- 1 C'est justement dans ces circonstances précises que Robert de la Sizeranne avait entendu parler de (...)
- 2 Le titre originel du premier tome de Modern Painters (1843) était Turner and the Ancients. Dans cet (...)
1Il serait difficile de surestimer l’influence des idées du critique d’art anglais John Ruskin (1819-1900) sur la pensée de son époque, à commencer par le rôle crucial qu’il a joué dans l’engouement des Victoriens pour l’architecture et la peinture du Moyen Âge. Pour le voyageur en Italie du Nord, The Seven Lamps of Architecture (1849, Les Sept lampes de l’architecture) et The Stones of Venice (1853, Les Pierres de Venise) étaient devenus, vers la fin du siècle, aussi indispensables que l’incontournable Baedeker1. Qui plus est, avec Modern Painters (1843-1860), cet amoureux de la peinture de Turner2 a devancé d’une trentaine d’années les fondements théoriques du mouvement impressionniste. Il ne faut pas oublier non plus que Ruskin a été l’un des premiers à s’engager dans la défense du mouvement préraphaélite (Pre-Raphaelitism, 1851) : le second volume de Modern Painters (1846), où il est question de la dimension symbolique de la représentation de la nature, est devenu le livre de référence du groupe.
- 3 La philosophie de Gandhi s'inspire directement des thèses exposées dans Unto this Last, qu'il décou (...)
- 4 Ruskin s’est mis à s’intéresser sérieusement à l’éducation à partir de sa rencontre avec Carlyle en (...)
2Cependant, le Ruskin qui m’intéresse ici n’est pas le critique d’art, mais le critique de la société industrielle, celui qui s’est engagé avec son compatriote et ami Carlyle dans l’émancipation de la classe ouvrière par l’instruction, celui de Unto this Last (1862, Il n’y a de richesse que la vie), dont la lecture par un certain Mohandas Karamchand Gandhia a bouleversé le destin de l’Empire britannique3. Sesame and Lilies (1865, Sésame et les lys) et The Bible of Amiens (1885, La Bible d’Amiens), les deux textes traduits par Proust, appartiennent à cette deuxième période de sa vie. Le premier comprend la version écrite de quatre conférences, dont deux données en 1864 à Manchester4 et le second, rédigé vingt ans plus tard, à la demande d’une amie institutrice, se voulait le premier tome d’un manuel scolaire d’histoire, une sorte de Nouveau Testament selon un Ruskin évangéliste. Proust avait d’ailleurs bien compris l’intention de Ruskin :
- 5 Toutes les références à la traduction de Proust renvoient à l’édition de l’Union générale d’Édition (...)
Je me conformais inconsciemment à l’esprit du titre Nos pères nous ont dit, en allant à Amiens dans ces pensées et dans le désir d’y lire la Bible de Ruskin. Car Ruskin, pour avoir cru en ces hommes d’autrefois, parce qu’en eux étaient la foi et la beauté, s’était trouvé écrire aussi sa Bible, comme eux pour avoir cru aux prophètes et aux apôtres avaient écrit la leur (1904 : 46)5.
- 6 Société des Amis de Marcel Proust, bulletin n° 11 (1961).
- 7 D'après Jerôme Bastianelli, Proust se serait procuré certains des romans de Hardy en version origin (...)
3Parmi les nombreux travaux et thèses consacrés aux liens entre Proust et la littérature anglaise, je retiens, parmi un des premiers, un article intitulé « Proust et Ruskin, nouvelles perspectives » de Philip Kolb (1959)6. C’est la publication de Jean Santeuil en 1952 et la découverte d’autres documents inédits, qui amènent ce grand spécialiste de la correspondance de Proust à s’interroger sur l’influence de Ruskin à propos de la pensée de Proust. Kolb rappelle qu’au lycée Condorcet, Proust avait choisi latin, grec et allemand et que, par la suite, s’il s’était un peu familiarisé avec l’anglais, ses compétences ne lui permettaient pas de faire des lectures suivies dans cette langue. Les romans anglais dont il se délectait, par exemple ceux de Walter Scott, de George Eliot, et plus tard de Thomas Hardy, ont donc été lus en traduction7.
- 8 La lettre est datée du 10 octobre 1922. Proust est mort cinq semaines plus tard (le 18 novembre) d’ (...)
- 9 Scott Moncrieff qui, à son tour, plaide son insuffisance en français, répond au courrier de Proust (...)
4Sa conclusion, à savoir que Proust ne comprenait pas l’anglais, semble être confirmée, à première vue, par une lettre adressée peu avant sa mort, en 1922, à son premier traducteur, Scott Moncrieff8, où il félicite celui-ci pour sa traduction, tout en exprimant son regret de ne pas pouvoir l’apprécier à cause de sa « connaissance insuffisante en anglais ». Et il donne la preuve de ses lacunes en suggérant à Scott Moncrieff, qui traduit Du côté de chez Swann, par “Swann’s Way”, d’ajouter la préposition “to” afin de lever l’ambiguïté9.
- 10 Proust en parle dans un appel de note dans l’introduction à sa traduction de La Bible d’Amiens (1, (...)
5Pourtant, il semblerait que l’origine de l’intérêt de Proust pour Ruskin et, corollairement, son initiation à la langue anglaise, remonte à 1890, c’est-à-dire dix ans avant que les premières traductions de l’œuvre de celui-ci ne paraissent en français. D’après certains biographes, c’est Robert de Billy, avec qui Proust avait sympathisé lors de son service militaire à Orléans en 1890, qui lui en aurait parlé pour la première fois. Quoi qu’il en soit, Jean-Yves Tadié note qu’en 1892, « Billy initie encore Proust à l’art médiéval, au musée de Cluny » (1996, p. 251), ce qui semble indiquer que, dès 1892, Proust avait entendu parler de Ruskin, ne serait-ce que grâce à ses conversations avec Billy. Et si son insuffisance en anglais ne lui donnait pas un accès direct à l’œuvre, il avait également la possibilité de s’initier à la pensée de Ruskin en lisant L’Esthétique anglaise, étude sur M. John Ruskin de Joseph Antoine Milsand10, paru une trentaine d’années auparavant, en 1864.
- 11 S'il s'agit bien du cadeau de Robert de Billy, on ne peut que s'étonner de l'absence de dédicace ; (...)
6Kolb, pour sa part, retient la mention du célèbre procès qui opposait Ruskin à Whistler dans Jean Santeuil comme preuve qu’en 1895 Proust avait entendu parler de Ruskin. J.-Y. Tadié, qui ne semble pas relever le lien plus que probable entre le Moyen Âge et Ruskin, remet la découverte de Ruskin à deux années plus tard (« c’est en lisant, dans La Revue des Deux Mondes du 1er mars 1897, l’article de Robert de La Sizeranne « Ruskin et la religion de la beauté », que Marcel découvre l’esthéticien anglais » (1996 : 487). Nous savons également que Robert de Billy, en poste à l’ambassade de France à Londres de 1896 à 1899, lui avait offert en 1898 un ouvrage de Ruskin et, sans en avoir la certitude absolue, il y a tout lieu de croire qu’il s’agissait de The Bible of Amiens, car l’exemplaire sur lequel Proust a travaillé est celui de 189711.
- 12 A cette occasion, Robert de Billy lui prête également son exemplaire personnel de L’art religieux d (...)
7Quoi qu’il en soit, un ouvrage de Ruskin semble un étrange cadeau à faire à quelqu’un qui n’est pas censé comprendre la langue de l’auteur12. Il est donc vraisemblable que, motivé par son désir de découvrir l’œuvre de Ruskin, Proust avait commencé son initiation à la lecture de l’anglais (ce qui n’est pas le bout du monde pour un latiniste/germaniste), d’abord en dilettante dès 1890, puis d’une manière plus intense à partir de 1897, dans un premier temps aidé par sa mère, ensuite par son amie anglophone Marie Nordlinger. En pleine période ruskinienne, ses compétences en anglais auraient dû lui permettre, avec l’aide d’un dictionnaire, de déchiffrer la prose de Ruskin. C’est une hypothèse personnelle, bien évidemment, mais elle est étayée par l’exemple des nombreuses personnes capables de comprendre à peu près convenablement le contenu d’un ouvrage anglais dans sa version originale, mais incapables d’énoncer ou de rédiger une phrase correctement – hypothèse corroborée par son ami George de Lauris qui, en parlant des compétences de Proust en anglais, affirme qu’il « connaissait Ruskin dans toutes ses nuances, mais eût été fort embarrassé dans une société anglaise, même pour commander une côtelette dans un restaurant » (Tadié, 1996).
- 13 Dans un autre appel de note (1. p. 53), Proust parle de la dette qu’il a envers R. de La Sizeranne, (...)
8Pour Tadié, c’est également la lecture de Ruskin et la religion de la beauté, paru en 1897 chez Hachette13, qui motive l’abandon de Jean Santeuil. Rappelons que cela coïncide avec la réception du cadeau de Londres, vraisemblablement The Bible of Amiens. Dans une lettre à Marie Nordlinger datée du 5 décembre 1899, Proust annonce en effet son intention d’abandonner son « ouvrage de très longue haleine » pour se consacrer « à un petit travail, absolument différent de ce qu’il fait généralement, à propos de Ruskin et de certaines cathédrales » (Tadié, 1996 : 49). On peut supposer que c’est à ce moment que, par nécessité, la lecture suivie des écrits de son nouveau maître à penser commence vraiment. En tout état de cause, en avril 1900, son apprentissage est suffisamment avancé pour qu’il mette dans ses valises un exemplaire de The Stones of Venise, lorsqu’il part pour Venise en compagnie de sa mère et de trois amis, dont Marie Nordlinger qui, de son côté, se souvient :
- 14 Lettres à une amie : 1899-1908, recueil de quarante-et-une lettres inédites adressées à Marie Nordl (...)
[...] d’avoir pendant une heure d’orage et d’obscurité, pris refuge avec Marcel à l’intérieur de la basilique, et d’y avoir lu avec lui dans les Stones of Venice, des passages d’une beauté appropriée à l’endroit. Il fut étrangement ému et comme soulevé d’extase (c’est moi qui souligne)14.
Le témoignage de Célestine Gineste, dernière gouvernante et confidente de Proust, à propos de ce même voyage à Venise, en apporte une confirmation :
- 15 Célestine Albaret, Monsieur Proust, J’ai lu, 1975.
Il gardait un souvenir ébloui de ce voyage. C’était en 1900 ou 1901, durant les deux ou trois années pendant lesquelles, me disait-il, il avait fait trois des découvertes qui avaient le plus marqué son esprit : l’écrivain anglais Ruskin, les cathédrales – surtout celle d’Amiens avec son ange – et Venise et sa peinture15.
- 16 Pour les œuvres contemporaines, Ruskin s’opposait catégoriquement à la traduction, estimant que cha (...)
9Ce voyage a lieu peu après la mort de John Ruskin (le 20 janvier 1900) ; celui-ci avait interdit la traduction de ses écrits de son vivant, ce qui explique pourquoi les traductions françaises ne commencent à être publiées en France qu’à partir de cette date – alors que Ruskin est passé de mode de l’autre côté de la Manche16.
- 17 Pour une interprétation des circonstances qui incitent Proust à entreprendre ce qui va se transform (...)
10C’est également à cette date que Proust, encouragé par Marie Nordlinger et par sa mère à entreprendre la traduction de l’œuvre de Ruskin, obtient l’autorisation parentale de démissionner de la Bibliothèque Mazarine où il était employé17. Il se livre alors à ce qu’il appellera plus tard ses « pèlerinages ruskiniens », d’abord dans le nord de la France à Amiens, puis à Venise, à Vérone et à Padoue. En fin de compte, comme je l’ai dit plus haut, le projet s’est limité à la traduction de deux ouvrages, The Bible of Amiens (La Bible d’Amiens, 1904) et Sesame and Lilies (Sésame et les Lys, 1906). La traductrice Mathilde Crémieux se charge de la traduction de The Stones of Venice (Pierres de Venise), qui paraît la même année, préfacée par Robert de La Sizeranne. En 1908, Proust commence la traduction de l’autobiographie de Ruskin, Præterita, mais lassé de l’auteur et de la traduction, il abandonne le projet pour céder la place à la veuve de Gaston Paris.
- 18 Le 27 janvier 1900, dans « La chronique des arts et des curiosités », du Figaro, Proust publie un p (...)
11Ainsi, c’est à partir de 1900 que Proust publie ses premiers articles sur celui qui est devenu provisoirement son maître à penser18 et qu’il embauche sa mère pour déchiffrer mot à mot The Bible of Amiens. C’est à partir de la « partition » maternelle, aidé et conseillé par Marie Nordlinger et d’autres amis (Kolb en compte sept), que Proust se met à transcrire les « mots » de Ruskin en prose française ; le résultat paraît au Mercure de France en 1904, précédé d’une longue introduction (« Préface du traducteur ») de 95 pages.
- 19 Récemment réédité dans une nouvelle traduction de Pierre Thiesset et Quentin Thomasset. Le titre, c (...)
12Rappelons que ce n’est qu’après la mort de Ruskin en 1900 que les traductions de ses écrits commencent à paraître : The Seven Lamps of Architecture (Les Sept Lampes de l’Architecture), et A Crown of Wild Olive (La Couronne d’Olivier sauvage), traduits par George Elwall, paraissent en 1901 ; Unto this Last, traduit par l’Abbé Emile Peltier (Il n’y a de richesse que la vie), paraît en 190219. Il semblerait donc que Proust soit plus redevable à Robert de la Sizeranne qu’il ne l’avoue. Toutes les œuvres citées par Proust sont en effet traitées longuement par La Sizeranne. Ce que Proust dit sur la fonction des appels de notes tend à faire oublier qu’il s’agit, vraisemblablement, d’un savoir de seconde main.
En mettant une note au bas du texte de La Bible d’Amiens, chaque fois que ce texte éveillait par des analogies, même lointaines, le souvenir d’autres ouvrages de Ruskin, et en traduisant dans la note le passage qui m’était ainsi revenu à l’esprit, j’ai tâché de permettre au lecteur de se placer dans la situation de quelqu’un qui ne se trouverait pas en présence de Ruskin pour la première fois, mais qui, ayant déjà eu avec lui des entretiens antérieurs, pourrait, dans ses paroles, reconnaître ce qui est, chez lui, permanent et fondamental. Ainsi j’ai essayé de pourvoir le lecteur comme d’une mémoire improvisée où j’ai disposé des souvenirs des autres livres de Ruskin, sorte de caisse de résonance, où les paroles de la Bible d’Amiens pourront prendre une sorte de retentissement en y éveillant des échos fraternels (La Bible d’Amiens, “Préface” : 12).
- 20 Il y a la possibilité que la dette de Proust envers Robert de la Sizaranne soit plus grande qu'on n (...)
- 21 Lors de la parution de la traduction de Du côté de chez Swann, une rumeur circulait en Angleterre – (...)
Pour se souvenir des autres ouvrages de Ruskin, il faut, logiquement, en avoir pris connaissance, et dans la mesure où il n’existe pas de traduction, en version originale20. Or, on verra par la suite que Proust, au moment de la traduction, semble avoir atteint à peu près le niveau d’un étudiant très moyen qui aurait choisi anglais en option dans une section littéraire d’une université française, c’est-à-dire, d’un étudiant qui fait pas mal de faux-sens et de contresens, tout en comprenant grosso modo le sens du texte. Autrement dit, il ne lisait pas, il déchiffrait21.
13La traduction, comme chacun sait, est une activité laborieuse, ce qui explique, du moins en partie, la méthode de Proust. Sans trop d’imagination, on peut comprendre l’intérêt de sous-traiter le déchiffrage du texte à une tierce personne, surtout lorsque cette tierce personne est une mère dévouée. Je n’y vois, pour ma part, que des avantages – à l’instar de Rumpelstiltskin, installé dans sa tour, on transforme la paille en or. Proust prenait donc livraison de la matière brute du texte et, sans être obligé de batailler avec la langue d’origine, ni de trop s’encombrer de dictionnaires bilingues, il se met à le transformer « en excellent français » (sic). Si la préface peut nous éclairer sur la théorie personnelle de Proust, le texte de la traduction française présente un exemple concret de l’application de sa méthode. L’extrait ci-dessous semble indiquer qu’il avait des idées plutôt arrêtées sur la méthode à suivre :
Le texte traduit ici est celui de La Bible d’Amiens in extenso. Malgré les conseils différents qui m’avaient été donnés et que j’aurais peut-être dû suivre, je n’en ai pas omis un seul mot. Mais ayant pris ce parti pour que le lecteur pût avoir de La Bible d’Amiens une version intégrale, je dois lui accorder qu’il y a bien des longueurs dans ce livre comme dans tous ceux que Ruskin a écrits à la fin de sa vie. De plus, dans cette période de sa vie, Ruskin a perdu tout respect de la syntaxe et tout souci de la clarté, plus que le lecteur ne consentira souvent à le croire. Il accusera alors très injustement les fautes du traducteur (1904 : 12, les italiques sont de moi).
- 22 Le rôle joué par Sir Kenneth Clarke (1903-1983) dans la diffusion de la culture artistique peut êtr (...)
- 23 C'est le diagnostic, entre d'autres, d'E. Eells (2009 : 132) : “The Bible of Amiens is one of Ruski (...)
14Donc, s’il y a des lourdeurs de style et des maladresses dans la traduction, c’est la faute de Ruskin et non du traducteur… En ce qui concerne l’accusation de longueurs, de syntaxe défectueuse et d’absence de clarté, il me semble – sans vouloir voler au secours de Ruskin – que Proust, dans le souci de se protéger des critiques, est de mauvaise foi. Dans l’introduction à sa version annotée de Præterita (1949), Sir Kenneth Clarke22, mieux placé que quiconque pour comprendre Ruskin, insiste sur la « maîtrise magnifique » que Ruskin avait de son discours, et explique le changement de style, non par un désordre de la personnalité23, mais par le besoin de trouver un nouveau mode discursif en accord avec ses nouvelles préoccupations :
• It is curious to notice in Præterita that although he refers more than once to the success of his writings, he never mentions the chief cause to which that success was popularly attributed, his magnificent command of language. Round about 1860, when his interest shifted from art to society, his rich, elaborate style, with its crescendos swelling for half a page and ending in sunsets or mountain snows, was no longer to the point ; but a new device of rhetoric offered itself in the style of Thomas Carlyle. Broken, ejaculatory, parenthetical, but with the vividness of one who thinks aloud and cannot restrain his indignation, this instrument was completely responsive to Ruskin’s new needs ; and it is in this style that he composed Fors Clavigera, and most of the Oxford lectures (“Introduction” : x, les italiques sont de moi).
• Il est curieux d’observer que, dans Præterita, bien qu’il mentionne plus d’une fois le succès que ses écrits lui ont valu, il ne parle jamais de la cause principale de ce succès, à savoir son incroyable maîtrise de la langue. Vers 1860, lorsqu’il a abandonné l’art pour la critique sociale, son style, riche et élaboré, avec ses crescendos, prenant leur envol sur une demi-page pour atterrir sur un coucher de soleil ou sur une montagne enneigée, ne répondaient plus à ses besoins : mais un nouveau style de rhétorique, celui de Thomas Carlyle s’est offert à lui. Saccadé, harangueur, tarabiscoté, certes, mais avec l’ardeur de celui qui pense tout haut, et qui n’arrive pas à contenir son indignation ; cet instrument correspondait parfaitement aux nouveaux besoins de Ruskin ; et c’est le style qu’il a adopté pour Fors Clavigera, ainsi que pour la plupart des conférences d’Oxford (traduction personnelle, le gras est de moi).
15Les diatribes contre la société industrielle sont parues dans un premier temps, en août 1860, dans le nouveau Cornhill Magazine sous la forme de chronique mensuelle. Dans ces pamphlets, Ruskin s’en prend avec une violence digne de Savonarole aux doctrines de l’économie politique qui régissaient la société britannique depuis le début de la révolution industrielle, n’épargnant personne, de Jeremy Bentham à son contemporain John Stuart Mill. Il n’est guère étonnant qu’au vu des plaintes et protestations de tous bords, l’éditeur, le grand romancier William Makepeace Thackaray, ait été contraint d’interrompre la série au bout de quatre mois. Meurtri, Ruskin poursuit sa mission sous forme de lettres adressées aux ouvriers et aux artisans ; l’ensemble constitue Fors Clavigera.
- 24 Voir les publications de Stuart Eagles : After Ruskin, the Social and Political Legacies of a Victo (...)
16C’est dans ce contexte que, désavoué même par son propre père, Ruskin perd peu à peu le soutien de la presse et la confiance du public conservateur et que la rumeur selon laquelle il aurait perdu la tête commence à circuler. Mais, heureusement, certains, convaincus par ses arguments, lui restent fidèles. D’autres le rejoignent24. Ruskin a donc la consolation d’avoir de nouveaux disciples chez les artisans et les réformateurs, sans parler du soutien, sans doute intéressé, de Gabriel Dante Rossetti, de William Morris et, peut-être encore plus important, de la caution des grands philosophes et écrivains, comme l’illustre cet extrait de la correspondance entre Carlyle et Emerson :
• There is nothing going on among us as notable to me as those fierce lightning-bolts Ruskin is copiously and desperately pouring into the black world of Anarchy all around him. No other man in England that I meet has in him the divine rage against iniquity, falsity, and baseness that Ruskin has, and that every man ought to have (Carlyle, Correspondence, LCXX : 1864).
• Rien ne se passe qui compte plus pour moi que les pétarades de coups de foudre dont Ruskin, bombardent sans relâche le sinistre empire de l’anarchie qui l’entoure. À ma connaissance, aucun autre homme en Angleterre n’éprouve la divine rage qui anime Ruskin contre la dépravation, le mensonge et la bassesse et qui devrait tous nous animer (traduction personnelle).
17Il apparaît donc que le style de Ruskin se module – peut-être tout naturellement et un peu à son insu – en fonction du genre de discours qu’il tient et du lecteur imaginaire ou réel qu’il se représente. Et puisque le style, c’est l’homme, il y aurait par conséquent plusieurs Ruskin – le critique d’art de Modern Painters, le théoricien socio-économique de Unto This Last, le réformateur de Fors Clavigera, l’ami intime de Præterita et le vieux pédagogue radoteur de The Bible of Amiens.
- 25 Le titre a été traduit par Proust de la manière suivante : Nos pères nous ont dit : esquisse de l’h (...)
- 26 E. Eells (2009 : 132), estime que The Bible of Amiens échoue non seulement comme manuel d’histoire, (...)
18Il s’agit de ne pas se tromper : dans ce premier texte choisi par Proust, Ruskin ne s’adresse pas à ses pairs au coin du feu, ni depuis une estrade publique aux bourgeois de bonne volonté de Manchester, ni aux artisans du Working Men’s College de Crowdale Road, mais à de jeunes élèves chrétiens : “for boys and girls who have been held at the font”25. Pour comprendre le ton particulier de The Bible of Amiens, il ne faut surtout pas confondre auteur et narrateur. Le narrateur du texte choisi par Proust est un maître d’école un peu illuminé qui, prenant ses petits élèves par la main, les emmène visiter la Cathédrale d’Amiens26. Chemin faisant, il leur refait l’histoire de la civilisation occidentale – sa version personnelle. Il est un peu envahissant, un peu lourd, car, embarrassé par sa timidité, il en fait un peu trop et finit par se rendre un tantinet ridicule. Le commentaire d’Henry James, ci-dessous, à la fois sévère et indulgent, donne une idée assez exacte de la réception, par certains des anciens lecteurs adultes, de ce mode discursif un peu particulier :
• This queer late-coming prose of Mr Ruskin […] is all to be read, though much of it appears addressed to children of tender age. It is pitched in the nursery-key, and might be supposed to emanate from an angry governess. It is, however, all suggestive, and much of it is delightfully just. There is an inconceivable want of form in it, though the author has spent his life in laying down the principles of form and scolding people for departing from them ; but it throbs and flashes with the love of his subject – a love disconcerted and abjured, but which has still much of the force of inspiration. […]. The narrow theological spirit, the moralism à tout propos, the queer provincialities and pruderies, are mere wild weeds in a mountain of flowers. (Henry James, “Venice” (1882), Italian Hours, 1909, William Heinemann, London).
• Cette curieuse prose tardive de M. Ruskin mérite d’être lue in extenso, même si une bonne partie semble être rédigée à l’intention de très jeunes enfants. Réglée au diapason d’une maîtresse d’école primaire, elle donne l’impression d’avoir été prononcée par une fée rageuse. Toujours est-il que tout est évocateur et une bonne partie merveilleusement juste. On ne peut que s’étonner de l’incroyable absence de forme chez un auteur qui a passé sa vie à édicter des règles et à rappeler à l’ordre ceux qui s’en écartaient ; mais sa passion pour son sujet fait vibrer et briller sa prose – passion, certes bafouée et trahis, mais qui a gardé presque intacte la force de l’inspiration […]. L’étroit esprit théologique, les leçons de morale à tout propos, les bizarres régionalismes et la pudibonderie ne sont que quelques mauvaises herbes sur une montagne de fleurs (traduction personnelle).
Ce que Henry James appelle la bizarre prose tardive (“the queer late-coming prose”) apparaît, on vient de le voir, dès 1860, lorsque Ruskin, fortement influencé par Carlyle, prend pleinement conscience des dégâts de la révolution industrielle et se transforme en une sorte de missionnaire laïque. On aurait tort, à mon avis, d’expliquer ce changement de mode uniquement par la maladie nerveuse ou par une sénilité précoce. L’Anglais n’a jamais été cartésien, et le discours qui suit le cours de la pensée, passant allègrement du coq à l’âne, volontairement fantaisiste (“whimsical”) est ancré dans la tradition littéraire anglaise. Il suffit de penser à Laurence Sterne au dix-huitième siècle, à Charles Lamb au dix-neuvième et, plus récemment, à Ford Madox Ford.
- 27 Bien entendu, esthétique et moralité sont, par définition, indissociables : ce qui est juste est be (...)
19Bien que, pour Ruskin, art et moralité soient indissociables, la visée des œuvres qui ont si fortement influencé la pensée artistique occidentale du dix-neuvième siècle – Modern Painters (1843-1860, Peintres modernes,), The Seven Lamps of Architecture (1849, Les sept lampes de l’architecture) et The Stones of Venice (1851-1853, Les pierres de Venise) – est largement esthétique27.
20Pour ce qui est de la présentation de cet autre aspect de Ruskin au lecteur français, l’œuvre de Milsand (L’Esthétique anglaise, étude sur M. John Ruskin) paraît en 1864, trop peu après la prise de conscience qui a bouleversé sa vie. Dans Ruskin et la religion de la beauté, en revanche, Robert de la Sizeranne (1896), accorde toute son importance à cette évolution dans la pensée de l’écrivain. Mais si Sésame et les Lys fait l’objet d’une présentation compréhensive (8 références dans l’index), La Bible d’Amiens n’apparaît que dans le catalogue des publications à la fin de l’œuvre. Cette omission a-t-elle joué un rôle dans le choix de Proust ? Ci-dessous les « arguments de vente » qu’il avançait pour son éditeur en novembre 1902 :
- 28 Extrait, cité par E. Eells (2005 : 53). Correspondance de Marcel Proust, édition établie par Phlipp (...)
[…] l’œuvre en tous cas est belle, inconnue et singulière […] je prétends que si l’on ne devait traduire qu’un Ruskin, c’est celui-là, ne fut-il pas le plus beau, qui devrait être publié. Car c’est le seul qui soit sur la France, à la fois sur l’Histoire de France, sur une ville de France et sur le Gothique français. […] Enfin, vous savez que Ruskin le considérait comme tout à fait représentatif de son système28.
- 29 Anne Borell, « Proust et Ruskin : l’exemplaire de La Bible d’Amiens à la Bibliothèque Nationale de (...)
21Le texte anglais sur lequel Proust a travaillé – au vu de la date d’édition, c’est sans doute le cadeau de Robert de Billy en 1898 – offre des indications précieuses pour ce qui est de la méthode de travail du traducteur. Les nombreuses notes griffonnées dans les marges montrent clairement qu’il ne s’est pas contenté du brouillon maternel. On l’imagine donc à sa table de travail avec les deux versions ouvertes à la même page : le brouillon en français de la main de sa mère et le livre en version originale de Ruskin. Comme tout bon lecteur, en effet, Proust lisait un crayon à la main et les mots et les phrases qui posent problème sont mis en évidence de plusieurs manières : parfois une croix ou un point d’interrogation est mis dans la marge, parfois les mots sont soulignés, parfois des suggestions – plus ou moins illisibles – sont griffonnées. La grande spécialiste des manuscrits de Proust, Anne Borrel29, qui a pris la peine de parcourir les 257 pages de l’exemplaire, compte quatre-cent-soixante-cinq points d’interrogation.
Photocopie extraite de l'exemplaire de Proust (p. 5).
The Bible of Amiens ([1884] 1887) 3° édition, George Allen GEORGE ALLEN, SUNNYSIDE, ORPINGTON, KENT, disponible à la BNF.
- 30 Je remercie les bibliothécaires de la Bibliothèque Nationale de France de leur patience, de leur bo (...)
22Dans la page reproduite ci-dessus30, on voit que les points d’interrogation concernent les termes un peu techniques (“coal-sheds and carriage-shed” ; “chimney towers”), que Proust réussit le plus souvent à traduire. En revanche, les expressions et formulations idiosyncrasiques (“lounger about the place, neither wasteful of his time nor sparing of it”) lui posent davantage de problèmes et il tend à faire du mot-à-mot, au lieu de trouver l’équivalent en français idiomatique (voir [2]).
- 31 Les numéros de pages renvoient tous à la traduction. L’édition de référence est celle de 1986, préf (...)
En consultant la traduction de Proust31, on constate que les solutions griffonnées dans la marge (hangar à charbon et remise à wagon) pour traduire les termes semi-techniques sur lesquels il aurait buté sont retenues pour la version définitive :
Il verra d’abord, et sans aucun doute avec l’admiration respectueuse qu’un Anglais est obligé d’accorder à de tels spectacles, les hangars à charbon et les remises pour les wagons de la station elle-même, s’étendant dans leurs cendreuses et huileuses splendeurs pendant à peu près un quart de mille hors de la cité (110).
23Pour bien expliquer les enjeux qui sous-tendent la traduction de The Bible of Amiens, il faut revenir au sens d’intention général de Ruskin et au mode de discours qu’il a choisi pour atteindre son objectif. Le fait d’assimiler la cathédrale d’Amiens à une bible de pierre correspond au sens qu’il donne à l’art, en particulier aux monuments et à la sculpture du Moyen Âge – une époque où, bien entendu, seuls les clercs et les aristocrates savaient lire :
• Great nations write their autobiographies in three manuscripts – the book of their deeds, the book of their words, and the book of their art. Not one of these books can be understood unless we read the two others ; but of the three, the only quite trustworthy one is the last. The acts of a nation may be triumphant by its good fortune ; and its words mighty by the genius of a few of its children : but its art, only by the general gifts and common sympathies of the race (c’est moi qui souligne, St. Mark’s Rest ; the History of Venice, 1877).
• Les grandes nations inscrivent leurs autobiographies dans trois livres – le livre de leurs actions, le livre de leurs paroles, et le livre de leur art. On ne peut pas comprendre un seul de ces livres sans avoir lu les deux autres ; mais des trois, le seul vraiment fiable est le dernier. Les actions d’une nation peuvent la faire triompher grâce aux aléas de la fortune. Les paroles peuvent la rendre influente grâce au génie d’un petit nombre de ses enfants : mais son art dépend des talents réunis et des sympathies partagées de toute la nation (traduction personnelle).
24En tant que lecteur de Ruskin, Proust avait bien compris cela (voir passage cité plus haut). Ainsi, La Bible d’Amiens est à la fois l’édifice en pierre (la cathédrale) et le manuel qui la décrit et l’explique – un peu comme une partition de musique – se voulant à la fois guide de pèlerinage, manuel d’histoire, et Nouveau Testament.
- 32 Ruskin balise les sous-ensembles de ses chapitres à l’aide de numéros, le premier chapitre en compr (...)
- 33 Il réapparaît dans Praeterita sous l'appellation “the modern fashionable traveller” (chap. IX).
25Le narrateur-missionnaire de Ruskin est par conséquent un bon pasteur – sinon le Messie de l’époque moderne, du moins un de ses apôtres. Dans la distribution des rôles, il y aura les innocents (the boys and girls held at its fonts), que le bon pasteur se doit de sauver, puis ceux, déjà trop engagés sur les sentiers de la perdition, les adultes, représentés par the intelligent English traveller, le cynique chez Oscar Wilde, celui qui sait « le prix de tout et la valeur de rien ». Le maintien de l’ironie sous-entendue dans certaines appellations de Ruskin, sans tomber dans la lourdeur, n’est pas une mince affaire, surtout lorsque la réitération interdit le recours aux synonymes et aux hypéronymes. C’est ainsi que le personnage emblématique de l’intelligent English traveller, actualisé dans la phrase incipit (p. 105), apparaît à trois reprises (§ 4)32, puis trois fois sans la qualification “anglais”, sous forme de the intelligent traveller (§ 4 et § 5), et finalement une fois dans le syntagme his intelligent head (§ 4), sans oublier an intelligent Eton boy or two (§ 4)33. Proust ne saisit apparemment pas que l’ironie repose sur la création de ce que J.S. Mill appelle « un nom individuel connotatif » – un nom propre de discours : le respect de l’ordre des éléments du syntagme est donc aussi essentiel que dans les proverbes. Ce genre de problème – le béaba de la traduction – ne semble pas effleurer Proust :
Une solution – sans doute ni la seule ni la meilleure – consisterait à remplacer voyageur par touriste – mot dont les connotations légèrement négatives conviendraient à l’intention ironique de Ruskin (venir en touriste) ; rappelons que le mot est d’abord appliqué aux voyageurs anglais abonnés au Grand Tour. D’après le Larousse, il implique alors l’idée de voyageurs « désœuvrés, (qui) ne se mettent en route que pour le plaisir du voyage, ou même pour pouvoir dire qu’ils ont voyagé » (P. Larousse, cité par le Grand Robert). L’origine anglaise du mot permettrait de laisser tomber le qualificatif anglais dans la traduction française et le syntagme serait encore allégé, en respectant l’ordre normal en français et en plaçant l’adjectif systématiquement après le nom.
26La traduction des autres protagonistes dans la distribution des rôles de Ruskin n’est guère plus satisfaisante. Il y a la projection de Ruskin lui-même dans le rôle de narrateur (a lounger about the place) et les vrais interlocuteurs (ou la vraie interlocutrice ?), les enfants (an intelligent Eton boy or two, or thoughtful English girl) :
- 34 Les implications freudiennes ne peuvent échapper au lecteur moderne. Comme son collègue Charles Dod (...)
[1]
• Ruskin : Leaving the intelligent traveller now to fulfil his vow of pilgrimage to Paris, – or wherever else God may be sending him, – I will suppose that an intelligent Eton boy or two, or thoughtful English girl, may care quietly to walk with me as far as this same spot of commanding view […]34.
• Proust : Laissant maintenant l’intelligent voyageur aller remplir son vœu de pèlerinage à Paris – ou n’importe où un autre Dieu peut l’envoyer – je supposerai qu’un ou deux intelligents garçons d’Éton, ou une jeune Anglaise pensante, peuvent avoir le désir de venir tranquillement avec moi jusqu’à cet endroit d’où l’on domine la ville, […] (§ 8, p. 111).
• variante suggérée : Mais, ayant laissé partir le touriste intelligent accomplir son vœu de pèlerinage à Paris – où à tout autre lieu qu’il plaise à Dieu de l’envoyer – je nourris l’espoir qu’à présent quelque Etonien intelligent ou quelque petite Anglaise bien intentionnée veuille bien m’accompagner docilement jusqu’à l’endroit où l’on domine la ville, […].
- 35 Le Concise Oxford American Dictionary met ce sens en deuxième position : “showing consideration for (...)
- 36 Le poème de l’ami de Ruskin, Charles Kingsley (1819-1875), – né la même année que lui – était au pr (...)
27Et voilà que le bon pasteur éconduit l’adulte encombrant ; le qualificatif “intelligent” – ce qui n’est pas un compliment sous la plume de Ruskin – appliqué à “Eton boy” indique que les garçons sont à peine tolérés. Quant à “thoughtful”, connaissant le goût de Ruskin pour les petites filles, il y a des chances que cela veuille dire « qui pense à moi »35, surtout que l’intelligence n’était pas encouragée chez les jeunes filles victoriennes36.
28Autre négligence, encore plus grave à mes yeux, est le non respect du singulier virtualisant de Ruskin (“I will suppose that an intelligent Eton boy or two, or thoughtful English girl”), abandonné par Proust à la faveur d’un pluriel généralisant et actualisant : « je supposerai qu’un ou deux intelligents garçons d’Éton, ou une jeune Anglaise pensante, peuvent avoir le désir de venir tranquillement avec moi … ».
- 37 Chez les heureux du monde (The House of Mirth, 1904), la traduction française de Charles Du Bos du (...)
29Mais plus grave encore, l’énorme contresens qui consiste à penser que “else ” qualifie “God” (– ou n’importe où un autre Dieu peut l’envoyer –), alors que le mot forme une locution avec “wherever“ (wherever else : tout autre lieu). On ne peut que s’interroger sur les compétences de Mme Proust et sur la vigilance des sept amis relecteurs. Il est dommage que Proust n’ait pas fait appel au traducteur de The House of Mirth37 son ami, Charles du Bos, qui lui aurait évité ce genre de contresens.
30Quant au bon pasteur, il avance masqué, faisant son apparition au moment où l’adulte – le touriste intelligent – poursuit son voyage vers Paris :
[2]
• Ruskin : The intelligent English traveller has of course no time to waste on any of these questions. But if he has bought his ham-sandwich, and is ready for the “En voiture, messieurs,” he may perhaps condescend for an instant to hear what a lounger about the place, neither wasteful of his time, nor sparing of it, can suggest as worth looking at, when his train glides out of the station.
• Proust : L’intelligent voyageur anglais n’a pas, bien entendu, de temps à perdre à aucune de ces questions. Mais, s’il a acheté son sandwich au jambon et s’il est prêt pour le : « En voiture, Messieurs » peut-être pourra-t-il condescendre à écouter pour un instant un flâneur, qui ne gaspille ni ne compte son temps et qui pourra lui indiquer ce qui vaut la peine d’être regardé tandis que le train s’éloigne lentement de la gare.
• variante suggérée : Le touriste intelligent est, bien entendu, trop affairé pour s’intéresser à ce genre de question. Mais, s’il a acheté son sandwich au jambon et qu’il est prêt pour le « En voiture, Messieurs » peut-être aura-t-il un instant à accorder à un pauvre désœuvré, ni trop prodigue ni trop avare de son temps, qui pourra lui indiquer ce qui mérite d’être vu, une fois que le train se serait silencieusement éloigné de la gare.
31L’Oxford American Dictionary and Thesaurus définit “lounger” comme “a person spending their time lazily in a relaxed way” (quelqu’un qui passe son temps à se prélasser, un paresseux) ; le Cassells English Dictionary comme “an idle fellow” (un oisif). L’intention péjorative est confirmée par l’ajout de “around the place”, qui évoque quelqu’un qui traîne dans les halls des hôtels, dans les buffets de gares. Il s’agit, bien entendu, du petit jeu de Ruskin : on est défini par l’antonyme ; son touriste anglais est tout sauf intelligent ; le narrateur, tout sauf paresseux.
32La traduction de locutions verbales comme “glide out”, où le contenu lexical du verbe désigne la manière et la particule adverbiale le mouvement, pose un des problèmes récurrents de la traduction de l’anglais vers le français. Force est de constater que, dans ce domaine particulier, l’anglais s’exprime d’une manière plus précise et plus économique. Ce cas particulier est d’ailleurs longuement discuté par les spécialistes de la traductologie Vinay et Darbelney (1966). La solution de Proust n’est pas entièrement satisfaisante, car « lentement » ne fait pas partie des sèmes de “glide” : “a smooth continuous mouvement, usually silent” (un movement continu sans heurt, sans bruit, mais neutre par rapport à la vélocité : glisser ou planer, lit. quand le train aura glissé hors de la gare). La quasi-impossibilité de rendre, dans un français succinct et élégant, la représentation synthétique anglaise, rappelle qu’une langue est avant tout une manière de dire le monde. Il en va de même pour le petit problème aspectuel, lié à “when” qui, associé à un verbe au présent oriente l’événement vers le futur ; Ruskin imagine son voyageur déjà arrivé au dépôt ferroviaire ; la locution adverbiale choisie par Proust (tandis que) offre l’image d’un trajet à partir de la gare. Il s’agit d’un détail, certes, mais la traduction de Proust comporte une accumulation d’erreurs de ce genre, qui mériterait une analyse à part.
33Il reste le problème de la personnification de la ville d’Amiens. En désignant la ville à l’époque de Clovis comme “a little Frankish maid” et “a little white-capped Amienoise soubrette”, Ruskin met en valeur les vertus que les jeunes filles de l’époque se devaient de cultiver : la diligence, la sagesse et la modestie (« sois sage petite demoiselle, et laisse l’intelligence aux autres », note 36) :
[3]
• Ruskin : Why should this fountain of rainbows leap up suddenly here by Somme ; and a little Frankish maid write herself the sister of Venice, and the servant of Carthage and of Tyre ?
• Proust : Pourquoi cette fontaine d’arc-en-ciel jaillissait-elle ici près de la Somme ? Pourquoi une petite fille française pouvait-elle ainsi se dire la sœur de Venise et la servante de Carthage et de Tyr ?
• variante suggérée : Comment s’explique le jaillissement soudain de cette fontaine irisée, ici aux bords de la Somme ? Et comment se fait-il qu’une petite demoiselle franque puisse, tout d’un coup, se révéler être la sœur de Venise et la servante de Carthage et de Tyr ?
L’interrogation porte sur le mystérieux concours de circonstances responsable de la naissance de la ville d’Amiens, personnifiée en petite demoiselle franque (little Frankish maid). Le choix de Proust de jeune fille française, plutôt anachronique, est difficile à justifier, surtout qu’ailleurs le terme est traduit correctement : “Frankish standard” : étendard franc (p.114), “Frankish king” : roi franc, “Frankish soldier” : soldat franc (p. 136).
34Peut-être a-t-il trop fait confiance au brouillon de Mme Proust mère ? Toujours est-il qu’il continue de malmener la petite demoiselle franque en lui mettant une cape blanche sur les épaules en lieu et place d’une coiffe blanche sur la tête.
[4]
• Ruskin : What can it be, in the air or the earth – in her stars or in her sunlight – that fires the heart and quickens the eyes of the little white-capped Amienoise soubrette, till she can match herself against Penelope ?
• Proust : Qu’y a-t-il donc dans l’air ou le sol de ce pays, dans la lumière de ses étoiles ou de son soleil qui ait pu mettre cette flamme dans les yeux de la petite Amiénoise en cape blanche au point de la rendre capable de rivaliser elle-même avec Pénélope ?
• variante suggérée : Qu’y a-t-il donc dans l’atmosphère ou dans le sol de ce pays, dans la lumière de ses étoiles ou de son soleil pour enflammer le cœur et faire pétiller le regard de la petite soubrette d’Amiens en coiffe blanche au point d’en faire l’égale de Pénélope ?
- 38 D'après le Grand Robert, cette acception du terme remonte à 1835 : « Mod. et cour. Ensemble des imm (...)
35Hormis les lacunes du traducteur, ce premier échantillon montre ce que Proust entend par ne pas omettre « un seul mot ». Il est clair qu’en voulant traduire in extenso, il s’est fait piéger, perdant de vue l’essentiel, à savoir que les mots isolés – que, malheureusement, il ne comprend pas toujours – n’existent que dans les dictionnaires et que les mots ne prennent leur sens que, portés par l’intentionnalité du locuteur, dans le contexte d’un énoncé. Ceci explique le choix (en [5] ci-dessous) de « station » à la place de « gare »38 et de « cité » à la place de « ville ». Et c’est peut-être cette façon de coller aux mots qui explique quelques curieuses négligences, par exemple, dans le même extrait, la traduction d’objects par « spectacles », ce qui, personnellement, me navre, car il s’agit d’un autre niveau de perception, une erreur qu’un Marcel Proust n’a pas le droit de commettre – spectacles introduit une subjectivité absente dans objets, qui paradoxalement, en établissant une distance objective, est plus expressif, plus dédaigneux.
- 39 Je remercie chaleureusement ma collègue hispaniste Marie-Stéphane Bourjac de son aide précieuse et (...)
36Mais, ce qui est peut-être plus gênant encore, ce sont les maigres connaissances de Proust en anglais, qui ne lui permettent pas de réfléchir à la manière dont les deux langues métaphorisent l’espace et le temps. Ruskin décrit le train quittant la gare, par le truchement du regard d’un voyageur – en termes cinématographiques, il s’agit d’un travelling avant. Hormis le fait que la traduction de about a quarter of a mile par à peu près un quart de mille oblige le lecteur français a faire un calcul mental inutile, la préposition pendant est moins adaptée à la synthèse espace-temps que for. Ci-dessous à titre de comparaison, la méthode mot-à-mot de Proust et une variante qui tente de trouver une formulation correspondant mieux à ce qu’on appelle le « génie de la langue française »39 :
- 40 Ruskin écrit ‘of the station itself’ ce qui donne chez Proust, égal à sa promesse de traduire tous (...)
[5]
• Ruskin : He will see first, and doubtless with the respectful admiration which an Englishman is bound to bestow upon such objects, the coal-sheds and carriage-sheds of the station itself, extending in their ashy and oily splendours for about a quarter of a mile out of the town ; […]
• Proust : Il verra d’abord, et sans aucun doute avec l’admiration respectueuse qu’un Anglais est obligé d’accorder à de tels spectacles, les hangars à charbon et les remises pour les wagons de la station elle-même, s’étendant dans leurs cendreuses et huileuses splendeurs pendant à peu près un quart de mille hors de la cité ; […]
• variante suggérée : Il verra d’abord, et sans doute avec l’admiration respectueuse qu’un Anglais accorde forcément à de tels objets, les hangars à charbon et les remises pour les wagons du dépôt ferroviaire40 déployant leurs cendreuses et huileuses splendeurs sur environ 400 mètres à la sortie de la ville ; […]
37Certains choix de traduction semblent indiquer en effet que Proust, malgré l’aide de toute une équipe, n’arrive pas à reconnaître les formes grammaticales (herself dans match herself [4] est réflexif, non emphatique), ni à se faire une image de ce à quoi les mots renvoient dans l’univers phénoménal. En d’autres termes, il n’arrive pas à construire ce que le philologue allemand Karl Brugmann appelle le support conceptuel (on verra qu’il se débrouille mieux lorsqu’il est question d’idées). Ce mélange d’ignorance de la langue et de négligence est source d’un nombre étonnant de contresens et de faux sens. En voici un exemple d’illustration :
[6]
• Ruskin : And yet one never heard of treasures sent from Solway sands to African ; nor that the builders at Romsey could give lessons in colour to the builders at Granada.
• Proust : Et cependant personne n’a jamais entendu parler de trésors envoyés des sables de Solway aux Africains ni que les architectes de Romsey eurent pu donner des leçons de couleurs aux architectes de Grenade.
• variante suggérée : Et cependant on n’a jamais entendu parler de trésors envoyés des sables de Solway à ceux d’Afrique ; ni ouïe dire qu’en matière de coloris, les bâtisseurs de Grenade aient eu des leçons à recevoir des bâtisseurs de Romsey.
- 41 Voir l'article d'Yves Bardière dans le vol. 71 de Modèles linguistiques (2).
Il n’est évidemment pas question d’Africains, mais de sables africains ; induit en erreur par la majuscule de l’adjectif (les adjectifs dérivés des noms propres conservent leur majuscule en anglais), Proust n’a pas reconnu l’ellipse du nom. Par ailleurs, il a de toute évidence du mal avec le temps grammatical des verbes anglais : could, le préterit de can se traduit le plus souvent par l’imparfait (“could give” : pouvait donner) ; complété par des verbes de perception, le plus souvent, il s’efface dans la traduction (“he could see” : il voyait)41. Pour Ruskin, l’art du coloris des artisans amiénois rivalisait avec celui de Grenade, ce qui fut loin d’être le cas pour la ville anglaise de Romsey (au Moyen Âge, ville monastique prospère du sud de l’Angleterre) ; les “lessons in colour” s’inscrivent dans la rhétorique d’une visée hypothétique : comme lorsqu’on répond à quelqu’un : « je n’ai pas de leçon à recevoir de vous ».
- 42 Les professeurs expérimentés savent que la réussite d'un cours repose sur la qualité de l'écoute du (...)
38La lecture de la traduction proposée par Proust de La Bible d’Amiens donne parfois, en effet, l’impression que l’auteur a perdu tout respect de la syntaxe et tout souci de la clarté. Et même si la doxa des Proustiens veut que la traduction de Proust – puisqu’elle est de Proust – ne puisse être qu’une « réussite totale » (voir l’introduction de l’édition de référence), corollairement, pour les Ruskiniens, The Bible of Amiens ne peut être qu’un chef d’œuvre puisqu’il est de Ruskin. Nous voilà donc dans l’impasse. Ci-dessous un extrait un peu plus long qui permet d’isoler quelques éléments de réponse à ce casse-tête. Le passage choisi marque la fin de l’excursus de la visite guidée de la ville d’Amiens où le narrateur conduit à l’écart son interlocuteur virtuel – la petite fille bien intentionnée ?42 – et commence enfin sa leçon d’histoire.
- 43 Au début des années 1860, Ruskin s'est retiré pendant de longs mois dans le pensionnat expérimental (...)
- 44 On ne peut pas s'empêcher de penser au "village schoolmaster" d'Oliver Goldsmith : “Full well they (...)
39Ruskin avait déjà fait son apprentissage d’enseignant dans le célèbre pensionnat expérimental de jeunes filles à Winnington Hall43, et il est possible que sa mise en scène soit directement inspirée de cette expérience heureuse. Pour bien saisir le ton, il faut donc imaginer un scénario où un mentor amène un petit groupe d’élèves (à Winnington Hall, elles étaient 35 en tout) en voyage scolaire. Comme tout bon pédagogue, il fait un peu le pitre – mi-Pierre Richard, mi-Stéphane Bern – et commence sa leçon par la parodie d’un début de parabole du Nouveau Testament – histoire de détendre l’atmosphère44.
Il est clair que si l’on ne visualise pas la scène en ajoutant tout le complément expressif – gestuel et prosodique – on aura tendance à conclure qu’en effet, Ruskin avait « perdu tout respect de la syntaxe et tout souci de la clarté » ; mais si l’on met l’image et le son, tout prend forme.
- 45 Le premier paragraphe, qui relève entièrement de l'intertextualité – parodie d'une homélie du sabba (...)
40Dans l’extrait ci-dessous, les passages où le maître d’école interpelle directement son interlocutrice idéalisée – en aparté – sont en italiques, les clins d’œil à l’univers partagé des écolières – références et locutions – sont en petites capitales45, les expressions déictiques en italiques gras :
- 46 Ce genre de modalisation apparaît régulièrement – surtout au début du récit – lorsque le narrateur (...)
Les ellipses du verbe de la première phrase du récit témoigne du caractère oral du discours de Ruskin ; la locution adverbiale “here in Picardy” ouvre un espace qui invite le lecteur à s’imaginer à Amiens et à partager les coordonnées spatio-temporelles du narrateur. La parenthèse, “I suppose”, a une double fonction : d’une part, elle transforme le lecteur en interlocuteur (voir Benveniste et Guillaume sur la réversibilité des personnes interlocutives : je ⇄ tu) et, d’autre part, elle rassure l’interlocuteur : le narrateur avoue ses incertitudes, il ne prétend pas avoir la science infuse, il est humain et accessible. C’est la stratégie du loup habillé en agneau46.
- 47 « Cest toujours à la faveur d'un suffisant développement de l'expressivité que se constituent les p (...)
41On comprend l’embarras de Proust qui essaie d’arranger ce qui est pour lui un micmac effroyable, un exemple supplémentaire de syntaxe bancale. Afin de remédier à la situation, il ajoute le verbe être et une locution anaphorique suivie d’un verbe conjugué qui annule le mode quasi-nominal, ce qui revient à remplacer l’expressivité voulue par Ruskin par de l’expression47 :
[7]
• ruskin : His name, Firminius (I suppose) in Latin, Firmin in French, – so to be remembered here in Picardy.
• proust : Son nom, Firminius (je suppose) en latin, est Firmin en français – c’est celui-là qu’il faut nous rappeler ici en Picardie.
• variante suggérée : Son nom, Firminius en latin (sauf erreur), en français Firmin – donc à retenir ici en Picardie.
42La pierre d’achoppement suivante concerne la locution “coming out of space” (voir l’édition de J. Bastianelli pour les interrogations de Proust à ce propos). Il s’agit d’un des nombreux exemples où Ruskin, en quête d’empathie, adopte le niveau de langue de ses élèves (“to come out of space” = arriver sans crier gare/de nulle part) ; et, comme pour aggraver l’incompréhension du malheureux traducteur, à l’instar de son collègue, l’auteur d’Alice aux pays des merveilles, en rematérialisant l’expression dématérialisée, il ajoute un jeu de mot (no one tells what part of space) :
43[8]
• ruskin : coming out of space – no one tells what part of space.
• proust : venant de l’étendue, personne ne nous dit de quelle partie de l’étendue.
• variante suggerée : débarquant de nulle part – on ne nous dit jamais, d’ailleurs, où se trouve ce fameux nulle part.
Le petit écart de niveau de langue (débarquer pour traduire “coming”) reflète le brouillage des niveaux de langue voulu par l’auteur. Si les difficultés de compréhension de Proust peuvent expliquer son charabia, je ne trouve, en revanche, aucune excuse pour la traduction de “with surprised welcome” par « avec une accueillante surprise » : sans tomber dans le pédantisme, accueillante ne fait pas partie des sèmes de surprise ; en revanche, un accueil peut être surprenant, mais dans ce cas, c’est la personne accueillie qui est surprise, c’est-à-dire, Firmin.
- 48 Actes des Apôtres (1: 3) « Après qu'il eut souffert, il leur apparut vivant, et leur en donna plusi (...)
[9]
• ruskin : But received by the pagan Amienois with surprised welcome, and seen of them – forty days – many days, we may read – preaching acceptably, and binding with baptismal vows even persons in good society ;
• proust : Mais reçu avec une accueillante surprise par les Amiénois païens qui le virent48 – quarante jours – un grand nombre de jours pouvons-nous lire – prêchant agréablement et enchaînant aux vœux du baptême même des gens de la bonne société ;
• variante suggérée : Mais, bien accueilli par ces païens tout étonnés d’Amiens, se montrant à eux pendant – quarante jours – un grand nombre de jours, d’après les textes – prêchant convenablement et liant aux vœux du baptême même des gens de la bonne société ;
- 49 Le succès de la mission de saint Firmin auprès des riches et des puissants est noté dans le chapitr (...)
44L’expression “persons of good society” est évidemment volontairement anachronique ; il s’agit de l’expression consacrée pour désigner les modèles de référence imposés aux jeunes filles : “persons of good society do not do that !”. Par ailleurs, on constate avec tristesse que Proust passe à côté du double jeu du brouilleur de piste qu’est Ruskin. Si, en cherchant bien dans les différents récits de la vie de St Firmin, on ne trouve aucune mention d’un séjour de 40 jours pour son ultime mission à Amiens, toutes les versions (voir, entre autres, La vie des Saints) s’accordent pour dire que le martyr est parti de sa ville natale de Pampelune, qu’il a été consacré évêque à Toulouse, d’où il est reparti en mission évangélique, passant par Agen, Angers et Beauvais avant d’arriver à Amiens. Lorsque Ruskin écrit “coming out of space”, il veut faire vivre l’événement à ses petites élèves par le truchement du regard des habitants étonnés d’Amiens, dont certains sont des personnes de la bonne société, comme les parents de ses élèves49.
45Quant à la mention des 40 jours, qui apparaît entre deux tirets et qui est immédiatement rectifiée par “many days we may read”, il s’agit d’un premier avertissement contre l’interprétation littérale des récits bibliques et un premier indice de la leçon du premier chapitre, à savoir que c’est la dimension symbolique des faits qu’il faut retenir. Pour l’église évangélique, en effet, le compte de 40 jours est chargé d’une lourde signification ; hormis la durée du séjour de Jésus entre la résurrection et l’ascension – celle dont il est question ici – 8 autres sont repérées dans les écritures saintes. La doctrine des créationnistes rappelle que l’année solaire-lunaire de la Bible (voir les livres de la Genèse et des Révélations) est composée de 9 fois 40 jours. Qui plus est, les petites élèves victoriennes, à qui on impose une lecture quotidienne de la Bible, seraient aiguillonnées par la locution qui précède immédiatement “seen of them” : du discours importé tel quel des Actes des Apôtres (1 : 3). Il faut donc tenir compte de l’élément intertextuel et traduire – même si c’est un peu maladroit – par la version française consacrée : se montrant à eux pendant 40 jours ; « qui le virent pendant 40 jours », le mot-à-mot de Proust ne veut malheureusement rien dire.
46La phrase ci-dessous offre un parfait exemple du double discours de Ruskin : la trame des aventures de Firmin et, en aparté, la trame du discours sur les faits (en italiques) à l’intention des élèves.
[10]
• ruskin : And in the last day of the Forty – or of the indefinite many meant by Forty – he is beheaded, as martyrs ought to be, and his ministrations in a mortal body ended.
• proust : Et le dernier des quarante jours – ou du nombre indéfini de jours signifié par quarante –– il a la tète tranchée, comme il sied aux martyrs de l’avoir, et le rôle de son être mortel est terminé.
• variante suggérée : Et au bout des quarante jours – ou le tout dernier jour de la durée indéterminée signifiée par le chiffre quarante – on lui coupe la tête, ce qui est le sort normal des martyrs, et c’est ainsi que prend fin sa mission ici-bas.
Depuis Jean le-Baptiste, et sans doute bien avant, le sort des prophètes est scellé : dans un premier temps accueillis, écoutés et adulés, puis rituellement mis à mort, en tant qu’offrande sacrificielle. Le bref échange qui suit la fin du récit en confirme la signification :
[11]
• ruskin : The old, old story, you say ? Be it so ; you will the more easily remember it.
• proust : La vieille, vieille histoire, dites-vous ? Soit, vous la retiendrez d’autant plus aisément.
• variante suggérée : La vieille rengaine, dis-tu ? Tant mieux, comme cela, tu ne risques pas de l’oublier.
47L’absence d’appel de note indique que Proust – mais on ne peut guère lui en vouloir – n’a pas saisi la référence intertextuelle. The Old Old Story est un poème pour enfants écrit en 1866 par une certaine Kate Hankey (1834-1911), membre de la célèbre secte évangélique de Clapham. En 1870, le poème, mis en musique par William H. Doane (1832-1915), a donné lieu à deux cantiques, Tell me the Old Old Story et I Love to Tell the Story. Devenus immédiatement des « classiques » des deux côtés de l’Atlantique, il y a de grandes chances pour que – si ces cantiques n’étaient pas chantés par les élèves de Winnington Hall ou le dimanche à l’église – le poème ait été souvent récité dans le cours d’instruction religieuse de Ruskin.
- 50 Les nombreuses versions disponibles actuellement sur YouTube et Internet témoignent de leur pérénit (...)
48En tout état de cause, en 1885, au moment de la rédaction de The Bible of Amiens, ces cantiques faisaient partie du répertoire de l’église protestante50. La vieille, vieille histoire en question est évidemment celle de la passion du Christ, du mythe chrétien de l’Agnus Dei. De deux choses l’une : soit, comme le fait Proust, on se contente d’une traduction mot-à-mot, soit – et ce n’est qu’une suggestion – on met entre parenthèses l’intertextualité et on tente de rendre le sens d’intention caché. Quelle que soit la solution, un appel de note est nécessaire.
- 51 Le contresens de Proust qui traduit “our first choice photographs” par « notre première photographi (...)
49Le dernier passage de l’extrait vise les quatre photos choisies par Ruskin en guise d’illustration51. L’omission des photos et autres illustrations dans toutes les éditions de la traduction – dans certaines on trouve la première illustration des cartes de France – est une preuve supplémentaire de la volonté, non seulement de Proust lui-même, mais des éditeurs, de dénaturer le texte, en gommant l’aspect dialogique, essentiel à sa compréhension : il s’agit d’un manuel scolaire, avec des exercices de travaux pratiques intégrés – la preuve de l’extrême modernité de Ruskin, innovateur pédagogique. Si le maître n’est pas là en personne, sa place est censée être prise par un suppléant réel ou imaginaire. Il est clair que c’est un aspect qui n’intéresse ni Proust ni l’éditeur et sa suppression ne fait que confirmer l’impression que les nombreuses rééditions visent exclusivement les spécialistes de Proust, mais pas les lecteurs qui pourraient s’intéresser à Ruskin.
- 52 BNF. Proust, l'écritures et les arts, expositions bnf.fr/proust/grand/104ter. Htm. La citation prêt (...)
50Par ailleurs, au vu de l’importance que Ruskin accordait à la photographie – selon lui, « la plus merveilleuse invention du siècle » –, l’omission des illustrations est incompréhensible. On sait qu’avec l’aide de George Hobbes, son assistant, il commence, à partir de 1849 à réaliser lui-même des daguerréotypes – on compte 233 plaques –, qu’il utilise comme support de mémoire pour ses dessins. On sait également que « le jeune Proust, qui entreprend en 1900 un voyage à Venise afin d’avoir pu avant de mourir, approcher, toucher, voir incarnées en des palais défaillants, mais encore debout et roses, les idées de Ruskin sur l’architecture domestique au Moyen Âge » (CSB : 139), apprécie « les belles photographies, à la fois vivantes et artistiques, de M. Alinari » (CSB : 522) qui accompagnent la traduction française des Pierres de Venise par Mathilde Crémieux52 ».
- 53 Photographies prises le 18 octobre 2015 par Daniel Roulland, que je remercie vivement de la peine q (...)
51Toujours-est-il que lorsque Ruskin écrit “the four stone pictures Nos. 1, 2, 3, and 4 of our first choice photographs”, l’article défini renvoient déictiquement aux 4 photographies sur la page ouverte du manuel de chaque écolier, et l’adjectif possessif insiste sur la présence simultanée de l’élève et du maître. Ci-dessous la disposition de la traduction de Proust avec les illustrations restituées53 :
Bas relief de la légende de saint Firmin dans la cathédrale d'Amiens
Photographies de Daniel Roulland, novembre, 2015
- 54 Some Thoughts on Education, 1693. Une étude approfondie révèlerait l'influence de la tradition étab (...)
Non seulement l’omission des illustrations rend illisible ce passage, mais, ce qui est plus grave, elle trahit la visée profonde de l’œuvre. Depuis John Locke54, les pédagogues sont conscients de l’importance de ce que les didacticiens appellent aujourd'hui le « support visuel ».
52Dans son essai de 1989, l’anthropologue américaine Barbara Johnson identifie trois stratégies persuasives : (i) le style quasi-logique, fondé sur le raisonnement (typiquement cartésien), (ii) le style déictique qui repose sur l’actualisation de la relation interpersonnelle, et (iii) le style analogique qui, d’après la chercheuse, est typiquement oriental (biblique). Il est clair que, dans The Bible of Amiens, le style de Ruskin est à la fois déictique et analogique : en appliquant les principes établis par Locke, il montre (in præsentia) ; et sans doute sous l’influence de l’écriture parabolique du Nouveau Testament, dont il est pénétré, il jalonne son récit d’anecdotes, faisant des aller-retour dans le temps entre la préhistoire et l’instant de conscience vive. Il promène ainsi son interlocuteur/lecteur, zigzaguant dans l’espace et dans le temps, entre le présent, l’époque de Clovis, l’occupation romaine de la Gaule et le xvie siècle. En conséquence, le lecteur est tiré du temps linéaire (horizontal) existentiel, ce qui a pour effet d’écraser la distance qui sépare « la petite soubrette d’Amiens » et la « petite fille bien attentionnée ».
53Pour Ruskin, existeraient donc les faits passés, dont la chronologie est fixée par les historiens, auquel succéderait la leçon que ces faits peut enseigner – leur signification. En application de sa méthode analogique, il demande au lecteur d’imaginer l’histoire fictionnelle du Roi Lear de Shakespeare, résumée dans un manuel d’histoire et ornée de l’illustration des événements les plus sanglants ; puis de s’interroger sur la leçon qu’un jeune lecteur pourrait en tirer. Car selon Ruskin, le tableau des crimes royaux (“calendar of kingly crime”) – c’est ainsi qu’il résume le contenu des manuels populaires d’histoire du xixe siècle – ressemble en tous points à l’histoire du Roi Lear. Malheureusement, l’exégèse des faits historiques est entre les mains d’un ramassis de spécialistes – banquiers, pasteurs orthodoxes, hommes politiques, philosophes, qui les manipulent afin de promouvoir leurs propres intérêts.
Mais Ruskin, en bon disciple de Locke, ne désespère pas, car :
• Ruskin : Meantime, the two ignored powers – the Providence of Heaven, and the virtue of men – have ruled, and rule, the world, not invisibly ; and they are the only powers of which history has ever to tell any profitable truth. Under all sorrow, there is the force of virtue ; over all ruin, the restoring charity of God. To these alone we have to look ; in these alone we may understand the past, and predict the future destiny of the ages.
• Proust : En attendant, les deux influences laissées de côté, la Providence du ciel et la vertu des hommes ont gouverné et gouvernent le monde, et non de façon invisible ; et elles [ce] sont les seules puissances au sujet de qui l’histoire ait jamais [eu] à nous apprendre quelque vérité profitable. Cachée sous toute douleur, il y a la force de la vertu ; au-dessus de toutes les ruines, la charité réparatrice de Dieu. Ce sont elles seules que nous avons à considérer ; en elles seules nous pouvons comprendre le passé et prédire l’avenir, la destinée des siècles.
Notons que ce genre de passage, où il est question d’idées, semble poser moins de problèmes à Proust, qui réussit à se construire, sans trop de peine, un « support perceptif ».
54La comparaison entre la sincérité naïve et sanglante de Clovis et l’hypocrisie du clergé victorien sert à Ruskin de transition pour introduire l’histoire de Saint Martin, à laquelle il ajoute un avertissement :
• Ruskin : Whether these things ever were so, or how far so, credulous or incredulous reader, is no business whatever of yours or mine. What is, and shall be, everlastingly, so, – namely, the infallible truth of the lesson herein taught, and the actual effect of the life of St. Martin on the mind of Christendom, – is, very absolutely, the business of every rational being in any Christian realm.
• Proust : Que ces choses se soient jamais passées ainsi, ou jusqu’à quel point elles se sont passées ainsi, lecteur crédule ou incrédule, n’est ni votre affaire, ni la mienne. Mais de ces choses, ce qui est et sera éternellement ainsi – notamment la vérité infaillible de la leçon ici enseignée, et les conséquences actuelles de la vie de saint Martin sur l’esprit de la chrétienté est, très absolument, l’affaire de tout être raisonnable dans un royaume chrétien quelconque.
- 55 Un an après la parution de La Bible d'Amiens, en 1886, dans une lettre adressée à un pasteur d'une (...)
55Des variantes de ce message sont réitérées tout au long du premier chapitre. Dans une Angleterre où seule une toute petite élite intellectuelle oserait mettre en cause la vérité littérale des écritures saintes, le message de Ruskin semble étonnamment subversif, a fortiori dans un manuel d’histoire pour « jeunes chrétiens ». Dans la polémique qui a ébranlé la fin du xixe siècle à propos de l’existence du vrai Jésus, il apparaît que, non seulement Ruskin épouse le point de vue de Strauss, de Renan et peut-être même d’Edouard Dujardin, mais qu’il prêche pour leur paroisse dans les manuels scolaires55.
- 56 En 1908, Proust, ne voulant pas entrer en compétition avec la veuve de Gaston Paris, renonce avec r (...)
56Certains critiques semblent regretter (voir notamment l’édition de Jérôme Bastianelli) que Proust ne se soit pas lancé immédiatement dans la traduction de Præterita, au lieu d’attendre 1908, quand il était trop tard56. Lorsque j’ai commencé ce travail, j’étais plutôt de cet avis. La Bible d’Amiens, qui paraît en 1885, est contemporaine de la première partie de Præterita, sans doute l’œuvre la plus achevée de la longue liste de publications de Ruskin, tenant à peu près le même rôle dans cette œuvre que Les Mots dans celle de Sartre, ou Les Mémoires d’Outre-tombe dans celle de Chateaubriand. Ruskin, conscient de son soudain épanouissement personnel, en fournit une explication dans la préface, parue la même année que La Bible d’Amiens (1885) :
• I have written these sketches of effort and incident in former years for my friends ; and for those of the public who have been pleased by my books.
I have written them therefore, frankly, garrulously, and at ease ; speaking of what it gives me joy to remember at any length I like – sometimes very carefully of what I think it may be useful for others to know ; and passing in total silence things which I have no pleasure in reviewing, and which the reader would find no help in the account of. My described life has thus become more amusing than I expected to myself, as I summoned its long past scenes for present scrutiny : – its main methods of study, and principles of work, I feel justified in commending to other students ; and very certainly any habitual readers of my books will understand them better, for having knowledge as complete as I can give them of the personal character which, without endeavour to conceal, I yet have never taken pains to display, and even, now and then, felt some freakish pleasure in exposing to the chance of misinterpretation (Préface de Præterita (1885), éd. 1899).
• J’ai réuni ces souvenirs des efforts et incidents de ma vie passée pour mes amis et pour ceux qui ont aimé mes livres.
Je les ai donc écrits simplement, comme on cause, m’étendant un peu longuement peut-être sur les choses que j’avais plaisir à me rappeler, avec beaucoup de soin sur celles que je m’imagine pouvoir être utiles aux autres ; au contraire, passant sous silence les souvenirs qui n’avaient rien d’agréable, et dont le récit ne pouvait être d’aucun profit au lecteur. Ma vie, ainsi présentée, m’a paru plus amusante que je n’avais pensé lorsque j’ai commencé à ressusciter tout ce long passé avec ses méthodes d’études et ses principes de travail que je me crois d’être en droit de recommander à d’autres travailleurs — méthodes et principes que, très certainement, les fidèles lecteurs de mes ouvrages comprendront d’autant mieux qu’ils seront plus familiarisés avec mon caractère. Jusqu’à ici, sans aucun parti pris de cachoterie, je ne me suis jamais attaché à expliquer ; je trouvais même, je l’avoue, un certain plaisir, je mettais une certaine coquetterie à courir le risque d’être incompris (traduction de Mme G. Paris, 1911).
- 57 Edith Wharton (1925), The Writing of Fiction, A Touchstone Book, Simon & Schuster, New York.
57Dans Praeterita, sans doute pour la première et seule fois de son existence, Ruskin réussit à se libérer de ses démons et à s’adresser, sans masque protecteur, au lecteur idéal, celui que la romancière Edith Wharton définit comme « cet autre moi-même »57. C’est ainsi que les problèmes réels qui se posent dans la traduction de La Bible d’Amiens ne se posent pas dans cette œuvre, car personne ne songerait à accuser le Ruskin de Præterita, du moins de la première partie, d’avoir « perdu tout respect de la syntaxe et tout souci de la clarté ».
- 58 La Bible d'Amiens, note 2.
- 59 Selon le Grand Robert, ce mot anglais, prononcé à la française, est employé au XIXe et jusqu'à vers (...)
58L’extrait du début du chapitre IX, “The Col of the Faucille”, ci-dessous, traduit à la fois par Proust58 et par Mme Paris offre l’occasion de se faire une opinion de la compétence des deux traducteurs et de décider s’il est réellement dommage que Proust ait laissé la traduction de Præterita à la veuve de Gaston Paris. Notons la variante “fashionable”59 pour désigner la bête noire de Ruskin, “the intelligent English traveller” de La Bible d’Amiens :
[12]a
• Ruskin : [177] About the moment in the forenoon when the modern fashionable traveller, intent on Paris, Nice, and Monaco, and started by the morning mail from Charing Cross, has a little recovered himself from the qualms of his crossing, and the irritation of fighting for seats at Boulogne, and begins to look at his watch to see how near he is to the buffet of Amiens, he is apt to be baulked and worried by the train’s useless stop at one inconsiderable station, lettered ABBEVILLE.
• Proust : Vers le moment de l’après-midi où le moderne voyageur fashionable parti par le train du matin de Charing Cross pour Paris, Nice et Monte-Carlo, s’est un peu remis des nausées de sa traversée, et l’irritation d’avoir à se battre pour trouver des places à Boulogne, et commence à regarder à sa montre pour voir à quelle distance il est du buffet d’Amiens, il est exposé au désappointement et à l’ennui d’un arrêt inutile du train où il lit le nom « Abbeville ».
• Mme Gaston Paris : à l’heure où, dans la matinée, le voyageur moderne chic, qui se rend à Paris, Nice, ou Monaco et qui a quitté Charing Cross par le train du matin, commence à se remettre des émotions de la traversée et des luttes qu’il lui a fallu soutenir pour s’assurer un coin dans le train de Boulogne, au moment où il consulte sa montre et se demande s’il approche d’Amiens et de son buffet, il est près de s’impatienter en voyant le train s’arrêter encore ; la station lui semble sans intérêt, c’est Abbeville.
[12]b
• Ruskin : As the carriage gets in motion again, he may see, if he cares to lift his eyes for an instant from his newspaper, two square towers, with a curiously attached bit of traceried arch, dominant over the poplars and osiers of the marshy level he is traversing. Such glimpse is probably all he will ever wish to get of them ; and I scarcely know how far I can make even the most sympathetic reader understand their power over my own life.
• Proust : Au moment où le train se remet en marche, il pourra voir, s’il se soucie de lever les yeux un instant de son journal, deux tours carrées [omission] qui dominent les peupliers et les osiers du sol marécageux qu’il traverse. Il est probable que ce coup d’œil est tout ce qu’il souhaitera jamais leur accorder attention ; et je ne sais guère jusqu’à quel point je pourrai arriver à faire comprendre au lecteur, même le plus sympathique, l’influence qu’elles ont eu sur ma propre vie.
• Mme Gaston Paris : Lorsque la locomotive se remet en marche, il pourrait, s’il voulait un instant abandonner son journal, apercevoir deux tours carrées assez singulièrement reliées à un arceau à meneaux, qui dominent les peupliers et les saules du pays bas et marécageux qu’il est en train de traverser. Je doute qu’il le fasse, et en tout cas qu’il ait envie d’en voir davantage et je crains de ne pas pouvoir faire comprendre, même au lecteur le mieux disposé, l’influence que ces deux tours ont exercée sur ma vie (179).
59Est-ce le désir de “traduire tous les mots” qui est responsable du faux-sens (après-midi), de l’omission (“with a curiously attached bit of traceried arch”) et de la maladresse (tout ce qu’il souhaitera jamais leur accorder attention) que Proust réussit à accumuler dans ce petit passage ? Est-ce le brouillon de sa mère qui fait arriver le train dans l’après-midi (fore, avant, after, après) et non à la fin de la matinée ? Consulte-il un dictionnaire ? Quant à la désignation du “modern fashionable traveller”, certes, la manière anglaise d’accumuler les adjectifs qualificatifs devant le nom pose problème au traducteur ; il est exact que la solution de Mme Paris (le voyageur moderne chic) ne sonne pas tout à fait juste ; mais il existe d’autres solutions, ne serait-ce que « à la mode » ou « dans le vent », qui résumerait à la fois “modern” et “fashionable”. On peut se demander si l’omission de “the curiously attached bit of traceried arch” est un oubli ou une manière de ne pas s’encombrer d’une difficulté. Quant à Mme Paris, soit sa compétence en anglais, soit sa connaissance en architecture lui permet de visualiser l’objet dans l’univers phénoménal. Sans avoir à se rendre sur place, il semblerait que l’illustration ci-dessous, corresponde à l’objet dont il est question.
Un des arc-boutants de la nef de l'église Saint-Wulfrand d'Abbeville
Eugène Viollet-le Duc (1870), Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, no 69, article « Arc-boutant »,
60Savoir lire dans sa langue veut dire qu’au fil du regard, les mots captés par la rétine déclenchent une sorte de bande filmique mentale qui se déroule sous le regard de l’esprit ou de « la pensée », comme le dit Guillaume. Autrement dit, comme dans la langue orale, les mots s’effacent, donnant l’accès quasi-immédiat à l’univers des choses – le temps opératif étant réduit presque à néant. La lecture d’une langue apprise permet rarement cet accès, car même si l’on reconnaît tous les mots, l’autre langue est également une autre façon de voir le monde. Handicapé par son ignorance de la langue à traduire, Proust semble en effet souvent perdu dans les limbes, entre les deux langues, réduit provisoirement à un état amaurotique.
61Le piège dans lequel Proust est tombé en voulant « traduire tous les mots » est parfaitement illustré par quelques passages dans la deuxième phrase ci-dessus :
[13]
• Ruskin : he may see, if he cares to lift his eyes for an instant from his newspaper …
• Proust : il pourra voir, s’il se soucie de lever les yeux un instant de son journal …
• Mme Paris : il pourrait, s’il voulait un instant abandonner son journal, apercevoir …
- 60 C'est un point de vue qui aurait pu être défendu, sans l'accumulation de faux sens, contresens, omi (...)
Pour le temps des modaux, Proust choisit de coller au texte en gardant le présent (pourra – s’il se soucie …), alors que Mme Paris, en choisissant l’imparfait (pourrait, s’il voulait), opte pour un degré de plus dans la modalisation ; les deux solutions sont correctes grammaticalement mais, en diminuant la possibilité de son actualisation, la seconde virtualise davantage la situation et insiste ainsi sur l’exaspération de Ruskin. Proust calque sa traduction mot à mot sur l’anglais de Ruskin, alors que Mme Paris en fait une synthèse : abandonner son journal désigne un événement complexe, ancré dans le comportement social et sous-tendu par de multiples présupposés. On pourrait, bien entendu, défendre le choix de Proust en disant qu’il procède exactement comme le fait Ruskin60.
62Mais, comme le savent tous les traducteurs, le français a tendance à préférer la synthèse et l’abstraction. D’un point de vue « orthonymique » (voir B. Pottier, M.-F. Delport et J.-C. Chevalier), abandonner son journal ajoute le sens que si lecteur interrompt sa lecture et lève les yeux pour contempler les deux tours, il le fait par devoir, à contre cœur. Cette solution offre donc l’avantage de l’économie et permet de reprendre le concept anaphoriquement, avec la même économie par la suite, et de reformuler la suite du propos d’une manière plus conforme au « génie » de la langue française :
[14]
• Ruskin : Such glimpse is probably all he will ever wish to get of them ;
• Proust : Il est probable que ce coup d’œil est tout ce qu’il souhaitera jamais leur accorder attention ;
• Mme Paris : Je doute qu’il le fasse, et en tout cas qu’il ait envie d’en voir davantage ;
63Mme Paris, avec beaucoup de courtoisie et d’élégance, se met à la place de son lecteur et réussit à lui rendre un texte aussi proche de l’original que possible et, de surcroît, agréable à lire. Mais, elle n’est que la veuve de Gaston Paris, et aucun éditeur ne songe à rééditer sa superbe traduction du chef-d’œuvre de Ruskin. Or, la traduction par Proust d’un livre beaucoup plus parenthétique dans l’œuvre de Ruskin est constamment rééditée – la dernière édition remonte à avril 2015.
64En entreprenant ce travail, loin de moi l’idée que je serais amenée à jeter un si gros pavé dans la mare proustienne. Dans le cadre du présent volume de Modèles linguistiques consacré à la traduction de la modalité, je m’étais donné pour tâche de relever les indices de subjectivité dans le texte de Ruskin pour voir ce qu’en faisait Proust. C’était également une manière de compléter un autre travail sur les multiples traductions anglaises du premier volume de la Recherche du temps perdu (Garnier, 2015).
65Les problèmes posés par la traduction et la réedition de La Bible d’Amiens sont complexes et multiples. La justification principale reste celle proposée par Proust, à savoir que « c’est le seul qui soit sur la France, à la fois sur l’Histoire de France, sur une ville de France et sur le Gothique français » (voir ci-dessus). Les extraits commentés ci-dessus suggèrent, qu’en tant que manuel scolaire, La Bible d’Amiens devrait également intéresser les didacticiens – un public à part.
66Il est dommage que Proust n’ait pas eu la sagesse de Gandhi qui, bien que bouleversé et ébloui par la lecture de Unto this Last, a reconnu que, tel quel, le livre n’était pas adapté aux lecteurs indiens. Proust, qui visait un public français sophistiqué, aurait mieux fait de résumer succinctement les parties du texte consacrées à la didactique et au prosélytisme, de paraphraser la plupart des passages qui traitent spécifiquement de la description des monuments, et de se contenter de traduire une sélection de passages clés. C’est précisément ce qu’a fait Robert de la Sizeranne. La lecture de Ruskin et la religion de la beauté – une sorte de Reader’s Digest de la vie et de l’œuvre – pourrait également éclairer, en grande partie, le mystère de la familiarité de Proust avec un auteur dont il ne connaissait pas la langue, et il faut dire que le portrait de Ruskin brossé par R. de la Sizeranne ne pourrait que plaire au très fashionable Marcel Proust.
67Je vois personnellement deux autres motifs au choix de Proust – hormis les arguments qu’il a avancés pour son l’éditeur : (i) son attachement sentimental au livre (vraisemblablement un cadeau de Robert de Billy) et (ii) l’absence de toute référence à l’œuvre dans le livre de Robert de la Sizeranne. Rappelons que celui-ci fait de nombreuses références à Sésame et les Lys (8 en tout), mais que La Bible d’Amiens ne paraît que dans le catalogue des œuvres, ce qui indiquerait que le livre ferait partie des rares ouvrages absents de la bibliothèque du critique d’art.
68Un dernier point reste à élucider : la haute estime des proustiens pour la traduction plus que médiocre de Proust. Paradoxalement, c’est Ruskin lui-même qui aurait su l’expliquer, car c’est la vieille, vieille rengaine (“the old old story”). Mutatis mutandis, Proust tient dans la liturgie littéraire française la même place que Saint Firmin et Saint Martin dans la liturgie chrétienne. Ses écrits sont consacrés et l’on ne saurait mettre en doute l’excellence d’un seul écrit sacré sans ébranler l’édifice tout entier. Il y a ensuite la réputation des dignitaires à protéger – je pense à Hubert Juin, qui met le point final à son introduction en qualifiant la traduction de Proust de « réussite totale ».
69Quant à Émilie Eells (2009), pour qui sans doute, Paris vaut bien une messe, elle estime que le talent de Proust compense amplement la suppression des illustrations offertes par la version originale. Avec la métaphore filée de circonstance, cette vestale proustienne encense la « lumineuse » traduction annotée de Proust, sans laquelle La Bible d’Amiens serait tombée dans l’oubli :
Proust’s La Bible d’Amiens is an illuminated text, both in the sense that he sheds light on the original text, and in the sense that its translation transforms it into an illuminated manuscript, enriched with profuse decoration and ornament (p. 144).
70Le sociologue béarnais Pierre Bourdieu aurait décrypté tous ces encensements beaucoup mieux que je ne saurais le faire.