Odile Roynette, Gilles Siouffi et Agnès Steuckardt (sous la direction de), La langue sous le feu
Odile Roynette, Gilles Siouffi et Agnès Steuckardt (sous la direction de), La langue sous le feu, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017
Texte intégral
1Fruit d’un des divers colloques organisés à l’occasion des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale, cet ouvrage intéressera les auteurs de Mots en ce sens qu’il s’articule autour des langues appréhendées comme identité et comme cadre national, phénomènes mis en exergue de manière cruciale par le conflit.
2Les directeurs de ce recueil se retrouvent sur l’intersection de leurs terrains communs, qu’ils abordent en raison de leur entrée disciplinaire : les mots et l’histoire. Si pour les premiers ce sont les modes langagières et les représentations linguistiques, qui ouvrent sur la notion de norme, pour la dernière, c’est l’histoire des mentalités. Il ressort de cette collaboration un projet où l’étude des discours et des mots permet de rendre compte des traces de la vie des hommes durant la guerre. Le volume s’ouvre sur une introduction documentée et conséquente ; y est exposé le projet intellectuel, rencontre entre des travaux de linguistique et d’histoire dont l’originalité est d’aborder la guerre de 1914-1918 comme un événement langagier.
3Ce volume se structure selon quatre parties qui constituent les quatre types de phénomènes marquants générés par le conflit :
– les dynamiques identitaires, que les questionnements soient liés à des discours sur la langue (sources linguistiques des nationalismes en France et en Allemagne, le rapport des Espagnols avec la langue française durant le conflit), ou à des dynamiques de diglossie (l’utilisation de la langue bretonne dans les tranchées et les lettres de combattants, le français des tirailleurs sénégalais, les communications entre occupants et occupés) ;
– les pratiques de l’écrit et les relations à la norme, abordées par trois enquêtes portant respectivement sur les substrats dialectaux et leur réémergence dans les correspondances, les relations à l’écriture et à la langue maternelle à travers des corpus épistolaires et de carnets intimes ;
– la création lexicale à travers trois autres enquêtes portant respectivement sur deux dictionnaires (le Petit Robert, le Larousse universel) et un corpus constitué de textes littéraires. Y sont étudiés d’une part les néologismes, d’autre part la représentation de la Grande Guerre et enfin la créativité lexicale dans les écrits ;
– l’écriture auctoriale, que ces écritures soient celles de poètes ou de journalistes, pratique poétique chez Guillaume Apollinaire, épistolaire chez Jacques Vaché, tribune ou autres formats journalistiques pour Henri Desgrange et ses confrères.
4L’ensemble de ces recherches est au croisement de l’individuel (les pratiques d’écriture, routinières ou auctoriales, des idiolectes et des styles) et du collectif (la création lexicale, les contacts de langue, les sociolectes et identités en langue), tout ceci sous le feu des circonstances personnelles et historiques, des implications des individus dans des collectifs historiques et nationaux. Cette expression, empruntée au titre, renvoie au conflit, à l’expérience hors norme qu’il suppose, mais aussi et surtout aux rapports des individus aux autres et à la langue, qui se voient alors profondément bouleversés. Les activités langagières proximales (rencontre de l’autre, nécessité de communication) ou distales (échanges épistolaires), les échanges proches ou lointains affectivement induisent une utilisation inédite de la langue, ou plutôt des langues, qui voient leurs statuts profondément modifiés, et leur appropriation plus ou moins aisée ou spontanée trouver des usages communicationnels et identitaires spécifiques.
5Le matériau langagier est d’une part le lieu de l’expression (ou non) des émotions (il convient de ne pas oublier l’expérience traumatique que constitua ce conflit) et de réalités nouvelles (métaphores, emprunts, néologie). C’est en sens que cet épisode historique prend sa dimension d’évènement langagier avancée par les directeurs, en ce qu’il aura un impact tant sur la langue (traduction, diffusion d’un écrit français, entrée de xénolectes, technolectes) que sur les individus et leurs rapports à celle-ci.
6On retrouve en filigrane les problématiques de Anne-Marie Houdebine sur l’imaginaire linguistique et les normes qui en découlent : les normes subjectives qui supposent un idéal de la langue perçue comme vecteur de communication (perceptible dans les travaux portant sur la compréhension et intégration dans le groupe), les normes prescriptives (décelables dans les textes portant sur l’idéologie de la langue, mais aussi sur la lexicographie, discipline idéologique s’il en est) qui impliquent un lien à l’imaginaire social/collectif. On pense également à W. Labov et ses réflexions sur l’hypercorrection et l’insécurité linguistique, la gestion complexe des normativités, parfois en conflit.
7Il convient également d’appréhender cet ouvrage en termes communicationnels, tant les analyses des lettres sont une illustration patente des théories de John J. Gumperz en matière de sociolinguistique interactionnelle, code switching (alors que le français constitue le medium de l’écrit, les langue régionales sont utilisées pour renouer des liens d’intimité), mais aussi de réseaux de communication ouverts ou fermés (induisant des relations de loyauté, de solidarité langagière), faisant poindre des identités énonciatives villageoises que la distance et la nécessité de création d’une normalité font émerger. Alors que les auteurs se questionnent sur la vitalité du breton, sur l’émergence desdites identités villageoises, on peut penser à ce que cet auteur dénomme la nouvelle ethnicité, qu’il impute davantage à des différences entre groupes qu’à une proximité géographique ou des liens professionnels. Cette approche communicative est aussi celle qui suppose d’appréhender, ainsi que le souligne un auteur, la lettre en termes de dispositif de communication. Mais l’on peut étendre cette réflexion à l’ensemble des documents, particulièrement varié : manuels de conversation, lettres, carnets intimes, dictionnaire, littérature, article de presse, poésie, communication de soi et de ses affects, d’une idéologie, d’un rapport à son identité.
8Cependant, le point majeur de ce volume est l’invalidation d’idées communément admises sur la langue de la Première Guerre mondiale, la fameuse langue des poilus ; les auteurs démontrent l’invention de la langue de guerre (c’est-à-dire une construction adaptée au contexte, davantage que des pratiques adoptées par l’espace social), l’utilisation des patois et le rapport de ceux-ci à la langue véhiculaire (bien loin des doxa sur l’égalitarisme intégrateur du patriotisme et des institutions) indiquant que le français constitua alors un ascenseur social. Sont également soulignés la moindre perméabilité des classes populaires aux discours d’opinion (bien loin des avatars de la théorie des foules) et le faible taux de néologismes enregistrés dans les dictionnaires. Plus globalement, ce volume nous invite à faire preuve de prudence, à ne pas faire de transposition hâtive entre les périodes historiques et les mécanismes identitaires et langagiers, nous engageant à ne pas envisager la guerre comme un bloc temporel, géographique et identitaire, comme le voudrait une tendance qui prendrait comme référence les périodes historiques et non l’évolution des mentalités.
- 1 Voir à ce propos le compte rendu de l’ouvrage édité sous la direction d’Agnès Steuckardt, Entre vil (...)
9Au plan méthodologique ce volume rend également compte de travaux portant sur des corpus collectés à l’occasion des commémorations (lettres de soldats, correspondances personnelles), et sur la manière d’aborder ces écrits dits peu lettrés. Ce point est crucial, car comme le soulignent les directeurs, la Première Guerre mondiale constitue une forme d’observatoire des pratiques d’écritures1, laissant émerger une forme d’interlingua entre une norme en phase d’appropriation et la pratique langagière orale.
10En conclusion, cet ouvrage permet de réactualiser un certain nombre de points de vue sur la Grande Guerre, à la fois laboratoire et observatoire des pratiques et usages de la langue, comme il illustre la fructueuse collaboration possible entre linguistes et historiens.
Notes
1 Voir à ce propos le compte rendu de l’ouvrage édité sous la direction d’Agnès Steuckardt, Entre village et tranchées. L’écriture de poilus ordinaires, par Magali Guaresi dans Mots. Les langages du politique no 113 (mars 2017).
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Valérie Bonnet, « Odile Roynette, Gilles Siouffi et Agnès Steuckardt (sous la direction de), La langue sous le feu », Mots. Les langages du politique, 115 | 2017, 175-177.
Référence électronique
Valérie Bonnet, « Odile Roynette, Gilles Siouffi et Agnès Steuckardt (sous la direction de), La langue sous le feu », Mots. Les langages du politique [En ligne], 115 | 2017, mis en ligne le 31 octobre 2017, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/mots/22953 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/mots.22953
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