Laurent Coumel, « Rapprocher l’école et la vie ? », Une histoire des réformes de l’enseignement en Russie soviétique (1918‑1964)
Laurent COUMEL, « Rapprocher l’école et la vie ? », Une histoire des réformes de l’enseignement en Russie soviétique (1918‑1964), Toulouse : Presses universitaires du Mirail, 2014, 504 p.
Texte intégral
1Tout nouveau régime songe à des changements politiques et sociaux, y compris par l’école. L’Union soviétique en est un exemple, aussi bien dans les années après la révolution de 1917 que pendant le dégel, quand les spécialistes engagés dans les débats ne rompent pas avec le régime, mais cherchent à puiser dans les valeurs de la pédagogie bolchevique. Cette dernière période commence à attirer l’attention des historiens grâce aux fonds d’archives devenus accessibles ces dernières décennies.
2Issu d’une thèse soutenue à l’université Paris I – Sorbonne en mars 2010, cet ouvrage monumental comble une lacune importante de l’historiographie, car il aborde l’histoire de l’enseignement lors du dégel, notamment la réforme de l’école et de l’université imposée par Nikita Hruščev, par le biais d’un recueil impressionnant de documents d’archives inédites (émanant à la fois d’institutions étatiques et d’organes du parti, du Comité central du PCUS, du ministère de l’Enseignement primaire et secondaire en Russie, de la planification, de l’administration des Statistiques, de l’Académie des sciences de Moscou, des « Archives populaires », des archives de Nižnij‑Novgorod, ainsi que de témoignages oraux).
3L’ouvrage est constitué d’une introduction et de trois parties bien structurées et subdivisées chacune en trois chapitres, d’annexes présentant les sources (archives), d’une riche bibliographie sur l’histoire de l’éducation, organisée de façon très claire, de graphiques mettant en lumière des données statistiques et autres, et enfin d’un index des noms. Une liste de sigles et d’acronymes et des tableaux synoptiques permettent au lecteur, même non spécialisé dans le domaine de l’histoire de l’éducation, de repérer les informations utiles du point de vue linguistique et thématique.
4Dans son introduction, l’auteur explique que son choix vise à « mieux connaître un des aspects les moins étudiés de l’Union soviétique, le système scolaire et universitaire et ses transformations au sortir de l’ère stalinienne, pendant le “Dégel”, période notamment d’ouverture et de libéralisation relative » (p. 11). En effet, dans la décennie 1953‑1964, il y a la tentative de réaliser un grand projet visant à « rapprocher l’école et la vie », c’est‑à‑dire « forger un système éducatif conforme à une voie de développement économique, social et culturel associée à l’idéologie appelée “marxisme‑léninisme” » (p. 11‑12). Cette décennie se caractérise par une loi importante adoptée le 24 décembre 1958 « sur le renforcement du lien entre l’école et la vie et sur le développement futur du système de l’instruction publique en URSS » (p. 12). Une des hypothèses de l’auteur est que la loi de 1958 a été le catalyseur de nombreux débats éclairant des aspects méconnus de la société soviétique, car elle s’inscrit dans une série de grandes campagnes publiques ; l’auteur s’interroge sur le rôle et la position des différents acteurs dans les phases de la réforme de 1958. Nombre d’intellectuels et responsables de l’éducation critiquèrent le projet d’enseignement entamé par Hruščev, car ils souhaitaient préserver un niveau de qualification aussi élevé que possible, tandis que Hruščev et son groupe cherchaient à garantir la main‑d’œuvre nécessaire aux secteurs de la production, confrontée tantôt au niveau technologique de l’Occident tantôt aux propos du XXe Congrès du parti de février 1956.
5La première partie examine quarante ans d’histoire de l’enseignement soviétique, à partir des années vingt, avec les caractéristiques de la réforme, jusqu’à la mort de Stalin, ensuite les errements de la politique éducative après 1954 et les raisons de la réforme de 1957‑1958, en prenant en considération « [leurs] motivations, [leurs] fluctuations voire [leurs] ruptures, et [leurs] principaux résultats » (p. 31), aussi bien au niveau du secondaire qu’au niveau du supérieur.
6Après la révolution de 1917, les bolcheviks entamèrent une réforme de l’école russe qui, d’une part, s’évertuait à changer le système scolaire par la polytechnisation destinée, dans la lignée de la pédagogie de Marx et Engels, à lier instruction et travail à la production, sous l’influence aussi de l’école active américaine et, d’autre part, visait à la prolétarisation qui devait aider les masses prolétaires à accéder à l’instruction et poursuivre une promotion sociale très importante. Après la révolution, le débat sur la polytechnisation de l’école prônant une formation omnilatérale et retardant l’entrée dans le monde du travail se heurta à des conceptions prônant une mise au travail plus précoce de la première génération soviétique. Les césures principales de ces quarante années se placent à la fin des années vingt, au tournant de 1940 et à celui de 1952. Le processus de soviétisation fut marqué par l’échec du principe de l’instruction polytechnique, définitivement abandonné en 1937. En même temps, la généralisation du secondaire fut freinée par le manque d’enseignants formés à ce niveau mais, à la fin des années trente, on assiste aussi à l’abandon de la promotion active des enfants issus des milieux ouvrier et paysan. Les années de la guerre coïncidant avec celles du Commissariat de Vladimir Potemkin se caractérisent, d’une part, par un retour aux traditions et, de l’autre, par le début de l’Académie des sciences pédagogiques (APN) de la RSFSR ayant pour tâche aussi bien l’élaboration de questions pédagogiques que la formation de cadres pédagogiques pour les VUZ (établissements d’enseignement supérieur) et les instituts de recherche. Outre les problèmes de reconstruction de l’après‑guerre, les années précédant le début des années cinquante sont marquées par des dénonciations visant la direction de l’APN dans un contexte économique très critique. Il faut évoquer la banqueroute des usines en 1953, suivie dans les années 1955‑1956 d’une réémergence du marché du travail et de l’annulation, en octobre 1955, par le Présidium du Soviet suprême, du caractère obligatoire des Réserves de main‑d’œuvre introduit en octobre 1940 à la veille de la guerre. Les changements au niveau des ministres (d’abord Kalašnikov, puis en 1956 Kairov laissant la place à Afanassenko, ex‑enseignant du secondaire entré dans l’appareil du parti pendant la guerre) qui commencent à s’occuper de la question scolaire en correspondance avec le XXe Congrès, en apportant des nouveautés : les écoles internats, le nouveau décret de 1957 sur les Réserves de main‑d’œuvre, parmi d’autres, introduisent une vaste transformation du système scolaire. Cette partie se conclut par un chapitre sur l’Université, décrivant la formation en 1956 du Département de la science, des VUZ et des écoles confié à Vladimir Kirillin, analysant en détail les mesures prises pour l’amélioration de la composition sociale des étudiants et le retour à la prolétarisation vingt ans après, et enfin présentant des données sur la rentrée universitaire de 1956, qui révèlent le faible pourcentage d’élèves pourvus d’une expérience de deux ans ou plus dans la production. La crise hongroise marque en quelque sorte une césure et, en novembre‑décembre 1956, un tournant majeur, cause de troubles, qui menacent le régime de durs conflits avec la jeunesse.
7La deuxième partie traite des grandes discussions, rendues publiques ou non, qui précèdent et marquent les modalités d’adoption de la perestroïka (refondation) de l’école et de l’université prévue par la loi de 1958 visant autant l’avènement du communisme par le respect du travail physique et la promotion des ouvriers et des paysans, que la fin de l’agitation étudiante née par suite du « Rapport secret » de 1956, et l’amélioration du recrutement dans certaines branches de la production industrielle et agricole, marquées par la diminution du travail forcé. On voit comment les pédagogues et les universitaires réagissent en plein dégel à la question de la polytechnisation, qui n’avait pas été développée. Le 24 décembre 1958, après une vaste campagne officielle, est votée une loi destinée à « rapprocher l’école et la vie », réactivation du slogan des années 1920. Mais derrière l’unanimité de façade, des désaccords ont vu le jour pendant la discussion. L’impulsion donnée par HruÒ©ev est suivie d’une multitude de revendications de différents acteurs – administrateurs, pédagogues, savants, universitaires et scientifiques – et leur capacité de « médiation » idéologique implique la prise en compte de nombreuses motivations, que l’auteur décrit d’une façon très précise, quant à leurs ambiguïtés, la réévaluation du stage pratique dans la production, l’enseignement du soir et par correspondance. Une attention particulière est accordée aussi aux dérogations pour les grandes universités (le cas de l’université d’État de Moscou – MGU), car « tout se passe comme si quelques universitaires éminents décidaient alors de réagir à la diminution du nombre de place d’études “en rupture avec la production”, c’est‑à‑dire autres que les cours du soir ou par correspondance » (p. 201). Les acteurs de l’enseignement et de la recherche – responsables administratifs, pédagogues, universitaires, membres de l’Académie des sciences – ont eu une influence sur la réforme par leurs attitudes et leurs débats sur le caractère essentiellement technique des argumentaires mobilisés ; ils ont atténué la dimension idéologique du projet soviétique au profit d’une vision technocratique. Enfin, on peut voir dans quelle mesure la réforme de l’enseignement soviétique de 1958 porte la marque personnelle du dirigeant suprême du pays. Hruščev joue un rôle important dans son lancement, mais elle suscite des réticences au sein de l’appareil du parti et on peut saisir le cheminement du projet du Premier secrétaire, depuis les formes de décision très atypiques, qui compliquent sa mise en place.
8La troisième partie aborde la question de l’application inachevée de la loi, les résultats et les perceptions de la refondation scolaire et universitaire en Russie dans les années 1960 d’un point de vue administratif qui s’explique par la séparation arbitraire entre les deux cycles d’enseignement (le secondaire et le supérieur), car « dans les faits les problèmes sont davantage imbriqués, comme le soulignent nombre d’intervenants du débat de l’automne 1958, qu’on retrouve au début des années 1960, à commencer par les spécialistes » (p. 312). Les aspects principaux traités concernent l’éclatement de l’école secondaire, la faible polytechnisation visant à « combler le fossé existant, dans le cursus scolaire, entre les savoirs inculqués et la “vie”, autrement dit, dans l’esprit des dirigeants d’alors, entre les savoirs et la réalité pratique du travail dans la production » (p. 314). La loi de 1958 était ambitieuse, car, finalement, il s’agissait de répercuter dans chaque république les injonctions du 24 décembre 1958. La propagande du ministère de l’Instruction annonce 1 million d’élèves en 1962, puis 2,4 millions en janvier 1964 en incluant les écoles à journée allongée. En effet, les années 1962‑1964 sont marquées par la reprise d’une discussion publique sur les questions d’enseignement, qui débouche sur la loi votée en avril 1959 prévoyant pour certaines écoles une spécialisation dans une ou plusieurs matières et par l’émergence d’un paradoxe produit par la loi du rapprochement de l’école et de la vie qui consisterait, d’une part, dans la dénonciation du système méritocratique antérieur et, de l’autre, l’émergence de formes de sélection ponctuelle dans différents domaines légitimés par les intérêts du progrès technique. Enfin, les questions de la reproduction sociale et du succès de la science reconstituent les modalités de contournement de la loi de 1958 en ce qui concerne son objectif de démocratiser l’enseignement ; les divergences persistantes entre le discours des autorités et le discours des scientifiques conduisent à l’abandon de la loi en 1960.
9L’auteur conclut sur l’échec relatif de l’instruction polytechnique, les limites de la démocratisation et l’émergence de l’enseignement élitiste (les écoles spéciales), le faible impact de la loi sur la démocratisation scolaire en URSS, il montre comment l’opposition à la réforme a permis à des scientifiques influents de mettre en place des filières d’élite parallèles (« écoles spéciales », université de Novosibirsk), au nom d’un idéal de méritocratie savant : « les mesures voulues par l’équipe dirigeante, aux motivations complexes, n’ont pas produit les résultats escomptés. D’autre part, elles se sont heurtées à une contestation interne forte de la part de scientifiques, d’universitaires et de pédagogues, relayée et appuyée par l’appareil du parti lui‑même » (p. 405). En effet, loin de la version initiale voulue par Hruščev, le texte final est le résultat d’un compromis qui traduit une vive contestation interne, à plusieurs niveaux, que l’auteur retrace dans une narration passionnante. Le pluralisme qui s’exprime au cours du débat public dans la presse, mais aussi au sein de l’appareil du Comité central du parti et des administrations concernées, illustre ainsi les ambiguïtés du dégel en URSS. Surtout, il affaiblit la portée de la réforme, dont la mise en œuvre est très imparfaite au début des années 1960. En particulier, plusieurs scientifiques de premier plan développent un projet éducatif alternatif : sa réalisation contribue à une plus forte différenciation du système scolaire, avec la création d’établissements d’élite, véritable sphère d’autonomie pédagogique dans la « patrie du socialisme ».
- 1 O. Anweiler, « Centralisme et fédéralisme dans le système d’enseignement soviétique », Revue des ét (...)
10Cet ouvrage remarquable est à la fois une histoire politique, sociale et administrative qui prend en considération aussi bien les conceptions éducatives, les débats et les représentations que les tensions politiques concernant l’enseignement supérieur avec une attention toute particulière portée à ce dernier. C’est un des aspects les plus originaux de cet ouvrage très neuf et intéressant. On ne peut faire grief à l’auteur de ne pas souligner le fait que, comme le disait Oskar Anweiler, le rôle fondamental du parti dans l’élaboration de la politique éducative s’expliquait par le manque d’un ministère fédéral et républicain de l’Éducation chargé d’unifier la politique éducative au niveau des différentes républiques qui fut mise en place seulement en 19591. Le manque de centralisme explique très probablement la question de la relation entre centre et périphérie que les quarante ans avaient laissée ouverte, qui se trouve probablement à l’origine du compromis concernant le projet krouchtchevien et aussi de celui installé entre les mythes de l’éducation marxiste et les réalités d’un système scolaire et universitaire confronté à des changements idéologiques et générationnels assez difficiles à gérer. Ce livre contribue à la compréhension d’une période de changements très complexes, en renouvelant d’une façon passionnante et compétente un aspect de l’histoire sociale peu connu de l’Union soviétique.
Notes
1 O. Anweiler, « Centralisme et fédéralisme dans le système d’enseignement soviétique », Revue des études slaves, 58 (2), 1986, p. 229‑243.
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Référence papier
Dorena Caroli, « Laurent Coumel, « Rapprocher l’école et la vie ? », Une histoire des réformes de l’enseignement en Russie soviétique (1918‑1964) », Cahiers du monde russe, 56/4 | 2015, 885-889.
Référence électronique
Dorena Caroli, « Laurent Coumel, « Rapprocher l’école et la vie ? », Une histoire des réformes de l’enseignement en Russie soviétique (1918‑1964) », Cahiers du monde russe [En ligne], 56/4 | 2015, mis en ligne le 01 octobre 2015, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/monderusse/8281 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/monderusse.8281
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