1Si depuis les années 1990, les recherches sur les vestiges anthropobiologiques mis au jour en contexte archéologique se sont développées, spécialisées et professionnalisées avec la mise en place de méthodes de fouille et de prélèvement qui font toujours référence aujourd’hui en France (Crubesy, 1990 ; Duday et al., 1990 et 2009), la prise en compte de ces éléments du patrimoine archéologique par la législation française est pratiquement inexistante et la clarification de leur statut juridique reste difficile à établir.
2Les vestiges anthropobiologiques en contexte archéologique sont des restes humains mis au jour lors d’une opération archéologique prescrite ou autorisée par l’État, ou encore découverts fortuitement, et ayant fait l’objet d’une déclaration au service régional de l’archéologie (Sra) ou au département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (Drassm) dans le cadre de l’application du livre V du code du patrimoine.
3Ces restes et leur contexte doivent être documentés par une intervention archéologique qui peut être une opération archéologique ou, s’il s’agit d’une découverte fortuite, un aller voir d’un agent du Sra qui permet de les relier à leur environnement en vue de leur étude.
4Même quand ils proviennent d’un contexte archéologique documenté, les restes humains intégrés à une collection de musée ne rentrent pas dans la problématique retenue ici car, en raison de leur statut, ils sont régis par le livre Ier du code du patrimoine. Il en est de même pour les restes des soldats morts lors des derniers conflits mondiaux, qui sont régis par le code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de guerre et les réglementations du pays d’affiliation du soldat.
- 1 . Arrêté du 7 février 2022 portant définition des données scientifiques de l’archéologie et de leur (...)
5L’article 1-III de l’arrêté du 7 février 2022 portant définition des données scientifiques de l’archéologie et de leurs conditions de bonne conservation1 définit précisément les vestiges anthropobiologiques :
« Les vestiges anthropobiologiques sont des restes humains mis au jour lors d’une opération archéologique prescrite ou autorisée par l’État, ou encore découverts fortuitement, et ayant fait l’objet d’une déclaration au service régional de l’archéologie ou au département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines dans le cadre de l’application du livre V du code du patrimoine. Ils sont composés d’ossements humains isolés ou en connexion issus de structures funéraires, de couches sédimentaires, de remblais et ce, quel que soit le traitement funéraire rencontré ou le traitement des restes osseux ; de tissus éventuellement momifiés, ainsi que les phanères résiduels et les calcifications. Sont aussi considérés comme des vestiges anthropobiologiques, les prélèvements réalisés sur les restes osseux, les « vestiges para-ostéologiques », éléments prélevés obligatoirement en même temps que les ossements, ainsi que les prélèvements de sédiment réalisés autour des ossements ».
6Cette définition reprend la terminologie établie dans le cadre des travaux sur le projet d’ordonnance relative aux règles de conservation, de sélection et d’étude du patrimoine archéologique mobilier par les membres du groupe de travail sur la conservation sélective des restes humains initié par la Sda en 2011. Ce groupe de travail était composé d’archéologues, anthropologues, archéo-anthropologues, archéothanatologues représentatifs de la diversité de la communauté scientifique archéologique française.
7Les vestiges anthropobiologiques mis au jour en contexte archéologique font partie des éléments du patrimoine archéologique au même titre que les biens archéologiques mobiliers (artefacts, écofacts, biens culturels maritimes) et immobiliers mobilisés (mosaïques et peintures murales déposées, éléments d’architecture démontés).
8Les éléments du patrimoine archéologique sont très largement définis par l’article L. 510-1 du code du patrimoine :
« Constituent des éléments du patrimoine archéologique tous les vestiges, biens et autres traces de l’existence de l’humanité, y compris le contexte dans lequel ils s’inscrivent, dont la sauvegarde et l’étude, notamment par des fouilles ou des découvertes, permettent de retracer le développement de l’histoire de l’humanité et de sa relation avec l’environnement naturel ».
9Les vestiges anthropobiologiques font partie du quotidien des archéologues. Ils sont régulièrement mis au jour à l’occasion d’opérations archéologiques, notamment en contexte préventif à des aménagements, ils donnent lieu à des études scientifiques de plus en plus poussées mettant en œuvre des méthodes scientifiques, ils sont présents dans les lieux de conservation pérenne tels que les dépôts archéologiques et les centres de conservation et d’étude. Par leurs recherches, les archéologues redonnent une « existence » à ces vestiges jusqu’alors inconnus qui, sans leurs investigations, seraient le plus souvent demeurés dans l’oubli, voire détruits, et les relient à notre histoire ancienne ou récente.
10Les vestiges anthropobiologiques ne sont pas soumis à des règles spécifiques dans le code du patrimoine. Les statuts de propriété régis par ce même code ne concernent stricto sensu que les biens archéologiques mobiliers ou immobiliers.
11Ces vestiges si particuliers soulèvent des interrogations éthiques et juridiques spécifiques qui sont de plus en plus prégnantes. En effet, à chacune des étapes de la chaîne opératoire (mise au jour, transport, étude, conservation), peuvent se poser des questions liées à leur statut. Elles relèvent de quatre grands thèmes :
- l’État, et l’archéologue qui exerce sous son contrôle scientifique et technique, peuvent-ils les exhumer, les déplacer, les étudier, les conserver, les détruire ou les ré-inhumer ?
- À qui appartiennent les vestiges anthropobiologiques ?
- Existe-t-il des tiers, descendants ou ayants-droits, disposant d’un droit de regard ou d’opposition à l’intervention scientifique ?
- Quelles sont les règles de droit existantes, en dehors du code du patrimoine, qui peuvent encadrer cette intervention ?
12Ces interrogations ne sont pas récentes mais leur résolution devient de plus en plus urgente tant le sujet peut provoquer des réactions fortes chez nos concitoyens, nos élus, dans la presse lors de la mise au jour de restes humains dans le cadre d’une opération archéologique. La communauté scientifique et les opérateurs d’archéologie expriment un besoin de norme pour y répondre.
- 2 . Loi du 27 septembre 1941 relative à la réglementation des fouilles archéologiques, dite « loi Car (...)
13Aucune des lois portant sur l’archéologie n’aborde la question des vestiges anthropobiologiques, pas plus la loi de 1941 que celles de 2001 et 2003 relatives à l’archéologie préventive, ni la loi relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine de 20162, qui a modifié en profondeur le statut de propriété des biens archéologiques mobiliers.
14Toutefois, l’arrêté du 16 septembre 2004 portant sur les normes d’identification, d’inventaire, de classement et de conditionnement de la documentation scientifique et du mobilier issus des diagnostics et fouilles archéologiques (préventives) a tenté d’encadrer le statut juridique des vestiges anthropobiologiques sans pour autant les nommer explicitement. Cet arrêté a en effet créé la catégorie des matériaux naturels et de nature biologique. Il ne les a pas définis mais en relève tout ce qui n’est pas du mobilier archéologique, composé d’objets transformés par l’homme. Les vestiges anthropobiologiques font donc partie de ces matériaux naturels et de nature biologique. Les rédacteurs de cet arrêté les ont intégrés dans la documentation archéologique pour les faire sortir du régime de partage de propriété du mobilier archéologique, notamment issu d’opérations préventives, et leur permettre d’être simplement conservés par l’État.
15Compte tenu de la faiblesse de cet encadrement normatif, la Sda a souhaité traiter a minima des vestiges anthropobiologiques dans le projet d’ordonnance relative aux règles de conservation, de sélection et d’étude du patrimoine archéologique mobilier. Cette proposition n’a pas été retenue par le Conseil d’État dont le refus portait moins sur la nécessité de leur donner un statut juridique que sur le fait que le ministère de la Culture n’était pas habilité à traiter de cette question par le bias d’une ordonnance. Agnès Mathieu, alors adjointe juridique auprès du sous-directeur de l’archéologie, précise les modalités de ce refus dans un article publié en 2019 (Mathieu 2019 : 203).
- 3 . Loi n° 94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain et loi n° 94-654 du 29 juill (...)
16Les lois dites « bioéthiques » de 19943 n’abordent bien évidemment pas les vestiges anthropobiologiques mais elles ont créé l’un des rares articles législatifs sur lequel il est possible de se fonder aujourd’hui pour déterminer quelques éléments qui permettraient de définir pour eux un statut juridique. Il s’agit de l’article 16-1 du Code civil :
« Chacun a droit au respect de son corps. Le corps humain est inviolable. Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial. »
17Outre le fait que le corps humain doit être respecté et qu’il est inviolable, il est aussi exclu du commerce lucratif.
18La législation funéraire peut aussi donner quelques pistes de réflexion.
- 4 . Article L.2223-19 du code général des collectivités territoriales :
19L’article L.2223-19 du code général des collectivités territoriales4 encadre les déplacements et les manipulations des restes humains qui doivent être menés par des agents des pompes funèbres ou par des personnes bénéficiant de l’habilitation ad hoc.
20Dans leurs pratiques de collecte, d’étude, de transport et de conservation, les acteurs de l’archéologie dérogent de fait à ces prescriptions sans y être formellement autorisés.
- 5 . Loi n° 2008-1350 du 19 décembre 2008 relative à la législation funéraire.
21La réforme de la législation funéraire de 2008 visait, entre autres, à traiter la question des crémations en donnant un statut aux cendres des personnes décédées. La loi du 19 décembre 2008 relative la législation funéraire5 a créé l’article 16-1-1 du Code civil :
« Le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort. Les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence. »
22Le respect dû au corps humain s’impose donc à la communauté scientifique qui doit traiter les vestiges anthropo-biologiques avec respect, dignité et décence.
23À défaut d’un encadrement législatif spécifique, l’analyse de ces textes a permis à la Sda de définir des recommandations à l’attention des Sra et du Drassm, en charge du contrôle scientifique et technique des opérations archéologiques effectuées sur le territoire national. Ces recommandations sont bien évidemment amenées à évoluer en fonction de l’évolution de la législation sur ce sujet. Elles sont au nombre de cinq :
- les vestiges anthropobiologiques font partie des éléments du patrimoine archéologique au sens de l’article L.510-1 du code du patrimoine sans pour autant être considérés comme des biens archéologiques mobiliers. À ce titre, les articles sur le régime de propriété du patrimoine archéologique et les règles relatives à la conservation, à la sélection et à l’étude du patrimoine archéologique ne leur sont pas applicables ;
- les articles 16-1 et 16-1-1 du Code civil s’appliquent à l’ensemble des acteurs de l’archéologie tout au long de la chaîne opératoire ;
- les vestiges anthropobiologiques sont insusceptibles d’appropriation privée ;
- les vestiges anthropobiologiques sont placés sous la garde de l’État ou, sous son contrôle, d’une collectivité territoriale, à l’exception de ceux qui ont déjà été intégrés dans les collections publiques des musées ;
- l’État peut autoriser les études et les analyses, mêmes destructrices, de vestiges anthropobiologiques si elles sont scientifiquement justifiées. Il peut les mettre en dépôt dans une structure de conservation pour qu’ils soient conservés au même endroit que les biens archéologiques mobiliers mis au jour en même temps qu’eux. Il peut les prêter pour une exposition.
24En matière d’archéologie, il est parfois possible d’identifier les restes étudiés et donc, potentiellement, de retrouver leurs héritiers ou ayants-droits. Ces cas sont rares, voire très rares, mais doivent néanmoins être pris en compte.
25En droit civil, la qualité d’héritier se transmet sans limitation de durée aux descendants en ligne directe et jusqu’à la sixième génération pour les parents collatéraux.
26En droit funéraire, au moment d’un décès, les obsèques sont concrètement réglées par « la personne qui a qualité pour pourvoir aux funérailles », c’est-à-dire toute personne qui, par le lien stable et permanent qui l’unissait à la personne défunte, est susceptible d’exprimer la volonté de celle-ci ou, en l’absence d’une telle volonté, de prendre les décisions nécessaires à l’organisation des obsèques.
27Les héritiers ont donc des droits sur les effets personnels accompagnant les restes identifiés, ce qui n’implique pas nécessairement un droit à disposer de ses restes, car ils ne seront pas forcément reconnus comme personnes ayant qualité à pourvoir aux funérailles de par l’éloignement générationnel.
28Les décisions relatives à l’étude et à la destination finale des vestiges anthropobiologiques identifiés semblent dès lors, d’un point de vue juridique, pouvoir être prises unilatéralement par l’État et en l’occurrence par les Sra ou le Drassm, selon les recommandations précédemment définies. Néanmoins, d’un point de vue éthique, rien n’interdit d’informer les descendants éventuels des études envisagées sur les vestiges anthropobiologiques de leurs ancêtres et de leurs résultats.
29Depuis une dizaine années, les analyses effectuées à partir des os humains se sont multipliées de manière exponentielle, dans une sorte de course en avant des laboratoires français mais aussi étrangers.
30Les acquis de ces nouvelles approches paléogénétiques, isotopiques, de datations radiocarbones, etc., enrichissent grandement les études sur le patrimoine archéologique. Néanmoins, les demandes de prélèvements sur une ressource limitée et difficilement renouvelable, de plus en plus fréquentes, ne sont pas toujours justifiées par des problématiques scientifiques. Enfin, elles mettent en cause le principe même d’une conservation pérenne des vestiges anthropobiologiques. Il devient donc urgent de réfléchir aux questions d’ordre juridique, éthique, scientifique et patrimonial qu’elles posent pour les encadrer au mieux.
31C’est pour cela qu’en 2019, à la demande de la communauté professionnelle, la Sda a mis en place un groupe de travail composé d’anthropologues, d’archéologues, de spécialistes, de gestionnaires de la recherche ou des collections. Il a pour mission :
- de clarifier le statut des prélèvements et résidus des analyses, de leurs résultats et des modalités de leur mise à la disposition de la communauté scientifique, conformément à la législation en vigueur ;
- de définir le cadre administratif de ces demandes de prélèvement et de leur validation scientifique ;
- de mettre en place des protocoles de prélèvement et d’analyses respectueux de la ressource et en lien avec le contexte archéologique de provenance ;
- d’établir les règles de bonne conservation des échantillons et des résultats d’analyse.
- 6 . https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Archeologie/Ressources-documentaires/Les-rapports/Rapport (...)
32Le groupe de travail s’est réuni en ateliers au cours des années 2020 et 2021. Il vient de rendre ses réflexions et propositions au sous-directeur de l’archéologie. Le rapport remis a vocation à aider à la définition de bonnes pratiques pour la réalisation des prélèvements et d’analyses sur l’os humain dans les meilleures conditions, ainsi qu’à la mise en œuvre des procédures administratives permettant d’assurer une meilleure gestion des demandes de prélèvements et d’analyses et leur suivi. Ces procédures seront diffusées aux services de l’État en charge de l’instruction de ces dossiers par une note du directeur général des patrimoines et de l’architecture. Ce rapport est disponible sur le site internet de la Sda6.
33Définir le statut juridique des vestiges anthropo- biologiques mis au jour en contexte archéologique n’est pas simple en l’état actuel du droit. Toutefois, l’étude des législations connexes a permis à la Sda d’émettre des recommandations argumentées en direction des Sra et du Drassm pour qu’ils gèrent au mieux ces éléments du patrimoine archéologique.
34Mais des recommandations n’ont pas force de loi et il est indispensable de clarifier le statut de ces vestiges particuliers pour que tous les acteurs de l’archéologie puissent exercer leurs missions dans le respect d’un cadre normatif explicite rattaché au code du patrimoine.
35C’est d’ailleurs l’une des conclusions du rapport du groupe de travail interministériel sur les restes humains patrimonialisés, remis à la ministre de la Culture en 2018 et dont certains éléments sont repris dans une publication de l’Office de coopération d’informations muséales ou Ocim (Van Praët & Chastanier 2019).
36Ce cadre normatif est d’autant plus nécessaire au moment où le déploiement de nouvelles méthodes d’analyse scientifique en archéologie, grandes consommatrices de prélèvements réalisés sur les vestiges anthropobiologiques, pose à nouveau la question de leur préservation.
37Mais la mise en place d’un nouveau cadre normatif exige d’en passer par une loi. Les conclusions du groupe de travail qui viennent d’être rendues devraient donner l’occasion à la Sda de porter à nouveau ce sujet auprès de la ministre de la Culture.