de ses hypothèses et de ses modèles théoriques. Un exemple : on continue de s’interroger sur l’extinction des dinosaures, sans qu’aucune des réponses apportées ne soit franchement satisfaisante. On spécule, faute d’en savoir quoi que ce soit. En affirmant que « s’ils avaient eu un bon business model, les dinosaures n’auraient jamais disparu », Jul ne se contente pas de nous faire rire par un rapprochement incongru. Il nous interroge aussi sur notre propension à plaquer des modèles inadéquats sur des phénomènes que nous ne parvenons pas à expliquer.

13Spam, Blog, Url et Web Dotcom ne cessent de le rappeler : au Paléolithique, « on n’a encore inventé ni la roue, ni l’écriture ». Cela n’empêche pas Url et Werther de créer Flèchesbook, le premier réseau social des chasseurs-cueilleurs. Est-ce seulement un gag facile ? J’y vois plutôt un renversement dialectique salutaire. Cela fait maintenant longtemps que la roue et l’écriture ont été inventées, rendant possible une ribambelle de progrès techniques plus ébouriffants les uns que les autres. Fleuron ultime de ces avancées technologiques, Facebook permet à ses usagers de laisser des messages sur leur « mur ». L’Homo sapiens faisait-il autre chose sur les parois des cavernes ? La farce se mue en fable philosophique : après nous avoir divertis grâce à l’improbable présence des nouvelles technologies au Paléolithique, elle nous fait réfléchir sur la possible permanence de comportements – et de modes de pensée ? – « préhistoriques », au sens de « peu évolués », dans nos cerveaux modernes. L’énoncé du générique de début prend enfin tout son sens : c’est bien la pensée humaine qui résiste, encore et toujours, à l’évolution.

Jeanne Puchol

Née en 1957, Jeanne Puchol publie en 1983 sa première bande dessinée (Ringard !) aux Futuropolis/Gallimard. La même année, elle illustre le polar Groom de Jim Thomson, avant les Meurtres pour mémoire de Didier Daeninckx (1991).

De 1993 à 1995, elle met en scène avec Laurent Bollée Le Cabaret des espoirs, pour la défunte revue À suivre ! Elle imagine les aventures de Judette Camion avec Anne Baraou (Casterman, 1998 et 1999), signe Chimère chez PLG en 2000 et rejoint la collection Traits féminins des Éditions de l’An 2 avec Haro sur la bouchère ! (2003) puis La bouchère au bûcher (2004) – épopée picaresque d’une femme déguisée en homme évoluant dans l’Espagne du xvie siècle en compagnie d’une attachante créature chimérique douée de parole.

Jeanne Puchol illustre le 16e volume du Poulpe aux éditions Six Pieds sous terre (Les Jarnaqueurs de Michel Boujut, 2005). Après un volume des Abîmes du Temps sur un scénario de Rodolphe, les éditions Casterman les engagent tous deux pour une série Assassins… contrat finalement révisé et réduit au diptyque formé par Le Docteur Petiot (2009) et Le Vampire de Düsseldorf (2010).

Elle recompose l’histoire de Jeanne d’Arc avec Valérie Mangin, diplômée de l’École nationale des Chartes et docteur en histoire moderne (Jeanne d’Arc : L’Épée, 2011). Là encore, les directeurs de la collection Sorcières chez Dupuis refusent de sortir le deuxième tome, mais Marie Moinard, directrice de la maison Des ronds dans l’O, les aide à mener leur projet à son terme en publiant l’intégrale sous le titre : Moi Jeanne d’Arc, appelée la Pucelle, misérable pécheresse, sorcière, fausse prophétesse, invocatrice et conjuratrice des esprits mauvais, superstitieuse, adonnée aux arts magiques, hérétique, obstinée et rechue…

En janvier 2013, Jeanne Puchol a reçu le prix Artémisia de la BD féminine pour son album Charonne – Bou Kadir : 1961-1962, une enfance à la fin de la guerre d’Algérie, paru aux éditions Tirésias.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1
Légende Couverture de la bande dessinée de Jul publiée par Dargaud
Crédits (© Haut et court)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nda/docannexe/image/2079/img-1.png
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Titre Fig. 2
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nda/docannexe/image/2079/img-2.png
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Pour citer cet article

Référence papier

Jeanne Puchol, « Silex and the city, ou le côté obscur du biface »Les nouvelles de l'archéologie, 132 | 2013, 71-72.

Référence électronique

Jeanne Puchol, « Silex and the city, ou le côté obscur du biface »Les nouvelles de l'archéologie [En ligne], 132 | 2013, mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 10 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nda/2079 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nda.2079

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