1La mort d’un individu est un événement perturbant pour le groupe auquel il appartient. Ainsi, face au décès de l’un de ses membres, la communauté effectue des actes visant à restaurer une forme de cohésion tout en répondant à l’urgence de procéder au traitement du cadavre. Ces actes vont de la veillée du défunt jusqu’au temps ultime de l’oubli, en passant par la préparation du corps, son transport et son dépôt. Nous nous arrêterons ici sur la préparation du mort et sa toilette, moments qui traduisent l’attitude plus ou moins consciente du groupe face à la mort.
2La communauté, par les gestes qu’elle effectue, traite le cadavre comme s’il était encore un être vivant. Ces manipulations peuvent revêtir des aspects très différents selon les époques et les sociétés. S’il importe aujourd’hui de conserver le corps afin d’en freiner le pourrissement, il convient aussi de donner un aspect présentable au défunt, qu’il soit ou non exposé aux yeux de tous avant le dépôt ultime. Le corps est donc toiletté, habillé et paré selon des procédés parfois très codifiés dans les sociétés archaïques (Thomas 1980). Ainsi au Sénégal, chez les Diolas, le mort est présenté tel qu’il était de son vivant, mais avec ses plus beaux habits, son arc et ses flèches s’il était bon chasseur (Thomas 2000). Les textes antiques relatent que chez les Romains, les femmes de la famille lavaient et parfumaient le mort avant qu’il ne soit revêtu d’une toge ou d’une étoffe (Daremberg & Saglio 1896).
3Qu’en est-il des données archéologiques ? Que nous apprennent-elles sur la préparation du corps, a fortiori dans les sociétés dépourvues d’écriture ? Les indices sont le plus souvent indirects et la présence d’une parure ou d’un habit transparaît au travers, par exemple, de la position récurrente d’un type de mobilier ou de mouvements osseux consécutifs à des pressions exercées par la tenue. Dans des milieux favorables à leur conservation, les vêtements ou la parure laissent parfois des traces plus directes. Ils apparaissent alors sous la forme de pièces déconnectées ayant appartenu à une parure ou bien encore de matériaux organiques piégés dans la corrosion du mobilier métallique. Autant que possible, le prélèvement de ces vestiges souvent fragilisés doit alors faire appel aux compétences d’un restaurateur de terrain, notamment lorsqu’il s’agit d’objets métalliques.
4Depuis plusieurs années, une expérience se développe sur les vestiges métalliques en contexte funéraire. La conservation de traces organiques sur les pièces, qui a d’abord valu par son aspect inédit, fait maintenant l’objet d’une attention plus soutenue, et sa mise en évidence répétée débouche sur l’élaboration de corpus documentaires raisonnés, voire de séries référentielles (Janaway 1987 ; Moulhérat 2000, 2009 ; Proust 2006). Ce type d’approche vient enrichir notre connaissance des pratiques funéraires.
- 1 Les milieux d’extrême sécheresse, humides et les sols gelés en permanence ne sont pas abordés.
- 2 Alliages cuivreux, plomb, étaim, argent, fer, zinc pour les périodes les plus récentes.
5Les nécropoles à inhumations en milieu tempéré1, quand elles recèlent du mobilier métallique2 sensible à la corrosion, peuvent être abordées comme des systèmes spécifiques au fort potentiel documentaire.
6De façon schématique, l’inhumation d’un corps le protège des agressions extérieures, et les artefacts associés sont en principe à l’abri d’une dispersion rapide et violente. D’un point de vue mécanique, la tombe est un environnement protecteur au sein duquel des processus chimiques agressifs se font jour : la décomposition d’un corps produit des acides organiques et des composés ammoniaqués. Ajoutés à la présence d’eau, ces facteurs concourent à une corrosion rapide des métaux. De façon paradoxale, la rapidité de ce processus garantit malgré tout la conservation des éléments organiques placés au contact ou à proximité des pièces métalliques. Les sels de cuivre, par exemple, les préservent de l’action des micro-organismes ou de l’environnement chimique général. C’est la raison pour laquelle, en l’absence de vestiges métalliques, les matériaux organiques sont rarement présents, en particulier dans les substrats à PH fortement acide.
7La solubilisation puis la cristallisation de sels métalliques conduisent à la formation d’une gangue protectrice autour du matériau organique qui est alors conservé dans son intégrité physique et chimique. En d’autres cas, il peut subsister uniquement sous la forme d’une empreinte en négatif dans les produits de corrosion, les composés organiques étant détruits et laissant place à un vide. Enfin, les sels métalliques solubles peuvent combler entièrement ce vide et donner un moulage positif, pris lui aussi le plus souvent dans des couches de corrosion.
8La gamme des matériaux concernés est très vaste, qu’ils soient d’origine végétale ou animale, durs ou souples, travaillés ou non. Les bois, les cuirs, les peaux, les fourrures, les fibres et les textiles ouvrent ainsi la perspective à de nouveaux travaux sur la culture matérielle, tandis que les cheveux, les poils et la peau enrichissent les matériaux de l’anthropologie physique.
9À titre d’illustration, citons quelques-uns des éléments organiques que l’un de nous (F. Dussère) a pu mettre en évidence au cours de ses travaux.
10Les objets composites, qui conjuguent des matériaux de natures différentes où figure le métal, sont bien documentés avec les armes gauloises et médiévales. Le bois minéralisé des poignées d’épée, des hampes de lances ou des boucliers, ou les revêtements de cuir sur la face externe d’umbos ont ainsi été identifiés en restauration, sur le site médiéval de La Caloterie, La Fontaine aux Linottes (Nord-Pas-de-Calais) (Dussère & Leroux 1997).
11La migration de sels métalliques solubles et, dans un deuxième temps, leur cristallisation, ont aussi permis la conservation de vestiges organiques situés dans l’environnement immédiat des objets métalliques. C’est le cas de fibres d’origine végétale ou animale conservées dans leur forme brute comme des poils de fourrure sur le fourreau d’une épée, dans une tombe gauloise à Gonesse (Val-d’Oise), ou transformées, comme ce tissu de serge imprimé sur un autre fourreau d'épée, dans une tombe gauloise du Plessis-Gassot (Val-d’Oise, fig. 1).
Fig. 1
Le Plessis-Gassot « Carrière REP » (Val-d’Oise), extrémité d’un fourreau d’épée comportant les traces d’un tissu épais, sergé
(© CG 95, Sdavo, F. Dussère)
12Au-delà de l’exploitation des données, il est opportun de formuler des propositions méthodologiques fondées sur une expérience validée. La collaboration entre l’archéologue et le restaurateur commence efficacement sur le site avec des prélèvements très larges, en bloc ou en motte.
- 3 Primal, AC 33, Paraloïd B 44 et B 72.
13Il est prudent de stopper la fouille dès l’apparition d’indices qui suggèrent la présence de produits de corrosion. On garde ainsi la possibilité de conserver des empreintes ou des fragments de matériaux de très petites dimensions qui ont pu migrer à l’intérieur du sédiment encaissant. Dans cette optique, le recours à des produits consolidants3 doit être envisagé avec circonspection si l’on ne veut pas risquer de polluer les échantillons.
14Le déplacement de la fouille, du terrain vers le laboratoire, offre la possibilité de mieux préparer le dégagement des vestiges. Par exemple, on peut procéder à des tirs avec un générateur de rayons X pour mettre en évidence des accumulations de débris organiques.
15Dans tous les cas, il est souhaitable d’accorder la plus grande précision aux relevés de terrain, car les relations spatiales entre le corps, les vestiges métalliques et les matériaux organiques sont déterminantes dans l’analyse et l’interprétation de ces derniers. Cette documentation accompagne les prélèvements au laboratoire où de nouveaux dessins et une couverture photographique sont effectués au fur et à mesure du dégagement opéré par le restaurateur. En pratique, celui-ci met en œuvre son outillage habituel, avec des moyens d’observation renforcés (loupe binoculaire à divers grossissements) et des moyens de dégagement mécaniques (scalpels, aiguilles, microtour de prothésiste à faible rotation, micro-sableuse à faible pression).
16Il faut entendre par dégagement l’exploitation minutieuse de microstratigraphies complexes où s’enchevêtrent des sédiments, des couches de corrosion, la surface d’origine de l’objet et l’épaisseur des matériaux organiques. Dans le plan horizontal, la situation est tout aussi délicate puisque les diverses couches de matériaux sont rarement continues et que la correspondance d’une zone à l’autre repose sur un travail d’identification.
17Si le restaurateur est à même de reconnaître la présence de traces de matériaux organiques, de mettre en évidence leur organisation et de les différencier, il lui faut solliciter la collaboration d’un spécialiste de l’identification pour pousser l’analyse. L’identification et la description des fibres textiles dans un assemblage ouvrent de nombreuses pistes de recherches visant à renseigner tout un pan de la culture matérielle jusqu’alors peu exploité (Moulherat 2008). Ce type d’étude questionne la gestion des ressources naturelles et les stratégies d’exploitation. Elle offre la possibilité de travailler sur la transformation des matières premières et sur les choix qui en dépendent. Ainsi, la facilité d’approvisionnement et l’imperméabilité d’un vêtement sont des critères qui pourront primer quand il s’agit pour le plus grand nombre de le porter au quotidien, alors qu’un habit revêtu par un défunt pourra avoir été l’objet de toutes les attentions (matériau de qualité conçu pour durer).
18En 2009, un ensemble de tombes à armes gauloises a été fouillé à Gonesse (Val-d'Oise) avant l’aménagement d’une déviation routière (Pariat & Maret 2011). Cet ensemble, daté de la première moitié du iiie siècle av. J.-C., était constitué de six tombes distantes de quelques mètres, réparties sur une aire de 300 m2. Les sites d’inhumation d’individus au sein de petits ensembles funéraires sont fréquents et représentent la norme dans le Bassin parisien à cette époque (Pinard & Desenne 2009).
19L’ensemble était fortement érodé, l’os n’étant conservé que dans deux cas seulement, et les vestiges métalliques dans cinq. Quatre des fosses d’implantation des tombes, oblongues ou quadrangulaires, étaient orientées nord-sud et abritaient un individu. La cinquième recoupait l’une d’elles et présentait une orientation nord-ouest/sud-est.
20La fouille a nécessité une adaptation méthodologique compte tenu de la présence de vestiges métalliques corrodés. Ainsi, les compétences de l’un d’entre nous (F. Dussère) furent requises dès les travaux de terrain et le mobilier fut pris en charge après la fouille par un archéologue, dans les meilleures conditions possibles, avant d’être acheminé en laboratoire.
21Le cas de la tombe 715 est ici présenté car il s’agit d’une des structures les mieux conservées au sein de cet ensemble.
22La sépulture 715 est apparue à 40 cm de profondeur sous la surface actuelle du sol. La fosse, surdimensionnée, mesurait 2,40 m sur 1 m. Conservée sur 6 cm d’épaisseur, elle présentait des parois obliques et un fond plat. Un squelette incomplet orienté est-ouest, tête à l’est, reposait allongé sur le dos avec les membres inférieurs étendus (fig. 2).
Fig. 2
Gonesse « Déviation RD 10-370 » (Val-d’Oise), plan de la sépulture 715
© CG95, Sdavo, V. Maret
23Une épée placée dans un fourreau, apparaissant par le revers, fut retrouvée avec la poignée à l’est au-dessus de l’épaule droite, et la bouterolle au nord au niveau du bassin. Trois anneaux de suspension se trouvaient au nord de l’épée, près du tiers distal de l’humérus droit. En outre, un rivet a été découvert au-dessus du bassin et deux fibules, dont une complète, dans la région de la tête et du cou. Dans la partie nord-ouest de la fosse, deux amas organiques furent dégagés près du tibia droit.
24Les os sont de plusieurs types (dents, os longs du squelette appendiculaire et os courts du squelette axial ou des extrémités des membres), malgré leur nombre restreint à vingt-huit. Plusieurs dents proviennent de la partie est de la fosse. Correspondant majoritairement à des molaires et à des pré-molaires inférieures gauches, elles apparaissent en face vestibulaire légèrement occlusale, suggérant que la tête reposait sur le côté gauche avec la face regardant vers le sud.
25Au niveau du squelette axial, seuls quelques fragments de côtes droites moyennes ont été retrouvés au contact du bras droit et en partie sous l’épée. Ils apparaissaient en face supérieure, avec la partie sternale orientée vers l’ouest. L’agencement cohérent des restes humains les uns par rapport aux autres permet d’envisager la décomposition in situ d’un cadavre. Le corps pourrait bien avoir été placé dans un contenant, si l’on en juge par le surdimensionnement de la fosse comparativement à la place réellement occupée par le mobilier et les ossements. Enfin, la position des fibules dans la région supposée du cou suggère la présence d’un dispositif d’attache, de linceul ou peut-être d’un vêtement. Ce genre de pratique est d’ailleurs largement attesté à cette époque (Pinard et al. 2000, 2011).
26Le mobilier métallique de cette tombe a été dégagé pour étude selon les protocoles précédemment décrits. Des restes de fibres textiles ont été observés sur les spires d’une fibule et des matériaux organiques, peut-être de la fourrure d’après les observations microscopiques réalisées par le restaurateur, sont apparus à l’intérieur du ressort de l’objet (Dussère 2011). L’hypothèse d’un linceul ou d’un vêtement s’en trouve donc renforcée.
27Dans sa partie médiane, le fourreau d’épée présente une juxtaposition de traces de fibres textiles, de fourrure, de fibres végétales et de cuir dont la fonction peut renvoyer à différents usages (système de fixation du fourreau, sac, vêtement, etc.). Les anneaux de suspension de l’épée ont également révélé des empreintes de fourrure, de fibre végétale et de cuir (fig. 3). Enfin, le rivet en alliage cuivreux recèle des fibres textiles et du cuir. La micro-stratigraphie observée sur ces différents objets offre l’image d’un enchevêtrement complexe de matières susceptibles d’avoir joué un rôle dans la préparation du cadavre. Une étude approfondie des textiles dégagés reste à effectuer par un spécialiste.
Fig. 3
Gonesse « Déviation RD 10-370 » (Val-d’Oise), traces de cuir minéralisées dans la corrosion d’un anneau de la tombe 715
(© CG 95, Sdavo, V. Maret).
28In fine, même si l’érosion de la tombe contraint à une certaine prudence, l’individu semble avoir été soigneusement apprêté avant d’être inhumé. La superposition stratigraphique de matières organiques observées sur plusieurs vestiges métalliques suggère la présence de pièces ayant connu diverses fonctions : enveloppe ou linceul, habit, sac, linge. La mise en évidence probable de fourrure pourrait même trahir la volonté de protéger le corps de l’action du froid. Les travaux menés à Gonesse ne permettent pas de caractériser plus finement ces objets.
29Toutefois, se dégage de cette analyse l’image d’un individu inhumé dans une fosse aménagée, accompagné de mobilier et, sinon vêtu, du moins enveloppé dans un textile. Cette description doit beaucoup à l’intervention d’un restaurateur.
30La prise en charge des travaux de restauration-conservation par un spécialiste est déterminante dès la phase de terrain. Elle garantit une qualité d’information qui permet d’aller au-delà de la simple étude taphonomique et contribue à une meilleure connaissance des gestes funéraires.
31Dans le cas de la tombe 715 de Gonesse, elle a renseigné sur la manière dont les corps avaient été préparés – peut-être de façon à leur donner un aspect « présentable » –, en questionnant, par exemple, la nature des vêtements qu’ils portaient (textile, fourrure, etc.). Ce genre d’approche, encore peu systématisée, renouvelle pourtant notre vision des pratiques funéraires des sociétés du passé en en éclairant un pan jusque-là difficile à appréhender. Dès lors, de nouvelles pistes de recherches émergent : peut-on imaginer des stratégies d’acquisition et de transformation des matières premières organiques propres aux contextes funéraires ? Existe-t-il des différences de traitement selon les inhumés, ou sont-ils tous apprêtés de la même manière dans l’au-delà ?