1Entre 9650 et 4700 cal. av. J.-C., les Capsiens, derniers chasseurs-cueilleurs d’Afrique du Nord-Ouest, s’installent sur les hautes plaines steppiques de l’Algérie et de la Tunisie. Les sites se présentent sous forme d’escargotières, le plus souvent de plein air, dont la densité est très élevée et l’occupation de type saisonnière (Lubell et al. 1976, 1984 ; Lubell, Sheppard 1997). Ils fabriquent des outils microlithiques par débitage lamellaire (eg. Balout 1955 ; Camps 1974 ; Grébénart 1972 ; Inizan 1976 ; Pond et al. 1928, 1938 ; Tixier 1963 ; Vaufrey 1932, 1933, 1955) et pratiquent le débitage par pression à partir de 6000 cal. av. J.-C., marquant ainsi la phase du Capsien supérieur (Sheppard 1987 ; Rahmani 2003, 2004). Ils confectionnent des outils en os et des faucilles, sculptent la pierre, gravent et façonnent l’œuf d’autruche et, surtout, ils interviennent sur les os humains et les modifient (Camps-Fabrer 1966, 1975), ce qui intéresse directement notre propos.
2Plusieurs objets capsiens présentant des traces de modifications en profondeur par sciage, polissage et perforation sont en effet issus du squelette humain. Les premières études ont d’abord considéré ces pièces, connues depuis les années 1920, comme des outils en os à usage domestique (Pond et al. 1928 ; Camps-Fabrer 1966, 1993), ce qui induisait leur « déshumanisation » (Leclerc 1990 : 17) ou leur « réification » (Thomas 1980 : 98). Néanmoins, une étude récente prenant en compte l’analyse des sépultures capsiennes et des modifications de surface et de profondeur dont ces os ont fait l’objet a permis de les replacer au sein d’une chaîne opératoire funéraire complexe (Aoudia-Chouakri 2013 ; Aoudia-Chouakri & Bocquentin 2007-2008).
3L’analyse d’une cinquantaine de sépultures a permis de caractériser deux coutumes funéraires chez les Capsiens (Aoudia-Chouakri 2013). Une première, la plus répandue, montre qu’ils ont enterré leurs morts sous leur lieu d’habitat. Elle révèle également que les individus ne sont jamais associés dans la mort, chaque défunt étant enterré seul, quel que soit son âge. Le cadavre était déposé dans une fosse simple, le plus souvent étroite, dans une position variable, en flexion forcée ou étendu sur le dos ou le côté. Parallèlement à cette norme dominante, les Capsiens ont pratiqué une norme funéraire minoritaire dont les gestes, bien plus complexes, n’ont été réservés qu’à de rares individus. Ces gestes complexes forment une chaîne opératoire funéraire qui inclut de façon claire une étape de façonnage de l’os humain. C’est sur l’un de ces gestes complexes – la modification de l’os – que nous allons nous focaliser ici.
4Les sites de Medjez II, Mechta El Arbi, Khenguet El Mouhaad, Aïoun Bériche et Columnata ont livré onze pièces modifiées. Quatre sont issues du squelette crânien : un occipital à Medjez II, un frontal et un occipital à Mechta El Arbi, une mandibule à Columnata. Les sept autres sont façonnées sur un os long : un radius et une fibula à Aïoun Bériche, un humérus et deux ulna à Columnata, à nouveau une fibula à Mechta El Arbi et probablement un fémur à Khenguet El Mouhaad.
5Deux des os issus du bloc crânio-facial et la mandibule portent des traces de sectionnement. Le frontal de Mechta El Arbi, première pièce à avoir été découverte (Debruge 1927), a été sectionné en largeur selon le plan coronal juste au-dessus des orbites. Les deux branches montantes d’une mandibule issue des niveaux capsiens du site de Columnata l’ont été juste derrière la troisième molaire avant qu’elle ne soit enduite d’un colorant rouge (Cadenat 1948 ; Camps-Fabrer 1966, 1993). Enfin, un os occipital découvert dans le site de Medjez II a été sectionné transversalement entre les deux astérions (Camps-Fabrer 1975).
6Des os issus du squelette infra-crânien ont subi un traitement semblable. À Columnata en effet, trois os longs du membre supérieur (un humérus droit et deux ulna) ont été coupés transversalement au grand axe de la diaphyse (Cadenat 1955, 1957). Ces trois os ne sont pas les seuls connus, puisque le site d’Aïoun Bériche livre aussi un radius et une fibula (Pond et al. 1928) et celui de Mechta El Arbi une seconde fibula (Balout 1954).
7Le sectionnement de tous ces os est bien maîtrisé. Seule une technique d’usure en profondeur par sciage ou rainurage a pu produire un pan de sectionnement aussi régulier (Averbouh 2000). De plus, le sillon profond observé à proximité immédiate du pan de sectionnement des trois os longs de Columnata possède toutes les caractéristiques de cette technique (Averbouh & Provenzano 1999 ; Goutas 2004). D’un autre côté, une longue et double strie qui longe le bord scié de l’occipital de Medjez II peut être interprétée comme un geste de traçage ou un stigmate de dérapage de l’outil durant le tronçonnage du crâne (fig. 1d).
Fig. 1
Cet occipital adulte issu du site de Medjez II a été sectionné transversalement entre les deux astérions. b) Le pan de sectionnement présente un émoussé. c) Sur la face ondo-crânienne, une série de stries apparaît dans l’angle gauche. d) Des stries longent le pan de sectionnement
(clichés L. Aoudia, collection du Musée national de Préhistoire et d’Ethnographie du Bordo, Alger)
8Mis à part les trois os longs de Columnata, la surface des pans de sectionnements de toutes les autres pièces est arrondie et lisse. Cette forme émoussée s’explique peut-être par leur contact répété avec une matière souple ou semi-dure. Toutefois, son origine (fonctionnelle ou due à un polissage de finition) mériterait d’être précisée par une analyse plus poussée des micro-altérations de surface.
9Outre le sciage et l’émoussé, des trous ont été forés sur certaines de ces pièces. Le frontal de Mechta El Arbi, décrit plus haut, porte également une perforation sur chaque bord antéro-latéral, tout près du rebord sectionné (fig. 2). Sur la face endocrânienne, une troisième perforation inachevée apparaît à côté de la perforation gauche. Dans le même site, un fragment d’os occipital gauche, qui ne présente aucune trace de sectionnement ni aucun émoussé, porte plusieurs perforations et tentatives de perforations sans localisation préférentielle apparente (fig. 3). Certaines sont tronquées par la suture lambdoïde, ce qui montre qu’elles ont été réalisées avant la désolidarisation de cet os avec le pariétal. La fibula du même site, décrite plus haut, porte également une perforation sur l’épiphyse proximale.
Fig. 2
Frontal adulte issu du site de Mechta El Arbi ; le pan de sectionnement présente un émoussé. b) Perforation droite. c) Perforation gauche. d) Vue interne de la perforation gauche, montrant une seconde perforation inachevée
(clichés L. Aoudia, collection du Musée national de Préhistoire et d’Ethnographie du Bordo, Alger)
Fig. 3
Fragment d’occipital gauche issu du site de Mechta El Arbi portant plusieurs perforations sans ordre apparent
(clichés L. Aoudia, collection du Musée national de Préhistoire et d’Ethnographie du Bordo, Alger).
- 1 Ces trois os ont en effet été découverts dans la sépulture 8 parmi d’autres os humains à l’état ép (...)
10La fonction de ces objets est difficile à appréhender. Une étude tracéologique des stigmates nous aurait été d’un grand secours. Hélas, aucun des os longs modifiés n’est aujourd’hui disponible et l’analyse des restes crâniens n’a pas donné de résultats car l’état de conservation des altérations de surface est insuffisant. D’un autre côté, ce qui nous interpelle est surtout le fait que les trois os modifiés de Columnata ont été déposés en contexte sépulcral1. Ceci leur confère un statut particulier qui ne s’accorde pas avec une simple utilisation domestique.
11Interpréter de manière isolée chacune de ces pièces, dont certaines sont fragmentaires, serait illusoire. Elles appartiennent probablement à un ensemble dont une partie seulement des éléments non périssables nous est parvenue. Toutefois, les replacer dans le contexte qui est le leur, celui des sépultures capsiennes, a permis de mieux les appréhender.
12Il existe, dans le contexte du Capsien, une autre pièce porteuse du même type de modification, mais beaucoup plus complète et dont les conditions de découverte sont mieux connues. Il s’agit du célèbre crâne modifié de Faïd Souar II (Vallois 1971 ; Aoudia-Chouakri & Bocquentin 2007-2008 ; Aoudia-Chouakri 2009). Ce crâne porte une série de modifications semblables à celles décrites plus haut (sciage, émoussé, perforation) mais leur remarquable état de conservation laisse penser qu’elles servaient, au moins pour certaines d’entre elles, à la décoration de l’os (Aoudia-Chouakri & Bocquentin 2007-2008 ; Aoudia-Chouakri 2013).
13Après avoir passé en revue toutes ces pièces, il est légitime de se demander de quelle manière ces os humains ont été obtenus : ont-ils fait l’objet de prélèvements sur des cadavres décomposés ou, au contraire, sur des cadavres frais ?
14Un premier élément de réponse a été apporté par l’observation des traces sur les objets eux-mêmes. En effet, des stries fines et concentriques observées sur la surface exocrânienne de l’occipital de Medjez II résultent très probablement d’une opération de dépouillement. D’autres stries, observées sur la face endocrânienne de ce même os, pourraient découler d’un geste d’évidage de la boîte crânienne (fig. 2) (Aoudia-Chouakri 2013). Parmi les os longs modifiés, ceux de Columnata ont montré des traces de découpe de type raclage, observées le long des diaphyses des trois os (Camps-Fabrer 1966 ; Aoudia-Chouakri 2013), qui découlent très probablement d’une opération de décarnisation.
15Ces observations tendent à indiquer que les os ont été prélevés sur un cadavre frais. Un autre élément vient appuyer cette hypothèse. L’étude des sépultures capsiennes (Aoudia-Chouakri 2013) a montré que plusieurs dépôts de restes humains, dont certains ont été découverts dans les mêmes sites que les os modifiés, correspondent à des corps à la position singulière. L’analyse taphonomique a montré qu’ils ont été inhumés en blocs anatomiques disloqués. Il s’agit du dépôt primaire de corps ayant perdu leur intégrité et se retrouvant en plusieurs morceaux, avec dislocation d’articulations majeures (cou, épaules, coudes, hanches ou genoux) mais maintien des articulations labiles de la mandibule, du thorax et des extrémités. Devenus indépendants les uns des autres, ces différents morceaux n’ont pas été déposés en respectant l’ordre anatomique (fig. 4). De plus, parfois, quelques membres, dont la tête, ne font pas partie du dépôt (Haverkort & Lubell 1999 ; Aoudia-Chouakri 2013).
16L’analyse de la surface osseuse des restes issus de ce type de dépôts a révélé la présence de traces qui apportent la preuve que la segmentation des corps a été effectuée par le moyen d’une opération de découpe du cadavre.
17Ainsi, il paraît fort probable que les membres isolés retenus par les vivants sont ceux qui ont été activement nettoyés des résidus organiques avant de subir la série de gestes impliquant les modifications observées.
Fig. 4
Dépôt d’un corps en blocs anatomiques disloqués. Sépulture 3A-1, site d’Aïoun Bériche, Est Algérie
(source : Logan Museum of Anthropology, http://www.beloit.edu/logan/, négative 109)
18La plupart de ces os modifiés ont été découverts de façon éparse, hors contexte funéraire, mais certains proviennent bien d’une sépulture. Tel est le cas des trois os longs retrouvés dans la sépulture 8 de Columnata, qui elle-même fait partie d’un grand ensemble funéraire. Tel est aussi le cas du crâne modifié de Faïd Souar II inhumé avec ce qui était, très probablement, le reste de son propre corps (Laplace 1954, 2004 ; Aoudia-Chouakri & Bocquentin 2007-2008 ; Aoudia-Chouakri 2013). Ce crâne représente la pièce la mieux préservée et la mieux documentée de notre corpus. Il reposait dans une sépulture dont les restes étaient en dépôt primaire. L’analyse taphonomique a montré que le bloc crânio-facial modifié avait été déposé dans un second temps. Les perturbations des connexions anatomiques qui se situaient à sa périphérie indiquent qu’au moment du second creusement, la décomposition du cadavre était achevée – ce qui implique que le crâne modifié avait séjourné un long moment parmi les vivants (Aoudia-Chouakri & Bocquentin 2007-2008 ; Aoudia-Chouakri 2013).
19Ces pièces, découvertes parfois en contexte sépulcral et d’autres fois en contexte d’habitat, pourraient indiquer les différentes étapes d’un même rite : une étape d’utilisation et une étape d’abandon (de fin d’utilisation).
20Une fois détachés du corps, les membres dissociés pouvaient être immédiatement déposés dans la sépulture, comme le montrent les blocs anatomiques disloqués. Dans d’autres cas, ils ont été momentanément retenus et ont fait l’objet d’une série de manipulations, qui a débuté par un nettoyage actif et s’est poursuivie par une opération de décoration consistant en sciage, polissage, perforation et coloration de l’os. Les objets, une fois prêts, ont séjourné un certain temps parmi les vivants qui ont pu les porter, les manipuler ou les exposer.
21Nous serions donc face à un rite funéraire impliquant qu’un reste choisi du cadavre, en partie modifié artificiellement, séjourne un temps parmi les vivants avant d’être finalement et définitivement caché dans la tombe.