1Les diagnostics réalisés en amont de la construction de l’A304, tronçon autoroutier de 31 km situé au niveau de Charleville-Mézières et reliant Reims via l’A34 à la Belgique, ont donné lieu à neuf fouilles préventives dont cinq menées par la Cellule archéologique des Ardennes entre 2012 et 2017.
2Deux de ces opérations sont ici présentées pour discuter le passage de la fouille préventive à un projet de conservation avec, d’une part, la découverte d’un ensemble mobilier – un lot exceptionnel d’outils en fer dont certains sont identifiés comme des dents d’un vallus, ancêtre gaulois de la moissonneuse – et, d’autre part, la mise au jour d’un ensemble immobilier – des thermes romains aux élévations et décors de sol particulièrement bien conservés.
3Dans les deux cas, dès la phase de terrain, la qualité de la conservation de ces vestiges antiques a permis de mesurer leur singularité, ce qui a déclenché la mise en place de deux projets de valorisation menés aujourd’hui par la Cellule. Ces projets, au-delà de leur aspect scientifique et de leur valorisation patrimoniale, ont dû s’intégrer au cadre réglementaire, temporel et financier de l’archéologie préventive, avant de s’en extraire. Ils autorisent ainsi une réflexion globale sur la gestion de telles découvertes, du terrain à la mise en valeur : concrètement, comment passer de la découverte en préventif, pratique connue et maîtrisée, à un projet bien plus vaste de préservation, conservation et valorisation ? Comment le contexte archéologique, politique et économique peut-il impacter les questions plus scientifiques ?
4Au printemps 2017, une fouille de 3 400 m² conduite par Julien Bruyère a mis au jour un ensemble thermal privatif composé de cinq pièces dédiées au bain, avec des élévations pouvant atteindre jusqu’à 1,80 m de haut et des niveaux de sols conservés en tout ou partie – hypocauste en place, tubuli, parement de pierre, dallage, etc. (Bruyère 2020). Des journées portes ouvertes, fréquentées par plusieurs centaines de personnes, ont fait naître un engouement populaire pour la préservation de ce patrimoine. Ce projet s’est très rapidement cristallisé autour d’un objectif de mise en tourisme du site archéologique ouvert au public, avec protection, conservation et restauration des vestiges (fig. 1). Pour le développer, il a fallu revoir le projet routier à l’origine de la fouille, modifier les attendus de celle-ci, restée inachevée pour mettre en valeur l’état le plus visible et récent des thermes, et recourir à des financements participatifs.
Fig. 1. Vue d’ensemble des Thermes.
© Cellule archéologique des Ardennes.
5En 2013, une autre fouille dirigée par Bertrand Roseau avait révélé des vestiges immobiliers moins parlants pour le grand public. L’occupation romaine s’articule autour d’une grande bâtisse, probablement une grange de 270 m2, et d’un bâtiment sur poteaux, autour desquels s’organisent des centaines de structures en creux. L’ensemble constitue probablement une partie de la pars rustica d’un grand domaine agricole dont l’abandon est lié à un incendie daté de la fin du iiie ou du début du ive siècle de notre ère. Le bâtiment considéré comme une grange a notamment livré un ensemble d’outils agricoles rares. Michaël Brunet, qui les a étudiés dans le rapport de fouilles, les a identifiés comme des dents de vallus (Brunet à paraître ; Brunet et al. à paraître). Ce sont 12 tiges de section rectangulaire à profil courbe, dotées d’une douille ouverte en fer forgé et dont la longueur est comprise entre 32 et 36 cm qui se trouvaient scellées dans la couche charbonneuse du bâtiment.
- 1 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 18, 296.
- 2 Paladius, Traité d’agriculture, 7, 2.
6Cette découverte est d’autant plus exceptionnelle que le vallus, caisse en bois montée sur deux roues, garnie à l’avant par des dents et à laquelle on attelait une bête de somme, ancêtre gaulois de la moissonneuse, ne nous était parvenu jusqu’alors que par deux auteurs latins – le naturaliste Pline l’Ancien1, au ier siècle de notre ère, et l’agronome Palladius2, au ve siècle –, ainsi que par cinq décors sculptés.
- 3 Le Fonds européen de développement régional (Feder) a pour vocation de renforcer la cohésion économ (...)
- 4 https://cd08.fr/le-micro-projet-interreg-vallus (consulté le 7/12/2020).
- 5 Le programme de coopération territoriale européenne Interreg France-Wallonie-Vlaanderen s’inscrit d (...)
7Pour valider cette hypothèse, la cellule archéologique a développé un projet impliquant restitution et expérimentation, complété par un colloque et une exposition, en partenariat avec d’autres acteurs transfrontaliers : l’Archéoparc de Rochefort « Malagne la gallo-romaine » (fig. 2) et le musée archéologique d’Arlon du côté belge, le musée de l’Ardenne de la Ville de Charleville-Mézières pour la France. Ce programme a pu être réalisé grâce à l’obtention d’un financement du Fond européen de développement régional (Feder3) dans le cadre d’un micro-projet4 Interreg5.
Fig. 2. Le vallus Malagne©, Archéoparc de Rochefort.
© Anne Boland.
8Bien que le contexte économique et géographique ait été le même – la réalisation de fouilles préventives dans la commune de Warcq, avant la construction de l’A304 –, la conception et la mise en œuvre de chaque projet a suivi des processus très différents.
9Les deux situations initiales présentent les mêmes contraintes, liées à une opération d’archéologie préventive impliquant la fouille exhaustive du site pour le documenter avant les travaux d’aménagement censés le recouvrir. La conservation des vestiges immobiliers n’était donc ni envisageable ni envisagée au moment du montage de la fouille préventive, qui s’est focalisé sur les conditions matérielles pour les phases opérationnelles (fouille et post-fouille) et qui, par définition, n’envisageait pas de prolongation, les vestiges mobiliers ayant vocation à être remis à l’État pour dévolution éventuelle et conservation. Or, si les impératifs liés à la phase de fouille préventive ont bien été pris en compte malgré la richesse quantitative ou qualitative des structures, ces découvertes s’inscrivent aujourd’hui dans des projets à long terme. Cette transition a été réalisée de deux façons différentes.
10Dans le cas des thermes, l’impact immédiat de leur découverte sur le grand public a entraîné dès la phase de terrain une réflexion sur la conservation des vestiges, conduisant à penser et à préparer un projet avant même la fin de la fouille. Cette synchronie n’est pas allée sans poser quelques problèmes mieux perçus aujourd’hui. La question du temps est au cœur de la problématique : déjà limité sur le terrain au vu de l’ampleur des vestiges, il a fallu le démultiplier pour construire un projet de valorisation comprenant un plan de financement et l’adaptation de l’aménagement routier. En retour, ce projet a impacté la phase de terrain proprement dite, puisque la préservation des vestiges impliquait de ne pas « finir » la fouille, de ne pas les démonter totalement, de préserver les niveaux en place. Ainsi, certaines questions liées au phasage des pièces et à l’occupation antérieure au bâtiment restent ouvertes, bien que la fouille soit désormais terminée (Bruyère 2020), interrompue sur un état lisible.
11Dans l’autre cas, la temporalité de la fouille n’a pas été perturbée par celle du montage du projet, réalisé en plusieurs étapes. C’est l’hypothèse fonctionnelle proposée par le spécialiste de l’instrumentum durant la post-fouille, couplée à la possibilité de postuler à un financement européen, qui a conduit la cellule à proposer une phase expérimentale. De plus, ce programme s’inscrit dans une démarche différente d’échanges et de partenariats avec d’autres institutions, le vallus, avec un renouvellement des questions scientifiques posées par la découverte d’un mobilier inédit – 12 dents de vallus. L’obtention d’une subvention du Fonds européen de développement régional (Feder) et l’intégration d’un volet archéologique à la politique transfrontalière de la collectivité sont alors devenues les moteurs du projet qui prend forme actuellement mais en ont également déterminé le calendrier, sa réalisation courant sur 18 mois.
12A contrario, la construction du projet des thermes s’inscrit dans une démarche presque isolée, n’impliquant que la collectivité territoriale qui doit gérer, via sa cellule d’archéologie et avec la collaboration d’autres services départementaux, les tenants et les aboutissants du dossier, de l’idée de base au montage financier et à sa mise en œuvre. La première étape a été de valider en quelques semaines la faisabilité technique et financière de l’esquisse bâtie en interne afin d’acter politiquement et administrativement le projet. Il s’est agi ensuite de trouver le financement concret d’un projet déjà écrit, du moins dans les grandes lignes, pour répondre aux attentes locales dans un délai incompatible avec une étude de programmation ou le recours à un maître d’œuvre. La nécessité d’obtenir une part de financement externe a bénéficié de plusieurs opportunités impactant le design du projet et la chronologie de son développement (fig. 3) :
- la possibilité d’un dépôt de dossier dans le cadre du 1 % paysage A304 mis en place par la direction régionale et interdépartementale de l’environnement (Dreal), dont l’essentiel de l’enveloppe était déjà consommée ;
- le vif intérêt du public, qui a encouragé l’appel à un financement participatif via la Fondation du Patrimoine dès la fin de l’année 2017 ;
- le lancement de la première mission Bern en 2018.
Fig. 3. Projet initial de valorisation des Thermes de Warcq.
© Mikaël Schireff/Studio EDOM.
13Le retentissement médiatique, notamment via l’émission Patrimoine, donné aux sites retenus par la mission Bern et la Fondation du Patrimoine, l’annonce de premiers mécènes, en particulier le Rotary Club, et l’engagement de la commune de Warcq ont joué un rôle d’entraînement. Aujourd’hui, l’ensemble des acteurs publics et de nombreux donateurs et mécènes sont mobilisés. Il convient de noter ici que cette expérience a permis à la collectivité de construire une politique de mécénat et de voir, par exemple, un autre site départemental (La Cassine) retenu par la mission Bern 2019.
14Cet engouement de la population, toujours d’actualité, a joué sur la définition du projet, certains co-financements ayant été fléchés, par exemple en direction des personnes en situation de handicap ou des jeunes publics.
15Ces deux exemples mis en parallèle montrent la complexité de gérer de tels projets dans un cadre préventif : leurs temporalités différentes ont chacune leurs limites, même si l’étape de la réflexion a été possible grâce aux opportunités saisies quand elles ont été proposées.
16Discipline scientifique à part entière, l’archéologie préventive n’en est pas moins soumise aux contingences économiques et politiques qui orientent en même temps qu’elles financent, notamment à travers les projets d’aménagement du territoire, les diagnostics et les fouilles prescrites. L’opérateur n’est pas le maître des décisions mais un intervenant agissant avec des moyens définis et limités dans un cadre précis et fixé sous le contrôle de l’État.
17Le choix de transformer un site en cours de fouille en un atout touristique et patrimonial ne participe pas du quotidien du monde préventif. C’est une décision peu courante qui relève du politique et implique des contraintes financières et techniques multiples. Différentes de celles qui pèsent sur un patrimoine connu de longue date, elles participent à la complexité du projet tout en permettant sa faisabilité. Dans le cas des thermes, la médiatisation via le loto du patrimoine a souligné l’engouement des particuliers pour le site et permis d’obtenir un financement important.
18Ces atouts ne vont pas sans quelques bémols : la recherche active de mécénat est une condition sine qua non mais elle ne suffit pas à financer le projet qui est alors entre deux eaux, avec, d’une part, l’obligation de le mener à bien et, d’autre part, une gestion des coûts compliquée. En effet, durant la phase de montage financier et de création de l’opération, les vestiges bâtis doivent être préservés et conservés dans les meilleures conditions possibles. Cela implique d’amorcer une restauration coûteuse, bien que le budget ne soit pas encore disponible, et de créer les conditions de préservation environnementale adéquates. En l’occurrence, la gestion de l’eau dans un contexte humide, pas encore stabilisé, ou la nécessité d’une couverture temporaire furent autant de moyens et de temps investis, non pas en vue de la finalisation du projet mais pour un simple maintien en l’état des vestiges. Autre espace de frottement, certains co-financements étant fléchés, il a fallu parfois développer un focus sur un point particulier en anticipant la définition globale du projet, qui aurait théoriquement dû préexister.
19Le programme résultant d’un choix politique, la Cellule archéologique des Ardennes, opérateur de la fouille préventive, a dû s’approprier cette décision et la faire sienne pour concrétiser le projet alors même que, paradoxalement, cette décision s’appuyait sur la cellule. L’interaction du politique, décisionnaire, et de l’opérateur, à la fois exécutant et acteur, est propre à la complexité du projet tandis que le contrôle scientifique et technique de l’État, présent sur le volet préventif, s’éteint sur le projet de valorisation. La direction régionale des affaires culturelles (Drac) a ainsi dû ouvrir, de façon pragmatique mais juridiquement stable, un temps « gris » en suspendant l’arrêt de la fouille jusqu’au lancement du projet de valorisation : si celui-ci venait à être abandonné, la fouille devrait reprendre et être menée à son terme.
20Spécifiques au caractère immobilier des thermes, ces contraintes sont moins prégnantes pour un projet centré sur du mobilier. Les questions de préservation-restauration se posent à une moindre échelle et la nécessaire stabilisation des objets lors de la post-fouille vise à y répondre. Néanmoins, le politique n’est pas absent, la structure porteuse relevant de la collectivité territoriale. En effet, ce dossier correspond à une stratégie d’ouverture départementale et s’inscrit dans une volonté collective de promouvoir un territoire transfrontalier à la faveur de collaborations internationales. Là encore, le contrôle de l’État joue un rôle important puisque le mobilier n’a été, pour l’instant, juridiquement confié à l’opérateur que « pour étude » (en cours), alors même qu’existe un projet d’exposition transfrontalière.
21De tels programmes, symboles des politiques culturelles d’un territoire, doivent prendre en compte les contraintes économiques liées à la réalisation du projet d’aménagement initial, qui peut servir d’appui au projet de valorisation (avec des équipements utiles aux deux). Or, la mise en pause du premier peut influencer la faisabilité du second.
- 6 La construction du projet vallus, en effet, a été plus linéaire et moins heurtée : la phase de réfl (...)
22Cette situation que nous avons rencontrée a impliqué une refonte du dossier pour faire face aux nouveaux impératifs, refonte qui a relancé le cercle compliqué des délais, de la préservation des vestiges, etc. Le changement des équipes, politiques dans un premier temps, puis archéologiques, a ainsi entraîné un temps nécessaire d’adaptation, de compréhension et d’appropriation du site. La question de la pertinence scientifique et patrimoniale du projet de mise en valeur a été une nouvelle fois posée avec acuité pour les thermes, en fonction des choix politiques, des contraintes économiques et environnementales6. Pourtant, malgré les vicissitudes rencontrées, la démarche scientifique a été bien présente dans les différentes phases de montage du dossier. Ainsi, les actions de valorisation seront basées sur un parcours culturel fondé sur les résultats du rapport de fouille et nourri des études scientifiques continuées par la suite. Par ailleurs, l’appel au mécénat a suscité l’adhésion de multiples acteurs, ce qui limite le risque de « projet hors sol » en instaurant un dialogue qui favorise la maturation rapide des idées.
23Ces projets bâtis autour d’une problématique commune, celle de la restitution et de la reconstitution en archéologie, font appel aux techniques d’imagerie numérique, de modélisation et d’impression 3D.
24Le micro-projet vallus se propose de réaliser l’acquisition numérique et les impressions 3D des cinq représentations de la moissonneuse, soit quatre bas-reliefs funéraires retrouvés en Belgique, à Arlon et Virton, et en Allemagne, à Trèves et à Coblence, plus le calendrier agricole sculpté sur la Porte de Mars à Reims (Marne). Ces copies, qui ont l’avantage d’être mobiles, pourront faire l’objet d’un prêt à d’autres musées européens, valorisant ainsi le territoire, ses acteurs et l’apport de l’Interreg. De même, une des dents métalliques découverte en fouille et numérisée a fait l’objet d’une impression 3D et peut être aujourd’hui manipulée sans risque. Ce type de support tactile facilite des approches pédagogiques innovantes.
25Indépendamment de la nature des vestiges, des contraintes et des limites qui leur sont propres, ces dossiers débordent largement du cadre préventif, voire du champ de l’archéologie, que ce soit en matière de gestion financière, de construction technique des projets, de solutions à mettre en œuvre, mais également en ce qui concerne le domaine de la conservation-restauration et de la place faite aux professionnels de celui-ci. Ces différents champs de compétence sont éloignés des connaissances propres aux professionnels de terrain, qui ne maîtrisent pas ou peu la gestion de projet culturel, la recherche de mécénat, le montage de dossier, etc. La question de leur accompagnement et de leur acquisition devient alors un des points fondamentaux au cœur de la gestion de ces projets.
26Dans les deux cas présentés ici, la capacité à mobiliser diverses sources de financement (fonds européens, mécénat, subventions) constitue donc un enjeu important. En l’occurrence, ce n’est peut-être pas un hasard si cette structure territoriale, déjà habituée à gérer un budget annexe, avec ses propres lignes de recettes et dépenses, a pu se lancer dans ce type de démarche.
- 7 Dans l’élaboration et le vote de leur budget, les collectivités territoriales doivent respecter qua (...)
27Toutefois, cela suppose également d’investir des cadres qui n’ont pas prévu ce genre de projet. Il y a donc là un premier travail à faire pour organiser concrètement les différentes et nouvelles possibilités qui sont offertes. La question du cadre juridique et légal n’est pas non plus anodine, un certain nombre de principes devant être suivis : une collectivité soucieuse de mobiliser ses agents sur la recherche de co-financements doit ainsi être attentive à ce que les projets concernés en bénéficient directement tout en respectant la règle de non affectation des recettes7. À Warcq, le projet des thermes émarge au budget principal de la collectivité tandis que Vallus bénéficie d’un budget annexe, indépendant.
28La création d’un établissement recevant du public ne s’improvise pas : pour rédiger le cahier des charges de la maîtrise d’ouvrage, mieux vaut connaître les normes, difficiles à anticiper sans expérience préalable. Ainsi, la conduite de projet est un exercice entremêlant la connaissance des réglementations, leur prise en compte par retouches incessantes du projet initial et leur mise en pratique.
29Comme pour l’aspect financier, il s’agit là d’allers-retours constants entre ce qui était prévu et ce qui est faisable dans le cadre juridique existant. Or ces compétences, qui s’acquièrent par l’expérience, ne sont pas toujours réunies. Elles relèvent souvent d’autres services territoriaux et ce sont ses interactions avec eux qui ont permis à la Cellule archéologique des Ardennes de bénéficier de leur savoir-faire pour concrétiser des projets.
30La mutualisation des moyens et des compétences est le socle sur lequel s’est appuyé le montage du dossier du micro-projet Interreg Vallus. Structuré autour de quatre partenaires de l’Ardenne belge et française, il tend à les renforcer en fédérant leurs ambitions, leurs moyens et leurs réseaux. Cela passe notamment par la conception de projets collégiaux, le partage des méthodes et des savoir-faire. La mutualisation s’étend aux réseaux des partenaires puisque la communication, réalisée par les services dédiés, devient commune à tous. L’ensemble s’inscrit pleinement dans le développement de politiques transfrontalières, souvent structurées pour des filières jugées plus stratégiques : santé, transport, éducation, etc.
31De la même façon, la question de la conservation/restauration est cruciale. En effet, la phase de stabilisation du mobilier métallique, primordiale pour son étude a posteriori, requiert des compétences complémentaires à celles des archéologues. Bien que les limites de la phase de conservation proprement dite soient difficiles à établir, qui plus est dans les terrains acides et humides de la bordure du plateau ardennais, elle est en général considérée comme partie intégrante de l’archéologie préventive. Néanmoins, les cahiers des charges établis par les Drac sont rarement anticipés. Le tempo est également problématique, le succès reposant sur la réactivité des archéologues, voire, pour les thermes, sur l’urgence à « sauver » le patrimoine. Dans le même temps, le découpage en étapes ordonnées et la tentation de suspendre la monstration des fruits de l’archéologie à l’achèvement des études est contradictoire avec les attentes du public et avec le temps de la décision politique qui peut, comme ici, se saisir de l’actualité « chaude ».
32Dans les exemples présentés ici, les premiers intervenants, et les seuls pendant une certaine durée, ont été les archéologues de l’opérateur d’archéologie préventive et du service régional d’archéologie (Sra). Il a donc fallu trouver des institutions capables de conseiller et de proposer des solutions compatibles tant avec la préservation des vestiges qu’avec la valorisation envisagée. La capacité à s’appuyer sur les autres métiers de la collectivité et à mobiliser le réseau associatif ou le monde de l’entreprise a permis de poser les problèmes et d’envisager les réponses. Ce premier travail a d’ailleurs été un préalable à l’appel au mécénat : avant de rechercher des financements complémentaires, ce sont des solutions pour faire vivre un projet de développement du territoire qu’il faut élaborer avec ses partenaires.
33Ainsi, de tels projets font évoluer les services archéologiques qui les portent ; acquérant de nouvelles compétences, favorisant la collaboration avec d’autres services et d’autres institutions, ils créent des liens, favorisent des rapprochements et participent directement à renforcer les capacités d’ingénierie des collectivités qui s’engagent dans une telle voie.
34Ces réflexions soulèvent la question du cadre juridique de la conservation et de la valorisation des sites archéologiques. La protection au titre des monuments historiques, telle qu’elle est prévue par le livre VI du Code du patrimoine, reprend pour l’essentiel les dispositions de la loi du 31 décembre 1913 et constitue une servitude de droit public. Depuis 1980, « année du patrimoine en France », le régime législatif et réglementaire des monuments historiques a connu de profondes évolutions : leurs « propriétaires » sont désormais maîtres d’ouvrage des travaux qui y sont entrepris ; il leur appartient de définir les programmes d’entretien ou de restauration, de choisir le maître d’œuvre, les entreprises et restaurateurs qui seront chargés des interventions, d’en assurer le financement en sollicitant l’aide de l’État, des collectivités ou d’autres partenaires (Fondation du Patrimoine, mécènes, etc.). Cette responsabilité pleine et entière du propriétaire est toutefois assortie de règles très précises pour la mise en œuvre des travaux qui font par ailleurs l’objet d’un contrôle scientifique et technique exercé par les directions régionales des Affaires culturelles. Théâtres et amphithéâtres, temples et forum, thermes et aqueducs…, parmi les sites archéologiques, la conservation in situ des monuments antiques, répertoriés sur la première liste des monuments historiques publiée en 1840, a longtemps été privilégiée. Mais, avec le développement de l’archéologie préventive, le panorama a changé. Même si un site peut faire l’objet d’une mesure de protection au titre des monuments historiques, si l’intérêt et l’importance des vestiges le justifie, le cas des thermes gallo-romain de Warcq est inhabituel : c’est un des rares exemples, depuis les années 2000, d’un site archéologique dont la préservation a été décidée après la réalisation de fouilles préventives.
35Deux situations coexistent : les sites anciennement connus et reconnus, classés au titre des monuments historiques, sont de fait protégés, mais la législation est contraignante et ils représentent un coût important pour les collectivités territoriales qui en ont la charge ; les sites reconnus par l’archéologie préventive sont, pour leur part, rarement préservés. Quand ils le sont, leur préservation est intrinsèquement liée au type et à l’état de conservation des vestiges. Ainsi, aucune réflexion n’a été engagée à propos de la préservation du site où a été découvert le vallus, tandis que c’est bien l’état des thermes qui est à l’origine du projet de sa conservation.
36A contrario, ses concepteurs ont bénéficié d’une réelle liberté pour imaginer une solution architecturale. Il y a là un paradoxe intéressant : il a fallu concevoir le projet rapidement pour respecter le calendrier économique ou politique, tandis que, sur un site inscrit ou classé, la durée des travaux est beaucoup plus longue malgré un cadre plus protecteur. Or, chacune de ces situations présente un risque : l’emballement et l’oubli d’un aspect important pour la première, l’explosion de coûts et la ruine avant l’aboutissement de procédures complexes pour la seconde.
37Le passage de la destruction d’un site, dans le cadre de l’archéologie préventive, à sa conservation et nécessaire valorisation modifie en profondeur le cadre administratif et juridique ainsi que le portage financier, en multipliant les étapes intermédiaires et les temps d’attente.
38La principale différence avec la mise en valeur d’un patrimoine connu de longue date (monument ou collection) tient à l’enjeu de réactivité. Ainsi, la durée nécessaire aux études préalables, notamment en matière de conservation-restauration, n’est pas envisageable dans un premier temps. À Warcq, les équipes de recherche engagées sur les chantiers concernés ont assuré le suivi. A contrario, les projets ont bénéficié du retentissement des découvertes : si l’inexpérience a fait perdre du temps, elle a ouvert également le champ des possibles en invitant à parcourir des pistes trop souvent écartées, comme le veut l’adage « ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ! ».
39Pour réussir, il faut multiplier les échanges transversaux, à la fois en interne et en externe, s’adapter et mettre à jour le projet en fonction des attentes et des avis. Plus prosaïquement, la capacité de dialogue avec des personnes d’horizons divers est une condition sine qua non. Si l’envie et la détermination sont essentielles, il est nécessaire dans un second temps de consolider ces bases en faisant appel à des professionnels reconnus dans chaque spécialité. Bien que les archéologues n’aient pas toujours les compétences requises pour le pilotage d’un projet de conservation ou de préservation d’un site, ils savent trouver des solutions innovantes et inédites pour répondre à leurs besoins (financement, réseaux de recherches, collaboration scientifique).
40Impactant le projet scientifique initial, le contraignant à un nouveau cadre administratif et dépassant largement les champs de l’archéologie préventive, la conservation et la valorisation d’un site sont des projets d’ampleur, porteurs de dynamisme et d’émulation comme de contraintes et de rigueur. Ils fondent les bases de nouvelles méthodes de travail (en association avec d’autres services, d’autres partenaires), de nouveaux objectifs (une ouverture au grand public) et de nouvelles compétences.