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Intégrer la conservation dans la chaîne opératoire : un enjeu, des exemples

Cet obscur objet d’un désir contrarié

Vers une ontologie de l’objet archéologique restauré
Ludovic Coupaye, Olivier Labat and Sébastien Ziegler
p. 36-40

Abstracts

This paper revisits the tensions between conservation-restoration and archaeology through the common subject of their practice: the object. A brief overview of the history of the relations between these two disciplines, originally associated, suggests that it is the change in the heuristic status of the object that led to a division of the tasks. Whilst archaeology tends to submit the materiality of the object to issues of contexts and environments, giving it the role of a prompts for interpretations, conservation tends to approach the object as a bundle of material indexes. This division between the construction of historical discourses and material production of knowledge ends up giving the work of conservation a subaltern position. Instead, the paper suggests that conservators, in addition to restoring the object materially, also restore the centrality of its materiality in the production of archaeological knowledge.

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« Et les fouilleurs de carrière savent fort bien qu’en assumant une entreprise de fouilles [...] ils entament des archives qui, une fois mises à jour, couche après couche, ne sont plus jamais disponibles, pour des recherches ultérieures, dans les conditions où elles se sont offertes à l’investigation première. »
(Mouseion 1939 : 5)

Introduction

1En septembre 2016, un archéologue sortait de terre un élément assez similaire, quoique plus dense, aux cailloux qui l’entouraient. Constitutif, comme eux, d’une même recharge de sol dans un bâtiment sur le point d’être abandonné à la périphérie de la ville de Chartres, il allait pourtant faire partie des rares artefacts archéologiques à emprunter l’ensemble de la chaîne patrimoniale. Si un premier nettoyage révélait une forme, une matière ainsi que quelques décors, une prise en charge plus encadrée permettait par la suite d’inscrire cette ampoule de pèlerinage en plomb, production et probable souvenir parisien, comme l’un des seuls témoins matériels de l’entrée solennelle dans la capitale du royaume qui suivit le mariage d’Anne de Bretagne (1477-1514), le deuxième de la jeune duchesse, avec le roi de France Charles VIII en 1491. Toutefois, un autre intérêt de cet artefact résidait dans la conservation probable d’un contenu scellé que les méthodes d’investigation non invasives ne permettaient pas de caractériser. Dès lors, son parcours de restauration allait être tiraillé entre des injonctions contradictoires.

  • 1 Les auteurs, en application d’un principe de majorité, ont choisi d’utiliser le féminin pour évoque (...)

2Dans un article récent sur les transformations de la pratique archéologique depuis le début de ce siècle et les effets qui en découlent sur les relations entre archéologues de terrain et conservatrices-restauratrices1, Clotilde Proust et Amélie Méthivier faisaient remarquer la restriction du champ d’action de ces dernières et, par extension, le manque de visibilité de leur pratique (Proust & Méthivier 2019 : 61). Si cette absence a pour effet de reléguer le rôle des restauratrices en bout de chaîne, au lieu de les intégrer dès le départ à la fouille, on peut y voir non seulement un appauvrissement de la pratique archéologique, mais aussi les effets d’une conception partielle du rôle de l’objet dans la construction des connaissances archéologiques.

3Nous proposons ici de revisiter les tensions entre archéologie et conservation-restauration en nous focalisant sur le sujet même de leurs pratiques communes : l’objet. Un survol de l’histoire des relations entre les deux disciplines, au départ associées, suggère que c’est autour des changements du statut heuristique de l’objet que s’est opérée une division des tâches. Quand l’archéologie subordonne la matérialité des objets à la question des contextes et des milieux, les envisage comme signes supports de discours, la conservation-restauration les aborde davantage comme ensembles d’indices matériels. Cette division entre construction d’un discours historicisant et production matérielle d’un savoir relègue alors le travail de conservation-restauration à une position subalterne. Au contraire, comme nous le proposons dans la troisième partie, le travail effectué sur l’objet par les conservatrices-restauratrices fait plus que le restaurer, elles restaurent également la position centrale qu’occupe sa matérialité dans la production du savoir archéologique.

Une histoire contrariée

4Clotilde Proust et Amélie Méthivier font remarquer qu’historiquement, depuis le milieu du xixe siècle, la conservation-restauration et l’archéologie ont été intimement liées. Un rapide survol historiographique de la place de la conservation-restauration dans le cadre de la Commission de topographie des Gaules pourrait même suggérer qu’elles ont été constitutives l’une de l’autre (Proust & Méthivier 2019 : 58), avant que l’archéologie, en proie elle-même aux débords de l’histoire en tant que discipline académique, ne prenne le pas.

5Dans un xxe siècle débutant, alors que tout disposait à ce qu’une relation fructueuse se mette en place – l’objet étant alors au centre du discours dominant du diffusionnisme –, le restaurateur ou la restauratrice sont progressivement devenus les supplétifs des archéologues qui reconnaissaient, bien évidemment, leurs qualités techniques à condition toutefois que le rendu de leurs travaux respecte la vision de leurs commanditaires. Si l’Office international des musées (Oim) a mis l’accent sur l’importance de la formation en conservation-restauration dès le début des années 1930, il ne les a guère fait sortir des institutions et des nouveaux laboratoires dont elles s’étaient récemment équipées. C’est donc « l’archiviste en chef » (Oim 1939 : 53) qui, sur le terrain et sous la direction d’un archéologue, se chargeait de la ventilation des objets mis au jour puis faisait entrer le fruit des fouilles dans un parcours de documentation souvent réduit à un simple nettoyage suivi d’un dessin. Au directeur de la fouille ensuite d’assurer la conservation nécessaire, « les premiers secours », afin que les artefacts arrivent dans un état sanitaire suffisamment satisfaisant pour pouvoir être traités dans le musée de rattachement qui a organisé la fouille.

  • 2 « Pour sécher le bois, lorsqu’on a à traiter une grande surface, on applique des feuilles de coton (...)

6Dans son manuel de la technique des fouilles (Oim 1939), la revue Mouseion décrit tout un ensemble de procédés de conservation à mettre en œuvre sur le terrain qui donnerait des sueurs froides à n’importe quelle conservatrice-restauratrice actuelle2. Il s’agissait alors de suppléer l’absence de laboratoire et d’assurer « la conservation des objets découverts au cours des fouilles [qui] est une discipline de l’archéologie pratique, encore trop souvent négligée sur l’emplacement même des travaux ». Il faut cependant de noter que c’est alors le terme de « restaurateur » qui s’applique, recouvrant tout autant l’activité de celui qui prend soin de l’objet mobilier que l’activité de celui qui remet en état les « ensembles archéologiques et l’aménagement des champs de fouilles […] (afin de) donner au terrain exploré une physionomie intelligible, un aspect rationnellement ordonné […] où le public pourra s’initier à l’histoire de la culture de ceux qui l’habitèrent dans les époques antérieures ». Nous sommes bien loin ici de l’acceptation actuelle du champ d’intervention des conservatrices-restauratrices. Mais que l’on ne s’y trompe pas, on ne prête alors au restaurateur aucune vocation à envisager scientifiquement l’objet de sa pratique. On ne lui demande que de « recomposer et de compléter les objets brisés, les vases en particulier, car ces spécimens sont plus difficiles à emballer et à transporter une fois reconstitués » (ibid. : 139).

7Dans les années 1970 et sous l’influence de la New Archaeology, l’archéologie française semblait mûre pour un retour à l’objet. Cette nouvelle archéologie devenue processuelle s’appliquait donc à décrire les processus aussi bien généraux que particuliers et envisageait de décliner ses analyses des objets aux sociétés. Le regard résolument anthropologique stimulait alors les expériences ethnoarchéologiques, ce qui permit de mettre en avant les étapes de conception des artefacts et, par contrecoup, les travaux d’André Leroi-Gourhan. C’est peut-être d’ailleurs ce retour en grâce de l’objet qui a favorisé l’émergence des premières formations universitaires en conservation-restauration dédiées à l’archéologie. Ce matérialisme des processualistes s’est prolongé dans la mouvance théorique suivante (justement nommée post-processuelle), qui s’est immiscée plus profondément encore au cœur de l’objet en s’appuyant sur les attendus du structuralisme. L’artefact est alors devenu un monde en soi, interrogeant à la fois la société prescriptrice et son ou ses concepteurs. Cette nouvelle approche considérait ainsi que l’objet porte sa propre biographie dont l’état au sortir de la fouille ne représente qu’une des étapes, ce que l’archéologie dite symétrique est venue renforcer récemment avec son plaidoyer pour, de nouveau, un retour à l’objet (Olsen 2010).

8Comment, dès lors, envisager un état stabilisé de l’artefact s’il faut le décomposer pour pouvoir le comprendre ? Comment le réduire à un état artificiel s’il faut pouvoir revenir dessus pour assurer son étude la plus complète ? On voit bien se dessiner toutes les possibilités de conflits qui s’ouvrent entre conservatrices-restauratrices et archéologues et on comprend aisément que les premières vivent le parcours imposé par les seconds avec une certaine forme d’insécurité.

9Ce rapide survol historique suggère que le point nodal de ces tiraillements se situe bien au niveau du statut même de l’objet et de sa position heuristique par rapport aux contextes.

Une ontologie contrariée : objets heuristiques, entre indices et contextes

  • 3 Cette catégorie analytique de « biographie » s’inscrit dans une mouvance présente dans les études d (...)

10Comme l’indique l’introduction, l’ampoule de pèlerinage trouvée à Chartres, comme tout objet archéologique, a parcouru plusieurs « contextes » successifs, depuis celui de son origine jusqu’à sa destination actuelle – finale ou non. Ce faisant, comme le propose Igor Kopytoff (1986), elle a traversé plusieurs « régimes » de significations, qui lui ont successivement attribué les qualités d’ornement, d’objet rituel, de memoralia, d’objet enfoui dans la terre, d’objet archéologique ou d’archive du sol. Cette notion de « biographie de l’objet » traduit bien les différents cadres d’interprétation qui s’y appliquent, en fonction de sa position dans un contexte particulier – contextes de production et d’usage, contextes archéologiques (le chantier de fouille, le dépôt, l’atelier de restauration, le musée3) –, chacun impliquant des formes particulières de traitement physique.

11D’un point de vue théorique – et on verra qu’il y a là des effets pratiques –, cette catégorie analytique de « biographie » revient toutefois à soumettre l’approche de la matérialité de l’objet au contexte dans lequel celui-ci se trouve, donnant ainsi à la première un rôle subalterne. Cette soumission tient en partie au fait que la focale de l’archéologue, celle de la compréhension du contexte de production et d’utilisation de l’artefact, ne tient souvent compte des caractéristiques matérielles de l’artefact qu’en tant qu’elles lui permettent d’en inférer ou de lui attribuer une typologie, une époque, un événement, une région, des pratiques ou encore un style. L’état matériel de l’objet mis au jour joue ainsi un rôle heuristique important, mais de manière implicite, en ce qu’il autorise ou non cette inférence. Les processus taphonomiques qui l’ont dégradé peuvent constituer une barrière à l’identification ; la restauration a pour rôle de rendre plus claire sa « lecture », les analyses en laboratoire pouvant apporter des informations supplémentaires. L’objet restauré et conservé est alors traité de manière à ce que sa « lecture » soit aussi plus claire aux yeux des publics, qui se limitent souvent aux seul.e.s spécialistes.

12On le voit, la matérialité de l’artefact est très sujette à l’interprétation, qui dépend à son tour des « régimes de significations ». C’est elle qui lui donne sa dimension de « document scientifique » et, si la conservatrice-restauratrice a pour objectif de « mettre en évidence les informations scientifiques dont le vestige est porteur tout en stabilisant sa matérialité, mécaniquement et chimiquement, dans l’environnement aérien » (Proust & Méthivier 2019 : 58), c’est que cette matérialité est la source même des significations qui peuvent en émerger.

13Le concept de « matérialité » a connu un grand essor au cours des vingt dernières années, en archéologie et en études sur la culture matérielle (DeMarrais et al. 2004 ; Miller 2005 ; Knappett 2012). Bien que sa définition soit disputée, on peut considérer qu’il se réfère aux propriétés relationnelles de la matière. Plus simplement, il renvoie à ce que tout objet matériel offre et autorise, en termes d’interprétations comme en termes d’actions. Les caractéristiques de forme, de poids, de texture, de couleur, de chaleur, ainsi que de stabilité, de fragilité et de densité, deviennent autant de propriétés avec lesquelles les êtres humains, qu’ils soient artisans, utilisateurs, archéologues, conservatrices-restauratrices, conservateurs de musée ou public, forment des relations – lesquelles peuvent être effectivement des relations d’interprétation mais aussi des relations physiques (usage, manipulation, réparation, mise en scène).

14Aussi abstrait que le concept de matérialité puisse paraître, il permet donc de rediriger l’attention vers la dimension concrète des objets archéologiques. Cette redirection, loin d’exclure le rôle fondamental de l’attribution de significations, lui donne au contraire son ancrage matériel et pragmatique. C’est peut-être là que l’aspect intrinsèquement « sémiotique » de l’objet archéologique revient en force.

  • 4 Cette notion d’indice a particulièrement été mise en œuvre dans l’ouvrage posthume d’Alfred Gell, L (...)

15Cette dimension sémiotique est davantage qu’une attribution de sens. Il s’agit des propriétés indicielles de la matérialité de l’objet. En utilisant le terme « indice », on fait référence ici aux théories de Charles S. Peirce (1839-1914), dont les travaux sur les signes ont anticipé ceux de Ferdinand de Saussure (1857-1913). Il distinguait trois types de relations entre un signe et son relatum : iconique, fondée sur la ressemblance (physique ou de propriété) ; indicielle, fondée sur une relation factuelle ; symbolique, fondée sur la convention (Peirce 1978)4.

  • 5 Les relations iconiques jouent bien entendu un rôle essentiel dans l’identification archéologique, (...)
  • 6 Eric Hirsh, dans son panégyrique destiné à Gell, révèle que l’auteur de L’Art et ses agents avait u (...)

16L’exemple le plus simple d’un signe indiciel est celui d’une empreinte laissée dans la boue par un animal, par exemple un chien. Contrairement à une icône5, ce signe ne présente aucune ressemblance avec l’animal dans sa totalité. En revanche, sa matérialité est composée des effets d’une partie du corps du chien, sa patte, sur un matériau meuble, humide, la boue. Le travail d’inférence des traqueurs.euses se fonde alors sur une analyse de cette matérialité, afin d’en induire des événements et relations passés : de la taille de la trace, de sa position, de la forme de l’empreinte des coussinets, de l’état de la boue, de l’espacement entre les traces, on peut induire la taille et le poids de l’animal, le moment de son passage, son allure, voire son espèce6. Au-delà – ou peut-être, en deçà – de l’« attribution » de significations dépendant du régime d’interprétation dans lequel on se trouve, il s’agit d’un processus d’inférence cognitive complexe qui ne peut s’opérer qu’à partir des caractéristiques matérielles – y compris l’état – du phénomène. Sans cette matérialité, aucune relation ne peut être établie.

17La biographie de l’objet archéologique se manifeste donc par les traces matérielles laissées par les contextes successifs par lesquels il est passé. Chacune de ces traces concrètes est comme l’indice d’une présence, d’une action ou d’un processus passé et qui parfois se poursuit aujourd’hui, comme la dégradation accélérée suivant la mise au jour ; chaque indice renvoie donc à un contexte, à un milieu, selon l’expression de Leroi-Gourhan (1973 [1945]). In fine, seul l’objet est présent et, une fois hors de la fouille, son contexte est absent, ou n’est plus qu’un discours de l’archéologue. Celui-ci, dans sa démarche, finit ainsi par dissimuler l’objet derrière la dialectique qu’il lui fait entretenir avec sa taphonomie, au sein de son contexte de découverte, en vue d’en déduire des informations sur son environnement socio-économique.

18Les indices matériels sont donc aussi essentiels à la compréhension que peut l’être l’étude des formes, du contexte archéologique, de la stratigraphie ou de la répartition spatiale dans le site. Ils permettent de reconstituer la chaîne opératoire globale de l’objet en déployant les différentes étapes et séquences allant de sa fabrication à sa mise au jour, en passant par ses usages, son enfouissement dans la terre et par la fouille elle-même. Ces analyses, qui sont le domaine du spécialiste et de la conservatrice-restauratrice, sont aussi essentielles que celles de l’archéologue, du conservateur de musée ou de l’historien de l’art. Elles les complètent et peuvent apporter une temporalité précieuse à l’identification et au parcours matériel de l’objet à travers ses différents « contextes ».

Une position disciplinaire contrariée

19Ainsi, la conservatrice-restauratrice participe-t-elle à la reconstitution de la biographie de l’objet par sa connaissance intime de sa matérialité ; elle y participe d’autant plus que son implication dans la recherche est précoce, débute sur le terrain et se poursuit jusqu’au laboratoire. Parce qu’elle revient à la matérialité de l’objet archéologique, la conservatrice-restauratrice permet d’ajouter les analyses de l’archéologue à la sémiotique de ce même objet. Une fois complètement patrimonialisé, celui-ci participe enfin à la réification des analyses au sein des systèmes de médiation qui le font entrer dans un nouveau régime de signification.

20La loi établit cette patrimonialisation, sans se référer à la sémiotique issue de l’analyse archéologique. L’objet archéologique, dès lors qu’il provient d’une fouille autorisée par l’État ou même, depuis 2016, qu’il est issu d’une découverte fortuite déclarée, appartient à l’État. Il devient un objet patrimonial avant même d’être intégré à un discours scientifique. Il en va du patrimoine archéologique comme des lieux de mémoire chers à Pierre Nora (1984-1993). Son contexte de découverte (la fouille) le charge, avant même d’être étudié, d’une valeur patrimoniale et symbolique. C’est sa mise au jour au cours de la fouille qui en fait un objet d’histoire et de mémoire, pas son étude. Parce qu’il est issu d’une fouille, il jouit d’un statut d’exceptionnalité. Il est patrimoine a priori.

  • 7 Cf. pour exemple le réseau Tca « Recherches sur les terres cuites architecturales antiques, médiéva (...)

21Pour l’archéologue, comme nous l’avons rappelé, c’est parce qu’il est intimement lié à un contexte matériel et historique que l’objet archéologique est patrimonialisé. Ce statut est officialisé dès qu’il est couché sur l’inventaire de la fouille. Certes, il existe un espace de décision propre à l’archéologue entre l’unité stratigraphique et le prélèvement réel : tel tesson de tegula échappe à la patrimonialisation et reste dans le remblai de la fouille, après un comptage sur la fiche descriptive de l’US ; tel autre est prélevé, en tant qu’échantillon ; ou bien, il relève d’un prélèvement systématique motivé par une problématique de recherche propre à la fouille7. Mais la règle reste la collecte systématique de tous les artefacts ou ecofacts et de leurs fragments. En effet, à côté de l’objet, et au même titre que lui, des quantités de prélèvements sont récoltés et sont juxtaposés aux objets dans les dépôts. Le discours archéologique a d’ailleurs incorporé ces biorestes à son régime de signification.

22Mais, contrairement à l’objet de musée, inscrit à l’inventaire, l’objet archéologique ne bénéficie pas d’un constat d’état. Il est dans un premier temps simplement catégorisé. La plus grande et la plus copieuse de ces catégories est composée par celle de la céramique, qu’elle soit liée au stockage alimentaire, à la préparation culinaire, au service de table ou à l’hygiène. La deuxième catégorie est composée par les restes de faune issus de la consommation humaine. Pour les périodes plus anciennes, il ne faut pas oublier les outils en silex, dont les déchets de taille sont aussi collectés par centaines. Bien que leur intérêt historique soit évident, on peut s’interroger sur la nécessité de leur patrimonialisation, pour continuer à porter ce discours scientifique. Les objets sont porteurs d’un discours actuel, mais le sont aussi d’un discours futur espéré, et c’est sur ce savoir à venir, basé sur leur matérialité, que se fonde leur patrimonialisation. La patrimonialisation de ces éclats de silex comme de nombreux objets issus de fouilles repose ainsi sur ces deux temporalités du savoir.

23Pour ces objets archéologiques, essentiellement porteurs d’un discours scientifique, le rôle des conservatrices-restauratrices n’est abordé qu’à la marge dans le cadre de leurs missions de conservation préventive. Ce rôle prend toute son ampleur autour des objets qui présentent un caractère exceptionnel, soit par leur rareté, soit par leur représentativité ou par leur fragilité, qui complique leur conservation, ces critères pouvant se cumuler. Plus l’intervention des conservatrices-restauratrices est précoce, plus les objets ont une chance de livrer leur plein potentiel scientifique et patrimonial, c’est-à-dire un savoir plutôt qu’un discours. Mais il reste vrai que cette intervention se concentre sur les objets qui ont le potentiel de quitter leur statut de bien archéologique mobilier pour intégrer l’inventaire d’une institution muséale.

24Cette distinction entre objets archéologiques et objets muséographiés n’est pas institutionnalisée mais elle existe. L’intégration aux collections muséales ne dépend pas seulement du discours archéologique mais aussi de considérations esthétiques qui, historiquement, ont prévalu. Peu à peu, l’esthétique a laissé en partie la place au discours élaboré par les archéologues, bien plus attachés à la contextualisation historique. Coexistent ainsi aujourd’hui deux régimes de signification tout à fait distincts, entre lesquels la matérialité de l’objet s’estompe.

25Pour autant, bien qu’initialement restreintes à la mise en valeur esthétique des objets, les conservatrices-restauratrices participent aujourd’hui à la construction du discours archéologique. Originellement au service de l’histoire de l’art et symboliquement placées au bout de la chaîne de la patrimonialisation, leur travail sur la matérialité de l’objet se révèle désormais être une forme complémentaire mais essentielle de la production du savoir archéologique, auquel elles restituent au discours la matérialité dont il est initialement issu. Avec elles et probablement grâce à elles, les archéologues ont investi le musée.

Conclusion

26Nous avons dans cet article tenté de transformer la tension entre conservation-restauration et archéologie en une articulation dont le pivot central serait la matérialité de l’objet. La première partie de notre propos a montré que cette tension était peu présente au début de l’histoire commune des deux disciplines mais que la division des tâches a ensuite favorisé une hiérarchisation en défaveur de la conservation-restauration, la construction du discours historique prévalant sur la pratique du/de la technicien.ne. Cette division s’ancre dans un changement de statut heuristique de l’objet, faisant de celui-ci un témoin passif de contextes absents. La matérialité de l’objet nous rappelle que sa nature d’indice est la source première de ce discours. Le travail des conservatrices-restauratrices, parce qu’il s’ancre dans les propriétés matérielles et sensorielles, donc esthétiques, participe de manière fondamentale à la production du savoir archéologique : sans lui, le discours ne ferait qu’être soumis aux changements de régimes de signification.

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Bibliography

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Notes

1 Les auteurs, en application d’un principe de majorité, ont choisi d’utiliser le féminin pour évoquer les professionnelles de la conservation-restauration.

2 « Pour sécher le bois, lorsqu’on a à traiter une grande surface, on applique des feuilles de coton hydrophile imprégnées de chlorure de calcium sec et on recouvre ensuite le tout d’une matière imperméable. […] Les feuilles de coton imbibées, après avoir été retirées du bois, peuvent être séchées à la chaleur et utilisées de nouveau. » (Oim 1939 : 151).

3 Cette catégorie analytique de « biographie » s’inscrit dans une mouvance présente dans les études de la culture matérielle depuis le milieu des années 1970 et 1980 qui attribue aux objets un rôle plus actif dans les relations sociales. En archéologie, comme l’ont montré Chris Gosden et Yvonne Marshall (1999), elle fait suite au concept de « use-life » de l’archéologue processuelle Ruth Tringham (1994). Cette approche biographique va de Bruno Latour (1993) à Alfred Gell (2009 [1998]), et s’est exprimé à nouveau en archéologie autour des débats sur l’agence (agency) des objets archéologiques (cf. entre autres Witmore 2014, Lindstrøm 2015, Ribeiro 2016, Sørensen 2016).

4 Cette notion d’indice a particulièrement été mise en œuvre dans l’ouvrage posthume d’Alfred Gell, L’Art et ses agents (2009 [1998]).

5 Les relations iconiques jouent bien entendu un rôle essentiel dans l’identification archéologique, notamment par l’usage de typologies et taxonomies.

6 Eric Hirsh, dans son panégyrique destiné à Gell, révèle que l’auteur de L’Art et ses agents avait une fascination pour le personnage de Sherlock Holmes et pour son talent de déduction (Hirsch 1999).

7 Cf. pour exemple le réseau Tca « Recherches sur les terres cuites architecturales antiques, médiévales et modernes » : https://reseautca.hypotheses.org/ (consulté le 12/01/2020).

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References

Bibliographical reference

Ludovic Coupaye, Olivier Labat and Sébastien Ziegler, “Cet obscur objet d’un désir contrarié”Les nouvelles de l'archéologie, 162 | 2020, 36-40.

Electronic reference

Ludovic Coupaye, Olivier Labat and Sébastien Ziegler, “Cet obscur objet d’un désir contrarié”Les nouvelles de l'archéologie [Online], 162 | 2020, Online since 22 March 2021, connection on 10 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nda/11540; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nda.11540

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About the authors

Ludovic Coupaye

Lecteur au University College of London (Grande-Bretagne). Chercheur associé au Credo « Centre de recherches et de documentation sur l’Océanie »

Olivier Labat

Archéologue médiéviste-moderniste, élève-conservateur du patrimoine, Institut national du patrimoine

By this author

Sébastien Ziegler

Archéologue médiéviste, conseil départemental du Var. Président de l’association nationale pour l’archéologie de collectivités territoriales

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