Laurent TATARENKO, Une réforme orientale à l’âge baroque. Les Ruthènes de la grande-principauté de Lituanie et Rome au temps de l’Union de Brest (milieu du xvie - milieu du xviie siècle)
Laurent TATARENKO. Une réforme orientale à l’âge baroque. Les Ruthènes de la grande-principauté de Lituanie et Rome au temps de l’Union de Brest (milieu du xvie - milieu du xviie siècle), Rome : École française de Rome, 2021, 644 p.
Texte intégral
1Fondée sur les sources découvertes par l’auteur aux archives pontificales, lituaniennes, russes, ukrainiennes et biélorusses, la monographie de Laurent Tatarenko présente un large panorama de la vie religieuse des pays ruthènes aux xvie et xviie siècles.
2L’auteur montre que les ruptures et les réformes du christianisme occidental au xvie siècle – surtout la Réforme tridentine – représentèrent un défi pour les élites ecclésiastiques orthodoxes. Ce défi était particulièrement d’actualité pour le royaume de Pologne et la grande-principauté de Lituanie, car il y existait une structure double des diocèses orthodoxes et catholiques, ce qui multipliait les points d’interaction. Selon Laurent Tatarenko, cette interaction fut largement influencée par le fait que « les souverains polonais et lituaniens », qui étaient catholiques, « devinrent de fait les patrons d’une Église dont ils n’étaient pas membres » (p. 69).
3La première partie de la monographie (« L’unité bigarrée : une esquisse socio-institutionnelle de l’Église ruthène ») est consacrée à la description des institutions de la métropolie pendant le long xvie siècle. L’auteur étudie ici le réseau des paroisses, l’administration diocésaine et le clergé. Il conclut que le partage du territoire canonique de la métropolie de Kiev entre la grande-principauté de Lituanie et la Pologne constitue le facteur crucial, susceptible de provoquer de futures fractures. En utilisant des sources de différentes provenances, l’auteur établit le nombre général des paroisses. Pour mieux définir ce que pouvait représenter une paroisse à cette époque-là, l’auteur change le cadre : il se limite aux voïevodies de Vilnius et de Trakai, ce qui lui permet d’établir la superficie moyenne d’une paroisse.
4Pour l’organisation des paroisses, le rôle du patronat était essentiel. Suivant l’auteur, la différence entre les patrons catholiques et orthodoxes renvoie à des traditions distinctes. Tandis que dans l’Église catholique le droit de patronage était réduit « au droit de présenter le candidat de leur choix à la cure vacante » à partir du xiie siècle (p. 70), dans l’Église orthodoxe, « les patrons avaient conservé des droits sur les biens des églises dont ils devaient en principe assurer la sauvegarde ». L’auteur évoque même la « confusion entre le droit de propriété et le droit de patronage dans l’Église orientale » (p. 77). Cette confusion affaiblit les positions du clergé paroissien orthodoxe, qui reste « un groupe social intermédiaire », tandis que le clergé catholique obtient une rapide ascension sociale, en se rapprochant, « financièrement et statutairement », de la noblesse (p. 175). Bien sûr, les différences entre les deux se référaient aussi au célibat, imposé aux prêtres catholiques, tandis que le clergé séculier orthodoxe, grâce à son statut marital, se développait vers un groupe endogame et affirmait ainsi son identité collective.
5Pour l’administration diocésaine, l’auteur constate que « la monopolisation des charges ecclésiastiques auxiliaires par les laïcs » – phénomène typique pour la Moscovie avec des décimateurs (desjatil´niki) – n’était pas répandue dans les pays ruthènes (p. 104). L’auteur explique ce développement par la même cause, déjà citée : l’orthodoxie n’était pas la religion des souverains, ce qui diminuait l’attractivité du service dans l’administration diocésaine pour les laïcs. Les structures diocésaines se forment ici sous l’influence de l’Église catholique, avec un rôle important des vicaires, qui étaient soit archiprêtres, soit archimandrites des monastères.
6En examinant les tentatives de renouveau religieux, l’auteur constate qu’elles n’émanaient pas du sommet de la hiérarchie ecclésiastique. Il s’agit tout d’abord des écoles, dont « l’académie » d’Ostroh, fondée par le prince Kostjantin Ostroz´kij. Selon Laurent Tatarenko « rien ne permet d’affirmer que les anciens pensionnaires d’Ostroh purent façonner une nouvelle élite ecclésiastique du rite grec » (p. 184). Les tentatives remarquables d’animer la prédication furent effectuées par le clergé séculier et non par des évêques.
7La deuxième partie de la monographie porte sur l’Union de Brest et ses conséquences. Ici, les lectures confessionnelles restèrent longtemps en vigueur. À partir des années 1980-1990, des explications beaucoup plus nuancées furent proposées par les historiens, parmi lesquels Boris Gudziak, Serhii Plokhy et Natalia Yakovenko. Désormais, la volonté des évêques orthodoxes d’imposer leur pouvoir aux confréries fut classée parmi les motifs principaux de l’Union. En précisant cette vision, Laurent Tatarenko insiste sur la « piste institutionnelle » (p. 222). Il s’agit surtout des conséquences de la visite du patriarche œcuménique Jérémie II (1589), qui ordonna le nouveau métropolite et qui donna à Kyryl Terlec´kyj, l’évêque de Lutsk-Ostrih, le titre d’exarque, ce qui le transforma en représentant du métropolite « pour la partie polonaise de la métropolie » (p. 212, 214). Il en résultat un conflit qui l’opposa à l’évêque de L´viv (Hedeon Balaban), qui se référait d’abord aux questions économiques et qui aboutit à un positionnement différent des deux hiérarques à l’égard de l’Union (tandis que Kyryl Terlec´kyj, avec Ipatij Potij, entreprirent le voyage à Rome, Hedeon Balaban resta opposé à l’Union). En analysant le développement précédant la conclusion de l’Union, Tatarеnko réussit à identifier plusieurs documents falsifiés par les protagonistes, ce qui lui permet de mieux caractériser le positionnement des principaux acteurs de cette histoire.
8La troisième partie (« Une religion entre deux Églises ») étudie le paysage confessionnel de l’Ukraine entre l’Union de Brest et la révolte cosaque, c’est-à-dire pendant la période marquée par le rétablissement de la hiérarchie orthodoxe et sa légalisation par le roi Ladislas IV. L’auteur commence son exposé par le monachisme, qui n’est pas traité dans la première partie. Comme toutes les autres institutions religieuses, les communautés monastiques ruthènes furent confrontées au choix de refuser ou d’accepter l’Union. Les monastères qui restèrent fidèles à la tradition orthodoxe s’associèrent avec les confréries orthodoxes. Quant à ceux qui acceptèrent l’Union, le renouveau monastique fut largement influencé par des modèles occidentaux, dont celui des jésuites. Le rôle crucial revenait ici à l’ordre basilien, qui n’avait pas d’analogue dans la tradition orthodoxe et qui devint fondamental pour la formation des élites uniates.
9Seule Église de rite oriental jusqu’en 1632, reconnue par les autorités de la Pologne-Lituanie, l’Église uniate pouvait s’appuyer sur les institutions pontificales pour la formation de ses élites. L’auteur montre que ce processus, qui donna des résultats dans la première moitié du xviie siècle, débute avec difficulté. En réalité, le collège grec de Saint-Athanase à Rome, sollicité par le clergé uniate, fut créé pour les élèves orthodoxes, et non pour ceux qui reconnaissaient déjà l’autorité du Saint-Siège. Les élèves pouvaient aussi être envoyés dans des collèges catholiques. On ne peut qu’accepter l’opinion de l’auteur, quand il constate que « la présence de clercs uniates dans les grands centres urbains de l’Europe occidentale constituait pour l’Église ruthène une ouverture sur les évolutions religieuses et culturelles de l’époque et la sortait du relatif isolement dont fut victime une partie de l’Église kievienne… » (p. 395). De plus, la tradition d’envoyer des étudiants vers l’Occident, une fois sécularisée, deviendra vite objet de transfert culturel.
10Selon Laurent Tatarenko, le point de non-retour dans la séparation des deux Églises fut le meurtre de l’archevêque uniate Josafat Kunzewicz à Vitebsk (12 juin 1623). Selon l’auteur « pour faire émerger un espoir d’unité, il devenait désormais nécessaire que les uns renoncent au culte de leur martyr ou que les autres acceptent pleinement leur culpabilité et se joignent à la nouvelle dévotion » (p. 412). Néanmoins, les deux Églises sont réunies par le même rite et par la même langue liturgique, ce qui produit une « proximité… ambiguë » (p. 480).
11Servie par cette richesse d’idées et d’observations, la monographie de Laurent Tatarenko deviendra un ouvrage de référence. Cet ouvrage sera surtout indispensable aux spécialistes de l’histoire religieuse qui ne maîtrisent ni l’ukrainien ni le polonais. Une place particulière revient ici au glossaire (p. 495-503), qui peut aider les futurs historiens à homogénéiser leur terminologie. Mon seul point critique ici est l’utilisation systématique par l’auteur de la translittération polonaise, y compris pour les noms propres ukrainiens et biélorusses. Cette approche pourrait paraître logique, si l’on considère que la plupart des personnages de la monographie étaient sujets de la Pologne-Lituanie. Ainsi Meletij Smotryc´kyj pouvait figurer dans les sources contemporaines comme Meleciucz. Mais cette approche ne semble pas valable pour Ivan Vysen´skyj, résident du Mont-Athos qui apparaît dans la monographie comme Jan (Ivan) Wyszeński (p. 191). Un lecteur curieux, voulant mieux connaître la biographie de cet ardent adversaire de l’Union, aura des difficultés à trouver des informations complémentaires sur lui du fait de cette translittération.
Pour citer cet article
Référence papier
Aleksandr Lavrov, « Laurent TATARENKO, Une réforme orientale à l’âge baroque. Les Ruthènes de la grande-principauté de Lituanie et Rome au temps de l’Union de Brest (milieu du xvie - milieu du xviie siècle) », Cahiers du monde russe, 63/3-4 | 2022, 787-789.
Référence électronique
Aleksandr Lavrov, « Laurent TATARENKO, Une réforme orientale à l’âge baroque. Les Ruthènes de la grande-principauté de Lituanie et Rome au temps de l’Union de Brest (milieu du xvie - milieu du xviie siècle) », Cahiers du monde russe [En ligne], 63/3-4 | 2022, mis en ligne le 02 décembre 2022, consulté le 03 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/monderusse/13388 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/monderusse.13388
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