Avant-propos
Texte intégral
Les idiotismes de chaque langue sont intraduisibles, car depuis le terme le plus élevé jusqu’au plus bas, tout se rapporte aux particularités de la nation, qu’elles résident dans son caractère, ses façons de penser ou sa situation particulière (Johann Wolfgang von Goethe).
Traduire le modus
1Les articles de ce volume complètent les travaux de la journée d’étude organisée par Yves Bardière le 21 octobre 2014 à Toulon, consacrés aux problèmes associés à la traduction de la modalité. Le premier volume a été consacré à des questions centrées sur le verbe – lieu privilégié de la modalité : l’évolution du mode subjonctif en français (Xavier Leroux), la traduction des auxiliaires de modalité en anglais (Yves Bardière), en arabe et en français (Yousra Sabra), l’analyse de ne saurait et la recherche de son équivalent en espagnol et en anglais (Axelle Vatrican).
2L’examen conduit par Richard Trim de l’évolution de la traduction des modaux dans Pride and Prejudice de Jane Austen offre un aperçu de l’éventail de possibilités offertes au traducteur et illustre parfaitement le thème qui anime ce deuxième volume, à savoir que l’expression de la modalité va bien au-delà du groupe verbal et concerne, d’une manière très générale, ce que Michel Bréal (1897) identifie comme le côté subjectif du langage, représenté, rappelons-le, premièrement « par des mots ou des membres de phrase » ; deuxièmement, par des formes grammaticales ; troisièmement par « le plan général de nos langues » (voir Modèles linguistiques, 2010).
3Dans l’extrait suivant de Pride and Prjeudice, cité par R. Trim ([7] 103, vol. 1), M. Bingley, qui vient d’acquérir une propriété dans le voisinage de la famille Bennett, pousse son ami, le hautain M. Darcy, à participer au bal organisé par le village, en invitant une des jeunes filles à danser. S’il souhaite réussir, sa stratégie doit tenir compte d’un certain nombre de paramètres, dont le plus important est que M. Darcy, son invité, cache sa timidité derrière le masque du mépris :
"Come on, Darcy", said he. "I must have you dance" (Ch. 3 : 8)
4On observe, dans un premier temps, que cet élément subjectif a une double expression : d’abord par l’interpellation (“Come on, Darcy“, puis par l’auxiliaire de modalité qui exprime l’obligation (“must”). Dans les deux cas, le sens premier des formes est brouillé : on retient de “come on” – littéralement, l’intimation à poursuivre un mouvement à laquelle le sujet parlant est associé – un léger reproche : on demande à l’interlocuteur de faire un effort, le cas échéant, un effort de gentillesse. Darcy, qui appartient à la “landed gentry” (la petite noblesse de province) a le sentiment de ne pas être à sa place et il fait la tête. Bingley sait que si Darcy commet l’affront de ne pas inviter une des jeunes filles à danser, la convivialité qu’il espère établir dans la région sera compromise. Mais Bingley marche sur des œufs : non seulement Darcy est son invité, mais, ce qui est plus important, il est socialement son supérieur (Bingley doit sa prospérité à des parents commerçants – ‘in trade’). Ce fait social explique pourquoi Bingley doit rester en toutes circonstances l’obligé de son ami ; Darcy risquerait de s’offusquer de toute tentative de la part de son ami de lui dicter sa conduite, ce qui explique la formulaton, et sans doute l’intonation (conciliante) de la requête (I must have you dance). Darcy, qui possède parfaitement les codes, n’a aucun mal à déchiffrer le sens d’intention de son ami, qu’on pourrait gloser : « Sois gentil, Darcy, fais un effort pour moi ».
5Au vu de la complexité de la question, la première traductrice (E. Perks, 1822) supprime la phrase. Les deux autres traductions proposent la même solution, avec la différence que, dans la version de 1922, les amis se vouvoient, alors qu’ils se tutoient dans la version de 2011. Certes, l’appel affectif exprimé par “come on” est bien rendu, par allons, qui associe la première personne à l’injonction, plutôt qu’allez, qui l’aurait dissocié. Mais dans les deux cas, le subtile équilibre entre la personne dominante (Darcy) et la personne dominée (Bingley) est escamoté. Qui plus est la formulation, venez / viens danser pourrait donner à entendre que Bingley invite Darcy à se joindre à lui ; or ce qu’il souhaite est que Darcy se sépare de lui en choississant une cavalière en dehors du cercle :
Allons, Darcy, venez danser (1922)
Allons, Darcy, dit-il, viens danser (2011)
6Est-ce important ? Les lecteurs, qui suivront avec plaisir les péripéties des personnages, seront sans doute capables de combler les lacunes de la traduction et de réajuster le roman dans leur imagination. Mais lisent-ils le même roman ? Car, sous l’apparence d’une comédie romantique légère – les malentendus du départ se dissipent et les jeunes gens finissent par trouver le bonheur –, se cache un regard plutôt sombre et pessimiste sur la situation de la femme à l’aube du dix-neuvième siècle. Le vrai sujet des romans de Jane Austen s’avère être la mise en péril du moi individuel dans une société où le moi social prend de plus en plus de place. C’est à cette dimension, exprimée le plus souvent en creux par le modus, que le traducteur doit s’efforcer de rendre fidèlement. Dans l’exemple ci-dessous, les deux premiers traducteurs, qui ne semblent pas avoir compris l’ironie portée par les auxiliaires exprimant le devoir (ought to) et la capacité (can), se contentent de traduire ce que Bréal appelle « les mots qui renvoient au faits » et Charles Bally (le dictum), trahissant ainsi le sens d’intention de l’auteur (ML, 71, [8], page 103) :
“He is also handsome", replied Elizabeth, "which a young man ought likewise to be, if he possibly can” (Ch. 4 : 10).
« Il est aussi fort joli homme, reprit Élisabeth, ainsi le voilà un être parfait » (1822).
« Et, de plus, ajouta Elizabeth, il est très joli garçon, ce qui ne gâte rien » (1922).
« Il est bien de sa personne, répliqua Elizabeth, ce qu’un jeune homme se doit également d’être dans la mesure du possible » (2011).
7L’Elizabeth des deux premières traductions est une sotte, alors que celle de 2011 est une jeune fille spirituelle, âme sœur et porte parole de sa créatrice. Ces deux exemples peuvent donner une petite idée du rôle joué par un réseau qui dépasse de loin les modes du verbe, réseau, qui est du ressort de ce que nous avons désigné ici par le terme général « modes de discours ». Dans ce contexte, le traducteur est vu comme le passeur entre l’auteur du texte à traduire et le destinataire, le lecteur. Tout en restant fidèle au sens d’intention de l’auteur, il doit se familiariser avec le climat socio-culturel de l’époque, du public auquel il a été destiné, des changements socio-culturels et historiques qui sont intervenus entre temps et de l’attente du public auquel la traduction est destiné. Ce sont ces questions qui seront examinées dans ce volume.
8L’article de Dairine O’KELLY met en lumière un certain nombre de problèmes posés par la célèbre traduction que donne Marcel Proust d’un des ouvrages de John Ruskin, The Bible of Amiens. Sans mettre en cause le talent de celui qui est considéré, à juste titre, comme un des plus grands écrivains de son époque, l’auteur se pose la question de savoir si les piètres compétences de Proust en anglais n’ont pas voué son entreprise à l’échec.
9Partant d’une citation de J. du Bellay sur le thème de la trahison (« traduttore, traditore ») Jean-Pierre BRETHES se demande si la traduction n’est pas une mission impossible. Comment rendre par écrit la mimique et l’intonation de l’oral ? Comment accéder au corps et à l’âme d’un œuvre en langue étrangère ? Il illustre son propos avec des exemples de sa propre traduction d’un ouvrage en gascon.
10André JOLY poursuit la même enquête sur plusieurs textes de gasco-béarnais rendus en français par divers traducteurs. Il situe son analyse énonciative ethnohistorique de l’ensemble des modalités du discours dans le droit fil des théories de chercheurs comme Bréal, Guillaume, Bateson ou Spitzer interprète de Proust.
11On revient à l’anglais avec l’étude de Marine BERNOT sur l’emploi récurrent du « verbe parenthétique » say et de la locution let us say vs. let’s say dans deux ouvrages de l’écrivain et éditeur britannique Ford Madox Ford. Comment traduire ces ajouts du locuteur/scripteur à son propre discours ? Prenant en compte le contexte et le rapport allocutif, l’auteur propose diverses solutions qu’elle commente.
12En VARIA, Pierre SWIGGERS examine les essais d’élaboration d’une science générale de la linguistique chez Saussure dans les conférences et les divers cours que synthétise le CLG. Dans une remontée dans la carrière du linguiste, il étudie successivement les deux points de vue que sont la langue dans l’histoire et l’histoire de la langue. L’examen approfondi de l’Essai sur la classification des sciences de Goblot et de la Nouvelle classification des sciences de Naville amène l’auteur à situer la préoccupation constante de Saussure dans le champ de la recherche au tournant du siècle.
Pour citer cet article
Référence papier
« Avant-propos », Modèles linguistiques, 72 | 2016, 7-10.
Référence électronique
« Avant-propos », Modèles linguistiques [En ligne], 72 | 2016, mis en ligne le 23 août 2017, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/648 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.648
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