Histoire et devenir des paysages en Himalaya. Représentations des milieux et gestion des ressources au Népal et au Ladakh, Joëlle Smadja (éd.)
Joëlle Smadja (éd.), Histoire et devenir des paysages en Himalaya. Représentations des milieux et gestion des ressources au Népal et au Ladakh, Paris : CNRS Éditions, coll. « Espaces et Milieux », 2003, 646 p.
Texte intégral
1Cet ouvrage s’ouvre par une exposition des théories alarmistes de l’équilibre du « système Himalaya », qui conçoit cette région du monde comme formant un vaste écosystème stable, mais fragile, et menacé par l’homme. Cette théorie, qui place au premier chef le paysan himalayen comme principal responsable des dégradations environnementales qui touchent cette région, influe tant sur les discours écologiques portés par les organismes de développement que sur les politiques publiques. L’éditrice, Joëlle Smadja, montre que cette représentation se fonde en grande partie sur des idées reçues qui résultent de la méconnaissance de l’histoire de ces milieux et de leur interaction avec – voire leur façonnement par – les humains qu’ils portent : « ne connaissant par l’histoire des milieux de ce pays », écrit-elle, « ils en ont fait des milieux sans histoire ». Cette méconnaissance s’explique en partie par le fait que l’aire himalayenne fut longtemps fermée à toute recherche. C’est ainsi qu’ont pu être occultés non seulement l’instabilité constitutionnelle de la chaîne himalayenne, mais aussi le fait que des milieux instables puissent être en équilibre, ce qui amène l’éditrice à conclure que, plutôt qu’une crise environnementale, c’est à une crise des modèles de référence que l’on assiste…
2C’est pourquoi, en guise de réponse critique aux visions alarmistes de l’évolution de l’environnement himalayen, l’ouvrage propose de commencer par développer la connaissance que l’on a de ce milieu et de la manière dont les hommes y vivent, en privilégiant à la fois les études précises de cas sur la manière dont est pensé et transformé le milieu, et une approche historique, qui vient donner une profondeur aux analyses trop souvent synchroniques menées sur la région. Ces études portent avant tout sur la région des moyennes montagnes du Népal central, le Ladakh servant toutefois de zone de comparaison et de contrepoint dans quelques cas.
3Le résultat en est ce recueil de 17 articles (enrichis de nombreux encadrés sur divers sujets, qui viennent agrémenter la lecture), écrits par 21 contributeurs (principalement ethnologues et géographes, que l’éditrice a très bien su faire dialoguer), et organisés en quatre parties (et complétés de photos, tableaux, annexes).
4La première partie, présentée comme « éléments de cadrage », propose quatre articles, qui peuvent se lire deux par deux. Un premier article de J. Smadja présente et clarifie la riche terminologie des noms de lieux (et notamment du vocabulaire lié aux champs), suivi d’un second article, de P. Dolfus et V. Labbal, sur le même thème, proposé, à titre comparatif, sur le Ladakh. Ensemble, ces deux articles mettent en valeur tant la récurrence de principes organisateurs des espaces similaires (opposition village/forêt, montagne/fond de vallée) que les différences portées à ce qui doit être nommé, et comment. Les deux articles suivants portent aussi principalement sur l’Himayala népalais, mais replacé dans le contexte himalayen dans son ensemble. En décrivant les caractéristiques physiques de l’Himalaya à l’échelle du temps géologique, O. Dolfus et M. Fort montrent un environnement vivant (qui grandit, tremble, se déplace) et replacent certains des problèmes environnementaux actuels dans la continuité de phénomènes très anciens, ce qui vient relativiser la responsabilité humaine des « dégradations ». En corrélant des facteurs (principalement) agropastoraux avec les variations de densité humaine au Népal et en Himalaya, P. Ramirez pose la pression exercée sur les milieux par les populations comme un facteur déterminant le façonnage des paysages et de leur évolution.
5La seconde partie porte sur la « perception et représentation des milieux ». Elle comporte, elle aussi, quatre chapitres. Le premier, par M. Lecomte-Tilouine, traite, assez lyriquement, de la lecture religieuse du paysage par les Népalais, pris dans leur ensemble (mais concernant avant tout les populations hindoues). À partir de mythes et de récits associés à des sites particuliers, l’auteure propose une lecture religieuse, mystique, du paysage, soulignant notamment l’importance de certains éléments naturels, perçus comme des manifestations divines. Les deux articles suivants proposent, à nouveau de manière comparée entre Népal central (J. Smadja) et Ladakh (P. Dolfus), une lecture du territoire par les toponymes, qui forment autant d’informations révélatrices de la manière dont l’homme perçoit son territoire et agit sur lui. Ils montrent ainsi comment s’opèrent le découpage, et donc la conception et l’ordonnancement de l’espace, ici principalement construit autour de catégories descriptives et utilitaires, hormis pour l’espace bâti, qui évoque la vie sociale et l’histoire du groupe. Vient ensuite un article de L. Viroulaud, qui décrit l’absence d’inscription territoriale des chrétiens convertis Magar dans l’espace, en dehors du cimetière (ce qui fait, notamment, qu’ils sont associés à des esprits malfaisants par les Magar non convertis) et du temple (dont la localisation peut le faire associer à un monastère yogi et à une forteresse, anciens centres du politique).
6Une troisième partie porte, comme son nom l’indique, sur les « données historiques sur l’utilisation des terres et la gestion des ressources », principalement du point de vue des politiques environnementales. Un premier article, écrit à six mains (P. Dolfus, M. Lecomte-Tilouine, O. Aubriot), offre, à l’aide d’une relecture de sources anciennes, une histoire des cultures et de l’usage des terres au Ladakh et à Katmandou (soit l’orge et le riz) et du développement de nouvelles cultures (maïs et pomme de terre), en essayant de remonter aussi loin que possible, ce qui vient très utilement donner une profondeur historique à des pratiques qui semblent parfois immuables. L’article suivant, de P. Ramirez, traite des anciennes politiques écologiques du Népal : son rôle dans la protection des forêts (ressources exploitables et protection des sources) dès le xviie siècle et sa politique de gestion des ressources, et également ses projets (sa volonté de développer la culture du riz), via des politiques liées aux déplacements de populations, aux mesures fiscales, etc. Un troisième article, de B. Muller, vient illustrer, par un exemple précis, l’article précédent, en traitant, à un niveau local, de l’évolution des droits concernant les espaces sauvages (forêts, pâtures) et des conflits afférents. Vient ensuite un article, signé B. Ripert, I. Sacareau, T. Boisseaux et S. Tawa Lama, sur la législation concernant les ressources et surtout l’environnement depuis 1950, en prenant en compte tant les facteurs politiques que le tourisme, l’impact des organismes internationaux (qui en font un laboratoire des dernières théories en vogue) et les communautés locales. Cette utile synthèse offre notamment un bilan critique (parfois trop ?) des politiques « conservationnistes » et des aires protégées.
7La quatrième partie, « pratiques locales entre choix et contraintes », regroupe principalement des études de cas, qui viennent en partie illustrer les parties précédentes. Les deux premières études, celles de S. Shrestha et de I. Sacareau, traitent de l’impact des législations de protection de l’environnement liées à l’implantation de parcs nationaux. Le premier souligne l’impact négatif de ces mesures de protection sur l’accès aux ressources forestières et fourragères dans un parc pourtant peu fréquenté par les touristes. Le second relativise (trop ?) l’effet négatif du tourisme et celui, supposé salvateur, des mesures de protection liées à un parc, en soulignant la nécessité de considérer d’autres phénomènes, comme les changements économiques (salarisation et migrations) dans la prise en compte de l’évolution de l’environnement. Une troisième contribution, signée B. Ripert, montre l’impact des innovations agricoles et leur effet socio-économique, et surtout l’émergence, via la gestion des ressources forestières, d’une nouvelle élite : les jeunes inscrits, porteurs d’une culture nationale qui les pousse à un désir d’intégration dans une société plus large, valorisant de ce fait les discours conservationnistes, notamment diffusés dans les manuels scolaires. Vient ensuite un article de G. Toffin, qui propose une sorte de monographie d’une caste, les Balami, qui se définissent comme bûcherons, comme si le rapport à l’environnement allait jusqu’à agir sur l’organisation du système de caste. Un dernier article, de T. Brusle, M. Fort et J. Smadja, porte sur l’évolution des paysages dans une localité de l’ouest du Népal et montre l’importance qu’y ont prise les arbres, notamment au travers des haies de bocage, qui semblent remplacer la forêt.
8Au final, l’ouvrage offre un ensemble intéressant, même si parfois inégal, de contributions concernant le rapport des habitants de l’Himalaya à leur milieu. Il est riche d’enseignements sur les représentations et les usages et sur l’impact des hommes sur leur environnement. On appréciera tout particulièrement l’emphase mise sur la dimension diachronique des données, sur la prise en compte du « local » (la motivation et la rationalité des populations qui occupent ces milieux) et sur les relations, souvent conflictuelles, entre ces sociétés locales et l’État, les ONG et les organismes internationaux.
9On peut regretter que, plutôt que de s’attacher à traiter une question particulière qui le structurerait, l’ouvrage propose d’aborder un vaste domaine sous de nombreux angles –n’offrant ainsi ni une vue synthétique sur la thématique, ni une réflexion plus théorique sur quelques notions clefs. La notion de paysage, par exemple, que le titre de l’ouvrage laisse penser comme centrale, n’est pas discutée et n’apparaît que de manière épisodique dans les différentes contributions, comme un terme fédérateur permettant de regrouper les thématiques variées traitées dans l’ouvrage. Le risque inhérent à ce choix est que l’on reste sur sa faim pour chaque thématique abordée.
10On pourra aussi regretter qu’en fait d’Himalaya, ce sont principalement le Népal et, dans une moindre mesure, le Ladakh qui sont abordés. L’inclusion d’articles sur l’Himalaya oriental aurait permis une comparaison plus facile avec les zones montagneuses d’Asie du Sud-Est, bien différentes (à l’exception, peut-être, de certaines régions de Chine du Sud) des régions traitées dans ce livre. De même, un intérêt plus marqué pour les régions de l’Himalaya indien (soit la plus grande partie de la Chaîne) aurait permis une comparaison intéressante, notamment concernant l’impact de l’histoire et des politiques nationales. Mais si l’on peut toujours les critiquer, un ouvrage portant sur un sujet si vaste se doit d’opérer des choix. Ceux de cet ouvrage ont les défauts de leurs qualités, et l’on retiendra que c’est en soi une réussite que de donner au lecteur l’envie d’en savoir toujours plus sur la question.
Pour citer cet article
Référence papier
Grégoire Schlemmer, « Histoire et devenir des paysages en Himalaya. Représentations des milieux et gestion des ressources au Népal et au Ladakh, Joëlle Smadja (éd.) », Moussons, 12 | 2008, 193-195.
Référence électronique
Grégoire Schlemmer, « Histoire et devenir des paysages en Himalaya. Représentations des milieux et gestion des ressources au Népal et au Ladakh, Joëlle Smadja (éd.) », Moussons [En ligne], 12 | 2008, mis en ligne le 15 novembre 2012, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/moussons/1556 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/moussons.1556
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