Navigation – Plan du site

AccueilNuméros76Le monologue intérieur dans La Se...

7

Le monologue intérieur dans La Semaine sainte d’Aragon, ou les voies dialogiques d’une conscience historique

Laure Lévêque
p. 165-194

Résumés

Dans ce roman qui, au dire de la critique, acterait un changement de manière chez Aragon entre le cycle du Monde réel que marquerait un réalisme que l’on dit – un peu vite – socialiste, et la dernière période, reconnue comme métaromanesque, les procédures d’énonciation entrent pour beaucoup dans l’élaboration diffuse d’un sémantisme. Sémantisme d’autant plus incertain qu’il est confié au monologue intérieur, voire, plus largement, au style indirect libre, soit à des procédés caractéristiques de la subjectivité. Pour ne pas dire de l’intersubjectivité, tant il est difficile de ne pas voir que l’histoire romancée de Géricault est aussi celle d’Aragon, qui retrace le parcours d’un artiste affronté aux tourmentes de l’Histoire et son éveil à la conscience, tant politique que morale. À ce titre, la performance et l’efficace de ce roman stéréoscopique, kaléidoscopique, passent aussi par la mise sous tension énonciative des blocages dont, en 1958, on ne peut plus ignorer qu’ils travaillent le monde réel et, partant, par l’abandon d’un certain messianisme.

Haut de page

Texte intégral

  • 1 Les Lettres françaises, 20 septembre 1962.

« Le démon de la contradiction si bien m’habite que jamais il ne m’arrive d’avancer ou d’entendre avancer une proposition, que je n’en voie aussitôt la vérité et son contraire » Aragon, « Discours de Prague »1

« La loi des contrastes était bien le secret de l’art » (30, 215)
Géricault, dans La Semaine sainte

  • 2 Il a donné de l’œuvre stendhalienne une remarquable étude critique en 1954, La Lumière de Stendhal.
  • 3 Stendhal, Lucien Leuwen, dans Stendhal, Romans et nouvelles I, éd. Henri Martineau, Paris, Gallimar (...)
  • 4 Stendhal, Armance, « Avant-propos », éd. Henri Martineau, Paris, Garnier, 1962 : 3.

1Si La Semaine sainte est sans conteste, de tous ses romans, celui qui fut le mieux accueilli à la fois par le public et par la critique, Aragon ne manquait pas de rapporter cette réception à une forme de malentendu. Malentendu idéologique d’abord, une certaine critique qu’Aragon a tôt fait de renvoyer à l’étroitesse de ses préjugés se félicitant que l’auteur des Communistes, pris d’empathie pour les soldats perdus de la monarchie, ait « changé de camp ». Mais une telle lecture, pour simpliste qu’elle soit, est indicielle d’un malentendu plus profond, narratif celui-là, et qui tient aux pouvoirs du récit. Suffit-il de prendre ses quartiers de romancier dans les équipages du roi pour en épouser les vues ? Un roman comme Lucien Leuwen, que possède à fond ce stendhalien convaincu et émérite qu’était Aragon2, a définitivement fait litière de ces réflexes primaires de lecture. La Semaine sainte est de cette veine-là : comme dans Lucien Leuwen, l’action circule entre les positions éclatées des républicains et des ultras dont l’articulation est confiée, comme chez Stendhal, au jeu des voix narratives qui orchestrent chausse-trapes et leurres énonciatifs, laissant le lecteur affolé, quand le narrateur n’hésite pas à brouiller les pistes discursives par ses métacommentaires – « mais c’est un républicain qui parle, ô Messieurs de la police ! »3 – si bien que, comme Lucien Leuwen encore, La Semaine sainte ne se laisse ni réduire ni annexer : aussi bien, de quel parti est un miroir4 ?

  • 5 Le roman sera publié en 1960.
  • 6 Dans son message d’accueil d’un colloque tenu à l’Université d’Aix-en-Provence pour débattre de la (...)
  • 7 Aragon parle avec Dominique Arban, Paris, Seghers, 2012 [1968] : 137.

2Raymond Jean croit savoir pourquoi : « La Semaine sainte est un livre qui se dérobe parce que la fuite, la débâcle qu’il raconte, c’est déjà celle de La Route des Flandres de Claude Simon5 et du Balcon en forêt de Gracq »6. Faut-il dès lors, s’appuyant sur la postérité prêtée au roman, attribuer cette dissémination à l’incertitude du sujet, arrimé sur une période historique particulièrement incertaine, cette semaine pascale qui, du 19 mars 1815 où le retour de l’Aigle chasse Louis XVIII des Tuileries au 26 mars où est licenciée à Béthune la Maison de Roi, voit les Bourbon gagner la frontière ? Roman de la fuite, La Semaine sainte serait-elle aussi un roman de la débâcle ? Soit, à condition d’y inclure la débâcle narrative, au principe de la confiance heuristique dans le récit. Et il est bien certain que, chez Aragon comme chez Claude Simon, le tissu narratif est sophistiqué à l’extrême : dans l’un comme dans l’autre cas, le retour se fait permanent sur des événements incessamment creusés et par là appelés à n’être jamais dépassés et le narrateur coupe continuellement son récit, rendant extrêmement malaisées progression et compréhension, tant chronologiques que logiques. Dès lors, la construction narrative est ainsi travaillée que tout concourt à rendre difficile de discriminer ce qui fait l’objet du récit principal. Sauf à prendre acte de ce qu’Aragon devait confier à Dominique Arban en 1968 – « Le roman, comme je le comprends, n’est que secondairement un récit »7 –, dix ans après la parution de La Semaine sainte, qui inaugurait une nouvelle manière dans l’écriture romanesque aragonienne, entre le cycle du Monde réel (1934-1951) et les textes de la dernière période, à virtualité métaromanesque.

  • 8 Et alors même que, revenant sur son œuvre, il fait remonter à 1945 le désir de roman historique, J’ (...)
  • 9 Gilbert Gil, s’entretenant avec Aragon à propos du roman, rappelle la formule d’Henri Petit dans Le (...)
  • 10 Laquelle donne un exemple, « Henri Quatre de Heinrich Mann, où l’ère des guerres de Religion en Fra (...)

3On comprend ainsi mieux la pétition de principe auctoriale d’un Aragon qui pose, au seuil du roman, que « Ceci n’est pas un roman historique »8. S’entendant à manier le paradoxe, l’ancien surréaliste sait mieux que personne suggérer que, si ceci n’est pas non plus une pipe, alors c’est et ce n’est pas un roman historique que La Semaine sainte9 et que la lecture, représentation non pipée, naît de la sollicitation d’une « double focalisation temporelle, temps du référent et temps de l’écriture », que rappelle Anne Roche10.

  • 11 Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle : le livre des passages, Paris, Cerf, « Passages », (...)
  • 12 L’image dialectique est l’interface qui assure que « tout événement passé (en son temps) peut acqué (...)
  • 13 Les références à La Semaine sainte données dans le corps du texte vont toutes à l’édition des Œuvre (...)
  • 14 Aragon, J’abats mon jeu, op. cit. : 49. Et, donnant un exemple de la manière dont il conçoit le pro (...)
  • 15 Aragon, J’abats mon jeu, op. cit. : 49-50.
  • 16 Ibid. : 58.
  • 17 Aragon, Les Communistes, dans Œuvres Romanesques Croisées, 23, Paris, Robert Laffont, 1964 : 185.

4Une conjonction où présent et passé se croisent, s’intriquent, se superposent, aboutissent l’un dans et à l’autre, qui n’est pas loin de tenir de ce que Walter Benjamin nomme « image dialectique » et qui, sous la rencontre des deux faces d’une histoire Janus, met l’interprétation au cœur des enjeux d’une « modernité qui invoque toujours l’histoire la plus ancienne » et « le fait à travers l’ambiguïté qui caractérise les rapports et les produits sociaux de cette époque ». Dès lors, « l’ambiguïté est l’image visible de la dialectique »11. À jouer de ces images dialectiques dont le sens passe par l’activation de rapports de surimposition, de compénétration, sinon de confusion, entre passé et présent12, dans les jeux complexes qu’elles mettent en branle – « de plus en plus souvent dans ma prose […] comme un tambour insistant, voilé, dévoilé, l’avenir » (30 : 35413) –, La Semaine sainte est assurément un roman historique, mais au sens qu’ont ouvert les travaux de Walter Benjamin qui voit dans le passé une configuration capable de mettre le présent sous tension. C’est donc de concert qu’avancent passé et présent, et de concert aussi qu’ils s’inventent dans le texte. Et si ceci n’est pas une pipe, c’est que se joue une re-présentation où les enjeux d’hier actualisent ceux d’aujourd’hui, dans un fonctionnement qui tient, de l’aveu d’Aragon lui-même, de la « stéréoscopie »14. Une stéréoscopie qui procède de la figure benjaminienne du kaléidoscope et que sert la gamme étendue des techniques narratives lesquelles, entre analepses, prolepses et tentation simultanéiste, s’emploient à défaire la linéarité du récit. Au moment de livrer les « Secrets de fabrication » du roman, Aragon allègue en effet une stéréoscopie « mentale » qui, « jouant avec les images contradictoires », « jou[e] dans le temps »15 comme avec la vérité quand ces images se superposent « comme l’histoire et le mensonge »16. Les Communistes avaient déjà sollicité la métaphore prismatique au service d’un même dessein pour aborder une autre drôle de guerre et les recompositions qui se dessinaient alors pour la nation : « un thème domine les conversations […] : le désordre, cet immense désordre du pays, sensible […] dans ce Coulommiers, comme le fond d’un kaléidoscope où seraient tombés les bouts de verre de couleur »17. Avant que le miroir ne revienne dans ce Saint-Denis où la charge historique du lieu ne peut empêcher que l’histoire ne bégaie, où tout se délite et se défait, laissant la place aux recompositions qu’opèrent les secousses imprimées au transfigurateur. C’est « Un kaléidoscope dans la tête » (29 :195) que le duc de Berry chemine et c’est encore cette même image qu’à quatre reprises Marc-Antoine d’Aubigny convoque pour exprimer son impuissance à saisir la réalité, à s’accorder – « des pensées flottent […], que je n’arrive pas à bien percevoir, à mettre ensemble, les mots bout à bout… Bon. Le kaléidoscope, qui l’a secoué ? » (30 : 137).

5L’auteur assurément, qui n’entend pas assumer une remise en ordre qui tiendrait de la forfaiture et dont le parti pris narratif épouse le mouvement centrifuge qui jette, hagard, sur les routes du Nord, un peuple d’égarés à qui il laisse la responsabilité d’une vision qui ne se conçoit plus que diffractée en autant d’angles de vue que le roman compte de personnages. En appuyant sa narration sur un usage massif du style indirect libre, qui se décline, sans toujours se confondre avec lui, en monologue intérieur, Aragon systématise des procédés déjà expérimentés dans le cycle du Monde réel, moins représentatif qu’on ne le dit généralement des canons narratifs que l’on prête au roman réaliste, où bien des énoncés sont, déjà, impossibles à attribuer.

  • 18 Suzanne Ravis, Temps et création romanesque dans l’œuvre d’Aragon, Thèse de doctorat d’État, Paris (...)
  • 19 Jacques Le Golf, « L’histoire nouvelle », dans Jacques Le Goff (dir.), La nouvelle histoire, Paris, (...)

6Support privilégié du dialogisme bakhtinien, le style indirect libre, sous l’amalgame assumé des points de vue du personnage et du narrateur, donne à entendre concurremment deux visions du monde dans une polyphonie (stéréophonie ?) qui tient parfois de la cacophonie tant la généralisation du style indirect libre concourt à opacifier les lisibilités : « En général, qu’est-ce que tout cela signifiait ? » (29 : 33). Et il n’est jusqu’à l’identité des personnages qui ne résiste, le lecteur peinant à reconnaître Géricault en Théodore et Vigny en Alfred. Dans cette période vécue dans la confusion, rompre avec l’omniscience narrative est une nécessité pour donner à entendre l’histoire au jour le jour, hors de toute remise en ordre. Il en va de la cohérence ontologique du récit : si « personne ne vit la même histoire » (29 : 194), le dialogisme s’impose. C’est aussi la question de la vérité historique qui est posée. Il n’y a pas de réalité mais des réalités et le monde, pour le dire en termes schopenhaueriens, est tout entier représentation(s). Dès lors, cette représentation prend le pas sur les faits, et retentit sur la conduite du récit, qui privilégie la subjectivité. Le doute critique passe par l’instauration d’un vacillement identitaire quand « il ne semblait pas à Théodore qu’aucun d’eux fût pleinement assuré de sa vérité propre » (30 : 50). Ainsi que Suzanne Ravis l’a noté, la technique narrative adoptée passe par « l’occultation des autorités historiques du discours romanesque »18. Et n’importe le scrupule documentaire qui informe la narration, unanimement salué, La Semaine sainte n’est pas, on le sait, un roman historique, « théâtre d’apparences masquant le vrai jeu de l’histoire qui se passe dans les coulisses et dans les structures cachées où il faut aller le dépister »19. La faute en revient au monologue intérieur, qui dit la variabilité, le tremblement des certitudes.

  • 20 Bien identifiables ici, en de multiples occurrences, qu’il s’agisse du stationnement du soldat Arag (...)

7Si le récit-cadre conserve encore du Monde réel la narration hétérodiégétique à la troisième personne, ce grand admirateur de Stendhal qu’était Aragon s’autorise désormais toute liberté en matière d’intrusions d’auteur, selon la formule consacrée de Georges Blin, quand bien même les critiques ont dès longtemps souligné que mieux vaudrait parler d’intrusions du narrateur, pour autant que l’auteur ne se manifeste pas directement au moyen d’indices biographiques décelables20.

8Le procédé prend effet dès l’incipit, qui permet de saisir les enjeux premiers du livre quand est questionnée – par Théodore ? par Aragon ? – la capacité d’un Français de fraîche date à faire corps avec les événements : « Qu’est-ce qu’il pouvait comprendre au dévouement de toute une jeunesse, lui qui avait servi le Buonaparte, à tous ces garçons accourus de leur province autour des Tuileries et du Roi … ? » (29, 30). Dès cette première manifestation du style indirect libre, dont on ne sait encore s’il faut y voir un monologue intérieur ou une intrusion d’auteur, le protocole de lecture se déploie pour signifier que c’est d’une certaine idée de la France qu’il sera question ainsi qu’Aragon devait le confirmer dans l’entretien accordé en décembre 1958 à Pierre Dumayet, présentateur de « Lectures pour tous » : le sujet du roman est peut-être moins Géricault que la France. Une France que ceux qui s’arrêtent au contenu thématique prendraient un peu vite pour une France féodale et monarchique, si l’appellation distanciative de « Buonaparte » ne faisait tourniquet et n’invitait à faire toute sa place à la notion de point de vue, qui préside à la vision. Voilà le lecteur prévenu du caractère partisan de toute énonciation.

9Alors, telle une épiphanie, la bride lâchée au discours indirect libre n’anime pas seulement la fresque ; inflationniste, sous les espèces du monologue intérieur, il participe de la vision stéréoscopique et concourt à nourrir l’ambiguïté de la situation telle que la vivent les acteurs de l’histoire qui successivement assurent la prise en charge d’un récit qui saute d’un personnage à l’autre en une ronde endiablée où la délégation de parole est tour à tour confiée au duc de Berry (29 : 150), à Virginie Oreille, sa maîtresse (29 :158) et au républicain François, qui est aussi son amant (29 : 159), au père jésuite Élisée, chirurgien du roi (29 : 162), au gouverneur de Paris, le général Maison (29 : 167), qui médite sur les trahisons du passé et sur un avenir opaque : « personne ne savait rien » (29 : 168), à Théodore Géricault, ci-devant peintre en déshérence et mousquetaire du roi (29 : 172), à César de Chastellux (29 : 180 ; 30 : 276), au maréchal Macdonald (29 : 196), à la duchesse de Massa (29 : 222), au duc de Richelieu 29 : 232, à Marmont, duc de Raguse (29 : 244), au colonel Fabvier (29 : 253), à Victor-Louis de Toustain (29 : 254), à Céleste de Durfort (29 : 259), à Denise, modeste logeuse sensible aux séductions du poétique Lamartine (29 : 268), à Robert Dieudonné (29 : 322 ; 30 : 128), à Léon de Rochechouart (30 : 83), au tourbier Eloy (30 : 117), au colonel Simmoneau (30 : 124), à l’amateur de bonne chère qu’est Louis XVIII, jamais avare d’une rosserie quand il s’agit de compromettre le Petit Château (30 : 153), à Alexandre Berthier, que rongent son adoration pour Mme Visconti, sa vieille maîtresse, et sa fidélité quand même à la grandeur de l’Empire (30 : 171), à Simon Richard, sublime colonel Chabert trahi par sa coquette de femme (30-199) et à Tony de Reiset, le séducteur de l’infidèle (30, 204), au duc d’Orléans, Louis-Philippe, qui attend son heure (30 : 220), au comte d’Artois (30 : 253) qui entend, lui, proroger pour le duc de Berry les très riches heures connues par les fils de Saint-Louis…

10Ramené sur les terres qui lui ont été données en apanage, comme l’ancien comte de Lille, son royal frère, par les aléas de l’histoire qui commandent de réfléchir à sa circularité et peuvent même faire crier au cercle vicieux, les pensées qu’il roule en sa tête sont mêlées des souvenirs du précédent exil et l’émigré se reconnaît de nouveau à la croisée des chemins, comme au temps de la Révolution, quand les rappels cuisants des humiliations vécues en Vendée et à Holyrood interdisent tout revenez-y de ce côté. Abolissant la distance entre le temps de l’action et le temps de la narration, le monologue intérieur participe de cette entreprise de confusion des temps que potentialise l’application de la stéréoscopie et s’avère un instrument décisif dans la réflexion engagée sur le sens de l’histoire.

  • 21 Victor Hugo, « Hymne », Les Chants du crépuscule (1835).
  • 22 Louis Aragon, « Je vous salue ma France », Le Musée Grévin (1943).
  • 23 Sans cesse, par le biais de souvenirs, que le monologue intérieur est évidemment propre à faire sur (...)

11Un peu plus tôt, le dimanche des Rameaux avait vu Théodore méditer sur son « engagement » et tâcher, lui aussi, de trancher la question – que Lénine a établie révolutionnaire – du « Que faire ? ». De Bakhtine, Aragon n’a pas repris que le dialogisme : il a également retenu le fonctionnement du chronotope et c’est le génie des lieux, celui d’un sol où l’on bute à chaque pas sur une histoire qui est celle de la France éternelle que chantait Hugo21 et qu’Aragon, retrouvant ses accents, vient d’exalter, « De Lille à Roncevaux, de Brest au Montcenis », dans ce « Pays qui chante : Orléans, Beaugency, Vendôme ! »22 qui préside à la superposition des temporalités et conduit une interrogation sur l’histoire, qui anime Théodore : « les hommes de Babeuf qui venaient écouter des chansons, un jour dans cette plaine de Grenelle où j’étais tout à l’heure… quel tour aurait pris le monde si les Égaux avaient réussi ? » (29 : 54)23.

  • 24 Balzac à sa sœur Laure Surville, 30 avril 1849, Correspondance, V, éd. R. Pierrot, Paris, Garnier, (...)
  • 25 « L’histoire est un roman vrai », Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1978 : 10. (...)

12La question est moins de savoir si l’on peut réécrire l’histoire, qui nous reverserait du roman historique vers les espaces de la politique-fiction, que d’enregistrer la présence d’un conservatoire des lieux de mémoire qui ont fait la France, lesquels attestent de ce qu’une nation est en marche, qui n’en a pas fini d’accoucher d’elle-même. Une grande nation, qui s’éprouve une et indivisible, au risque de faire bouger les lignes de clivages politiques qui sont bien loin d’épuiser la complexité de cette « opposition qui s’appelle la Vie »24. Sa plaine de Grenelle, Macdonald la rencontre, lui, dans cette plaine du Nord toute aux souvenirs de Valmy, de Jemmapes, où il peut oser se l’avouer : « les soldats de Jemmapes, ils mettaient à tout de la grandeur » (29 : 207-208), dans une (con) fusion des discours qui recouvre l’union sacrée – réalisée par Napoléon – des compétences au service de l’idée nationale. Le souvenir de Dumouriez l’y poursuit, activant la rencontre des époques : « Le Maréchal, dans sa rêverie éveillée, confondait les journées, les visages » (29 : 210), « Voilà qu’il s’en retournait par là-bas, maintenant, en 1815. On ne pouvait plus rien comprendre aujourd’hui de ce qui était alors, ni les institutions, ni les hommes », qui sont pourtant les mêmes, ainsi Maison, Macdonald, « Mais alors, qu’aurait-il pensé de la situation où il était aujourd’hui ? » (29 : 211). C’est, en effet, la vraie question : « l’injuste c’est de regarder un homme d’alors, ou avec les yeux d’alors, ou avec les yeux d’aujourd’hui, les yeux d’une autre morale. Il faudrait le voir pas seulement comme le voyait Léon de Rochechouart ou Exelmans, comme le verront Seignebos, ou Mallet, mais comme il se voyait lui-même » (30 : 161). Le tribunal de l’histoire, pour être équitable, doit instruire contradictoirement. Le système panoptique qui organise le récit en est le garant, où chacun des témoins fait tour à tour entendre comme un examen de conscience qui éclaire les procès en cours. Dans ce roman où la focalisation est tour à tour déléguée à une multitude de personnages, sans exclusive aucune commandée par leurs options politiques, chacun assume une part de vérité et est reconnu partie prenante du grand récit qu’est devenue l’histoire – ce « roman vrai »25 pour Paul Veyne –, à l’heure où la réalité ne peut plus raisonnablement se concevoir que sous les espèces de l’étoilement. Roman philosophique autant qu’historique où s’invite Socrate tant apprendre à se connaître, à se connaître face aux tourmentes de l’histoire, est l’un des enjeux du récit, le monologue intérieur en étant l’un des ressorts les plus efficaces quand, par sa subjectivité assumée, il peut se lire comme une réponse énonciative à cette question dont on comprend qu’elle est en avant.

  • 26 Certains, comme François, se prennent à rêver tout bas : « Les Rois, c’est l’étranger chez nous, et (...)
  • 27 C’est en tout cas la leçon que retient le Mémorial du retour de l’île d’Elbe : « Je revenais un hom (...)
  • 28 Aux nouvelles du retour de l’Empereur, on a envoyé en avant les bijoux de la Couronne, « On pouvait (...)

13La conjugaison des événements au potentiel – « quel tour aurait pris le monde si les Égaux avaient réussi ? », quel tour prendrait-il si Napoléon revenait, comme il le prétend, dépouillé de la peau du lion donner à ses peuples l’acte additionnel aux constitutions de l’Empire ? Serait-ce toujours la guerre sans fin sous le règne d’un tyran26 ou (re)tournerait-il enfin au héros de la coalescence nationale ?27 –, comme autant de prolepses fantasmatiques, sont ainsi vidées du contenu mantique qu’elles sembleraient devoir revêtir, et ce d’autant plus qu’elles constituent, au vrai, des analepses dans un roman historique (sic) écrit à distance d’un siècle et demi où elles ont pour fonction de caractériser les orientations du récit, dont la logique se voit prolonger jusque dans la retraite de 1940 (30 : 338, 340), quand cette colonne qui s’ébranle et gagne le Nord en un sauve-qui-peut halluciné préfigure la course à la mer et la défaite, « la longue histoire des siècles mise en échec » (29 : 181). Un dispositif à longue portée qui veut que les prolepses à valeur d’analepse décapent tout messianisme en histoire. Le colonel Fabvier l’éprouve à plus court terme lorsque, tentant de reconstituer un itinéraire que personne ne connaît, et alors que les ordres n’arrivent pas, il recense les perspectives qui s’offrent au roi : « Il y avait ceux qui voulaient que le roi gagnât la Vendée et se mît à la tête des Chouans, où l’avait précédé Monseigneur le Duc de Bourbon. Une belle idée pour se rendre populaire ! » (29 : 83). La duchesse de Berry, qui tentera l’équipée que l’on sait en 1832, n’avait sans doute pas lu Aragon, en dépit des mécanismes de recouvrement des temps mis en œuvre ! En servant l’impression immédiate, le monologue intérieur se révèle d’un grand rendement, en ce qu’il emporte une expressivité maximale. Non seulement le commentaire de Fabvier, qu’autorise la technique du monologue intérieur, assure la diffraction maximale des points de vue, mais la véritable efficace de cette option narrative réside dans le rôle d’instance de jugement qu’elle remplit, qui met en évidence combien les Princes n’ont rien appris, rien oublié en même temps qu’elle met à nu leur peu de sens, politique comme moral28.

Tel est bien, en tout cas, l’un des rares fils narratifs que le récit maintienne de bout en bout, depuis la focalisation liminaire, dont il est d’abord difficile de préciser qui elle concerne de Théodore ou du narrateur extradiégétique, avant qu’elle ne s’attache aux officiers de la Maison du Roi, désarçonnés par la désastreuse gestion de la crise politique : « L’exercice, un dimanche ! Ils avaient perdu la tête, non ? Jusqu’à quand cela durerait-il comme cela ? Hier, les journaux disaient que les troupes royales étaient rentrées dans Grenoble et Lyon. C’est l’un ou c’est l’autre, mais cette façon de tenir les compagnies en alerte ! » (29, 30-31). Au-delà de la dimension ludique, si prégnante dans l’écriture aragonienne, l’intérêt d’un tel discours est précisément de mettre à mal une logique binaire qui ne peut ouvrir que sur le manichéisme, la stéréoscopie, articulée à une stéréophonie généralisée, devant permettre de donner à entendre une appréciation contradictoire de la situation. En ce sens, l’efflorescence du monologue intérieur sert à acclimater la parole de l’autre dans son propre discours, et à porter sur lui le doute. C’est la fonction du second monologue intérieur de Théodore que de l’enregistrer quand, sur le trajet qui le ramène de la caserne chez son père, il n’est pas sans s’apercevoir que son uniforme de Mousquetaire gris n’est pas sans éveiller une certaine hostilité… ni sans philosophiquement s’en accommoder : « Après tout, on peut les comprendre … » (29 : 38).

  • 29 Aragon, J’abats mon jeu, op. cit. : 157.

14L’usage généralisé du monologue intérieur, avec le décentrement qu’il conduit, le flot d’incertitudes qu’il charrie, participe aussi, paradoxalement, de cette « objectivité » que la critique a unanimement reconnu à Aragon ou, à tout le moins, du désir d’objectivité d’un Aragon pleinement conscient des « limites de [s] a vision »29. Pilier d’un cheminement dialectique, le monologue intérieur, loin de s’épuiser en contradictions centrifuges, sert le retour sur soi et le repérage de permanences, sous les ruptures apparentes, qui écartèlent Théodore : « je n’avais pas voulu être soldat de Napoléon, qu’est-ce qui m’a pris à me faire mousquetaire de Louis XVIII ? » (29 : 50). « Fallait-il partir pour Melun ? Se battre contre d’autres Français ? » (29 : 71). Un dilemme que partagent d’autres soldats habillés pour on ne sait quel destin : « fallait-il se joindre aux chasseurs de la garde ? fallait-il reprendre les trois couleurs ? » (29 : 74-75). Sans compter que choisir une option – comme un coup de force narratif le fait pour un Théodore initialement bien décidé à ne pas quitter Paris dans les fourgons du roi avant, malgré nous avant la lettre, désigné pour escorter le royal équipage, de se tenir pour prisonnier d’une parole qu’il n’a pas donnée – ne lève en rien les incertitudes quand sans cesse revient, insistante et existentielle, la seule question qui vaille : « Qu’est-ce qu’on faisait là ? » (29, 75). Nul ne le sait : ni les acteurs de cette épopée dérisoire, piétons de la nuit battus par la pluie, enfoncés dans la boue, égarés, déroutés ; ni les donneurs d’ordre ces Bourbon dont les voitures décrivent un absurde ballet fait de volte-face et de tête-à-queue, incapables qu’ils sont de définir un cap (les Flandres ? l’Angleterre ?) ; ni même les augures, en l’espèce de ces historiens à qui les arcanes de l’histoire demeurent manifestement hermétiques, mêmes replacées dans un temps plus long. Car ce n’est certes pas Augustin Thierry, rencontré dans un café du Palais Royal, qui pourra éclairer Théodore et l’expert lui-même, « cherchant le sens de cette vie et de ces massacres » (29 : 125), est réduit à quia :

On aurait tant voulu croire à tout. L’Empereur était à Moscou, il venait d’Espagne des nouvelles sinistres. Mais qui sait ? Peut-être encore tout cela allait-il prendre sens… Ah, si Napoléon, brisant l’empire des tsars, donnait la terre aux paysans, abolissait le servage ! Le terrible, c’était les Espagnols… il en venait à Paris… ce qu’ils racontaient ! Cette haine de la France ! Est-ce qu’on avait fait la Révolution pour se faire détester par les peuples ? Ou pour que Junot parade à Lisbonne, et Marmont… Mais peut-être que tout cela n’était qu’apparence, contradiction apparente … Au bout du compte, nos armes portaient le progrès » (29 : 124).

  • 30 Edgar Quinet, La Révolution, précédée de la Critique de la Révolution, Paris, Hachette, 19e éd. [s. (...)
  • 31 Ibid., III : 327.

15Au-delà de la question de l’exceptionnalité du destin français et de la mission qu’assume la France dans le concert des nations, qui est à la fois d’alors et d’aujourd’hui, pour le dire avec Aragon, ou d’autrefois et de maintenant, pour parler comme Benjamin, on reconnaît dans la bouche de l’historien une interprétation de la Révolution comme « avortement », « Efforts de géants, résultat nul »30, qu’Edgar Quinet devait, plus encore qu’Augustin Thierry, développer : «… que reste-t-il […] de la Révolution politique ? Un idéal, un drapeau, qui flotte sur l’abîme, et où sont attachés les yeux du genre humain. Jamais plus grand naufrage et plus rayonnants débris. Trois paroles laissées en héritage au monde et des millions d’hommes morts vainement pour elles »31. Et c’est cette interprétation de l’acte de naissance de la nation française en termes de détournement, de captation et de fraude qui fonde la méditation sur la trahison qui traverse tout le roman, débordant, on l’a vu, sur la France contemporaine qui en est historiquement solidaire.

  • 32 À quoi il faudrait évidemment ajouter les expressions de la trahison amoureuses : le jeune Firmin, (...)
  • 33 Chateaubriand, Œuvres Complètes, XI, Paris, Penaud Frères, 1849 : 474.

16Tous en sont comptables, à commencer par Géricault, que ses scrupules d’honneur, « lui pour qui là est l’honneur même, quand la fidélité est gardée à ce qu’on ne croit pas », embarquent, contre son sentiment, au risque d’être forcé à de plus fortes forfaitures : combattre d’autres Français, abandonner la patrie, renoncer à l’Art. Il n’est pas un personnage qui ne se frotte au soupçon de trahison. Marmont, évidemment, ce duc de Raguse dont la conduite douteuse a laissé à la langue française le terme honteux de ragusade. Mais, avec lui, tous les maréchaux couverts d’honneurs et de bienfaits par Napoléon et que voilà maintenant attachés à la Maison du Roi. Macdonald, qu’on a vu dans la plaine du Nord comme Macbeth sur la lande poursuivi par des spectres. Et le fidèle Berthier, honest Iago32, qui ne sait que suivre et se ronger les ongles et dont le suicide tranchera les déchirements. Mais ni les grands hommes ni les augustes personnages ne sont à l’abri de cette imputation. Napoléon, dont Chateaubriand disait : « Bonaparte n’a péri que parce qu’il a été infidèle à sa mission : né de la république, il a tué sa mère »33. Le comte d’Artois, suspect d’avoir, par sa couardise, trahi la cause vendéenne en faisant manquer le débarquement de Quiberon. Le duc d’Orléans, percé à jour par César de Chastellux : « Se pourrait-il qu’il y eût calcul de la part de Louis-Philippe ? qu’il cherchât à placer à la tête des régiments dont il disposait des hommes susceptibles de participer à un coup d’État ? Quand il était encore duc de Chartres, dans l’armée de Dumouriez, n’avait-il pas été le candidat de ce général, et des Girondins contre Louis XVI ? » (29, 180), Louis-Philippe dont la double trahison est rappelée : « Trahir un jour la République, un jour son Roi… » (20 : 183)…

17Une telle labilité autorise un questionnement axiologique qui est aussi le fait du narrateur : « Trahir ? Quand avait-il trahi, Ney, hier ou l’an dernier ? Il y avait une telle confusion en toute chose : tel qui était un héros la veille, le lendemain on le tenait pour un traître. Et ceux qui changeaient de camp étaient-ils vraiment des traîtres ? » (29 : 43). Poser la question suffit sans doute à y répondre : « Tant de traîtres, ce n’est pas possible » (29 : 43).

18Les méandres du monologue intérieur précisent et explicitent la parole du narrateur extradiégétique. Avant même la fuite qui lance l’action, le chapitre « Le Palais royal aux Lumières » s’affiche lieu géométrique des interrogations du texte, qui jette un éclairage cru sur un centre du pouvoir en rien moins arbitraire qu’avant l’avènement des Lumières, traîtresses elles aussi à leurs promesses. Fanal trompeur, elles tiennent au moins du clair-obscur et ne sont peut-être pas pour rien si « jamais pour Théodore un tableau n’est assez noir ». Si le narrateur y pose que « Théodore ne croit plus à rien » (29 : 111), avant d’aggraver le constat : « Théodore ne croit plus à rien, ni à personne » (29 : 112), le style indirect libre qui s’y donne cours vaut ampliation de cette affirmation quand Géricault, « comme un peintre entre deux tableaux […] n’a que l’envie de jeter ses pinceaux, rien en lui ne monte qui l’exalte, il a l’amertume de la duperie plein la gorge » (29 : 114).

  • 34 Interview parue dans Heures claires, 10 janvier 1959. Cf. aussi Patricia Principalli, « Du roman de (...)
  • 35 Aragon, Œuvres Romanesques Croisées, 26, 316.

19Cette semaine qui renferme l’action joue, on l’a vu, comme un miroir grossissant et concentrique de questions qui portent au-delà. Aragon l’avait voulu ainsi, qui expliquait avoir renoncé à son projet premier qui devait s’intéresser, plutôt qu’à Géricault, à David d’Angers, lequel aurait couvert 42 années, de 1814 à 1856, pour « centr[er] l’action sur cette semaine particulièrement typique tout à la fois comme clarté et comme confusion (clarté des événements, confusion des esprits) »34. Sans doute aussi la substitution du peintre au sculpteur autorisait-elle des métaphores plus porteuses, à même d’embrayer sur l’impressionnisme des sensations et des sentiments, en accord avec ce que porte l’après-dire au Monde réel : « la peinture, rompant avec des procédés séculaires, a peut-être été au-delà de la poésie, pour ce qui est de la vision […] c’est le peintre qui donne à voir et pose à l’œil des questions »35. En ce sens, l’esthétique du tableau dispense du commentaire et fait primer le regard, sinon sur la voix, du moins sur le logos.

20C’est ainsi que, terrifiante mise en abyme, Géricault « est ce cuirassier vaincu qu’il a peint […] Maintenant cette tragicomédie où une cour chasse l’autre, où les locataires changent dans les beaux hôtels de Paris, et l’on va assister de nouveau à la distribution des places, c’est un spectacle désordonné qui ne peut être soumis à aucune raison organisatrice, et non ! Théodore ne peindra pas demain le retour de l’île d’Elbe, où tout s’ordonne sur le geste de convention de l’Empereur, non ! ni cela ni cette pourriture qui tient encore les Tuileries » (29 : 115). Non possumus pleinement conforme à la reprise anaphorique qui vient pour la troisième fois avertir le lecteur – « Ce soir, Théodore ne croit plus à rien ni à personne » (29, 119) –, que glose le monologue intérieur : « S’agit-il de sa peinture, d’ailleurs ? ce soir où, au Pavillon de Flore, se déchire le tissu de l’histoire, où l’on entend dans l’ombre les voix discordantes de ce peuple oublié, rangé, semblait-il, une fois pour toutes, sous le drapeau blanc, les lys, et qui chante par moments sous la pluie dans la rue, où règne une agitation sourde et incompréhensible. Ce soir où l’on dépend, au Salon qui ferme, L’Officier de chasseurs qui a le corps d’un grenadier du Roi, et la gueule d’un républicain » (29 : 119-120).

  • 36 C’est ce qui fait que l’on respecte, comme Macdonald, dans le « roman » de Berthier avec Mme Viscon (...)

21Le monologue intérieur assume la part d’indétermination qu’emportent et le jeune Géricault et l’époque, l’un et l’autre en suspens entre deux bords vers lesquels ils sont susceptibles de basculer. Témoin la toile peinte par l’artiste en 1812 qui, de même qu’une conversation de 1813 (29 : 61) peut se surimposer aux propos de mars 1814, contient et Eckmühl et Tilsit et la campagne de France (29, 69). Combinaison de deux modèles de ses amis aux options politiques opposées, le républicain Robert Dieudonné et le royaliste Marc-Antoine d’Aubigny, la toile assume une dimension palimpsestique : «… il avait eu le sentiment d’avoir fait un monstre hybride du Républicain et du grenadier de La Rochejaquelein… comme de ses contradictions propres » (29 : 70). Si l’artifice de la composition – trouvaille d’un Théodore qui n’est d’aucune coterie – permet de ménager l’aperture maximale des positions politiques, la trahison n’en est pas pour autant écartée, qui hante un texte qui se construit sur la coïncidence de la semaine pascale de 1815 et du référent biblique où les figures du rédempteur et de Judas ouvrent un questionnement sur l’engagement, la foi36 et les valeurs, sur l’éthos. En l’espèce, elle s’insinue dans l’identification, coupable de figer le sens et d’empêcher l’exercice de la dialectique : « cela avait peut-être été son erreur d’avoir intitulé, pour le Salon, ce tableau-là, Portrait de M. D.… lieutenant de chasseurs… et de n’en pas avoir fait un anonyme, le soldat qui a gagné ses galons dans la poudre, le sang, la fumée… » (29 : 70). Il est vrai que le soldat inconnu n’est pas encore à l’honneur.

22Mais, tout sollicité qu’il est à l’horizon du texte, l’hypotexte biblique ne fait pas pour autant de La Semaine sainte un roman de la révélation et c’est tout le jeu du style indirect libre que de le dire, quand seules demeurent, persistants, les questions et les doutes…

23Pris entre deux feux, la guerre sans fin avec Napoléon, les plates intrigues avec les Bourbon, on ne peut donner son adhésion nulle part et c’est des « yeux pleins de bitume » (29 : 115) que Géricault porte sur un avenir que n’éclaire nul lendemain qui chante. Il n’y a pas de recours. Si ce n’est dans les chevaux. Et dans l’art, et encore, à condition d’avoir suffisamment fait sa paix avec la vie. Si, comme dans les romans précédents, une forme de conscience naît de la rencontre à la fois avec le réel et avec l’amour, contrairement à ce qu’il s’y passait, il ne s’agit plus d’une révélation portée par l’exaltation quand cette communauté de vues passe désormais par le désespoir et quand l’espérance de conquêtes collectives le cède désormais au repli. Aussi le bilan que Théodore retient de la Révolution, loin d’être globalement positif, est-il bien près de ressembler à celui qu’en tire un Quinet : « nos pères […] ont cru […] à un vrai bouleversement du monde. Toutes les idées généreuses et grandes… et pour aboutir à quoi ? À ce bain de sang. À ces crimes » (30 : 271).

24Mme Roland l’avait déjà dit : liberté, que de crimes on commet en ton nom ! S’il s’ensuit que l’héritage de l’oncle conventionnel et régicide, régulièrement invoqué, n’est pas recevable en l’état, et, moins encore la prudence paternelle qui consiste à se tenir au-dessus des factions et, se refusant à aventurer la meilleure part de soi, à se réserver pour des temps meilleurs, le parti royaliste n’a rien de grand à proposer, pas même l’élévation de ses principes, et l’épopée à rebours vécue par Géricault vaut terrible dessillement : « il se demandait une fois de plus ce qu’il était venu faire là. Au moins, si à défaut de raisons de vivre, dans cette curée, il avait trouvé des raisons de mourir ! […] Au moins des raisons de mourir… » (30 : 293).

  • 37 « Maintenant, le règne des banquiers va commencer ». Ce mot du banquier Laffitte, qui ne figure pas (...)
  • 38 Au reste, cet habit qui lui colle à la peau comme une étiquette d’emprunt, Géricault l’avait déjà a (...)

25L’horizon des vies parallèles étant partie intégrante du mode de fonctionnement d’un texte qui joue de l’anachronisme comme d’un révélateur, l’arbre généalogique de famille d’H... donnant matière à prolonger les points de fuite jusqu’à l’avènement de la Monarchie de Juillet en 1830 qui signe celui de l’argent-roi37, à la répression du populaire confiée au savoir-faire de Cavaignac en 1848, à l’invasion prussienne de 1870, à l’horreur nue de Dachau et aux ratlines du Vatican, réseaux d’exfiltration des nazis vers l’Argentine (29 : 295-296), c’est au-delà des seules sociétés que s’appliquent – réfraction et diffraction – les jeux de l’homologie, qui s’imposent aussi aux destins individuels. Difficile, en effet, de ne pas voir que l’histoire romancée de Géricault est aussi celle d’Aragon, qui retrace le parcours d’un artiste affronté aux tourmentes de l’Histoire et son éveil à la conscience, tant politique que morale. Le passage qu’enregistre le roman du « il » au « je » autorise d’ailleurs la confusion, qui prête à Aragon le parcours artistique, politique et moral de Géricault. C’est sur la base de l’engagement que se fait ce tourniquet, au moment où le Géricault du roman prend conscience de ce qui le sépare du parti dont il porte l’uniforme et se découvre plus proche de Napoléon qu’il ne le pensait, dans l’épisode capital de la « nuit des Arbrisseaux » où, caché dans le cimetière de Poix, il assiste à une réunion secrète de conspirateurs républicains, adhérents de « l’organisation », où l’a mené un Firmin qui s’est un peu trop vite fié au costume du mousquetaire pour se flatter qu’il ferait arrêter Bernard, le meneur, qui gêne ses amours avec sa patronne. Mais les signes, on le sait, sont duels, et l’habit ne fait pas le moine38. Là encore, la rentabilité du monologue intérieur est insurpassable en termes d’expressivité dès lors que la présence clandestine de Théodore n’a pas d’autre exutoire pour rendre l’effet de progressif brouillage qu’induisent les voix qui circulent sur un Théodore exposé à des paroles qui sont pour lui neuves, mais qu’il est prêt à recevoir depuis qu’au Palais Royal, il a prêté l’oreille aux « voix discordantes de ce peuple oublié » (29 : 119) :

Mais l’extraordinaire était qu’il se faisait en Théodore une sorte de changement profond, inexplicable, que ne justifiaient pas les propos tenus, la valeur des arguments, le développement d’une pensée. C’était comme un glissement d’ombres en lui, une simple orientation inconsciente. D’abord il n’y prenait pas garde, il se laissait emporter, puis il ressentit qu’il était emporté, sans encore porter de jugement sur ce fait. On est ainsi au théâtre, et il était au théâtre, on assiste à un drame ou une comédie, on n’en a pas choisi les données, on est pris au dessein de l’auteur, il vous conduit sans que vous sachiez où. […]. Il fallait à Théodore pour suivre ici l’histoire qu’il prît parti d’une façon ou de l’autre, que sa sympathie allât à ces acteurs-ci contre d’autres. Et voilà où la chose se faisait singulière dans ce mousquetaire du Roi, ce Don Quichotte du vieux monde en fuite, tout se passait, suivant ces dialogues heurtés, comme s’il eût pris le parti de Napoléon […]. Non, Napoléon, ce n’était pas forcément la guerre, mais assurément c’était la dispersion de cet absurde univers auquel le liait l’uniforme rouge… (30 : 42-43).

  • 39 Intrusion déjà manifeste à Beauvais lorsque, sur les traces de Géricault, l’arrivée du train royal (...)

26Alors l’auteur d’intervenir à la première personne39 à la faveur d’un anachronisme délibéré qui entraîne son lecteur dans le Sarrebruck de 1919 (30 : 44) :

[…] j’étais d’un côté, pas de l’autre. Pas le choix. C’est alors que je sentis en moi, comme une panique, ce sentiment qui dut envahir, derrière le cimetière de Poix, dans le bois des Arbrisseaux, le mousquetaire Théodore Géricault, c’est alors que je sentis en moi brusquement que ces inconnus menaçants, ces Boches, c’étaient eux ce soir-là qui avaient raison, dont la résistance exprimait tout ce qu’il y a de grand et de noble dans l’homme… Et alors, nous ? Nous ! » (30 : 46).

  • 40 Georg Lukács, Théorie du roman, Paris, Gallimard, « TEL », trad. franc. 1968 [1920] : 60-63.

27Le « nous » et la relation d’inclusion qu’il suppose, intégration du « je » à une communauté supérieure qui meut son action et le raccorde à la cité, est l’un des enjeux que, sous couvert de l’énonciation, pose le roman, et l’aposiopèse qui conclut ici la phrase laisse assez à deviner ce qu’il peut en être. Le « nous », pronom marqueur de l’épopée pour Lukacs40, résiste mal ici, l’épopée supposant un sens du collectif qui n’est plus ici qu’un idéal, qui se conjugue, lui, à l’irréel du passé. En tout cas jusqu’à cette scène cruciale, qui réoriente le roman.

28Théodore vient de découvrir les autres (30 : 51), leur être propre, leurs intérêts divergents : un monde pluriel. Au risque de libérer des forces centrifuges : « il vient d’entrer dans le monde de la tragédie ». Car ces voix qui disent le contradictoire du réel interdisent de fait toute action, sachant qu’il n’y a pas moyen d’être d’accord avec soi-même : « Il ne peut pas entrer dans ce colloque, et si on le découvrait, comment pourrait-on voir en lui autre chose qu’un criminel, un espion, un être vil ? » (30 : 51). Or, c’est sa probité, son humanité, mieux, son humanisme, qui le mettent sur la route d’autrui. Mais cette vérité n’est pas audible : ils ne le / la comprendraient pas.

  • 41 Aragon, Œuvres Romanesques Croisées : 303.

29Est-ce ainsi que les hommes vivent ? En tout cas, c’est précisément au moment où est constatée cette défaite de la transitivité qu’une nouvelle fois Aragon remotive la correspondance entre le Poix de 1815 et la Sarre de 1919 pour se mettre sur la même ligne que Géricault : « À Voelklingen, ce que je redoutais, moi, c’était qu’on les tuât, les autres, devant moi, en mon nom, sans que j’aie pu leur dire ce que je ne m’étais pas même dit à moi-même… » (30 : 52). « Tout est toujours à recommencer » (30, 66). Le doute, il est vrai, était au principe même du roman, dans l’échec de ces Communistes qui l’ont précédé et dont Aragon note : « dans ces années […] où j’écrivais Les Communistes, peut-être pour cela même, et encore les années tout de suite après, j’étais la proie en même temps de cette certitude qui était ma vie et d’un doute affreux qui me venait je ne sais d’où. C’est cette contradiction qui me faisait écrire. Et voilà que, sans doute parce que la lumière était si forte, on ne voyait plus dans ce que j’écrivais que la lumière, comme si la lumière n’engendrait pas l’ombre, et pouvait être lumière sans remuer les ténèbres »41. Géricault, avec ses yeux de bitume, rétablira la part d’ombre, sans qu’elle éclipse jamais la lumière.

  • 42 Zola, Germinal, quatrième partie, chapitre VII.
  • 43 « Une exaltation religieuse les soulevait de terre, la fièvre d’espoir des premiers chrétiens de l’ (...)
  • 44 Aragon, « Il m’arrive parfois d’Espagne », Elsa (1959).
  • 45 Aragon, « Il n’y a pas d’amour heureux », La Diane française (1944).
  • 46 « chacun sait que je suis plus du côté de Stendhal que de celui de Balzac », Aragon, J’abats mon je (...)
  • 47 Le référent balzacien y assume clairement une fonction métapoïétique, notamment s’agissant de Cécil (...)

30À ce titre, la performance et l’efficace du roman passent aussi par la mise sous tension au niveau des procédures d’énonciation des blocages dont, en 1958, on ne peut plus ignorer qu’ils travaillent le monde réel et, partant, par l’abandon d’un certain messianisme bien lisible dans l’intertextualité qui innerve la scène des Arbrisseaux, qui réinterprète la réunion secrète nocturne que le Zola de Germinal avait déjà située dans une clairière42. Mais si Lantier, prêchant le grand soir à ses « camarades », emporte l’adhésion de son auditoire43, rien de tel chez Aragon, où la note est sensiblement plus pessimiste : « on ne les persuadera de rien, il faudra un siècle pour les persuader de quelque chose, et trois révolutions » (30, 53). Le clivage qui sépare le « je » du « ils » rejoue en une opposition « on » / « nous », la question de l’implication des actants dans leur propre histoire passant prioritairement par la discrimination entre un « nous » plein et inclusif, aux frontières bien délimitées, et un « on » dont Heidegger a bien montré tout ce qu’il supposait de flou, de dilution des responsabilités, de potentielles manipulations à l’heure où la psychologie des foules devient un instrument de gestion des masses. Et si tout n’est pas perdu, nonobstant l’extension du domaine du « on », c’est que l’avenir dure longtemps… Ainsi, ces vers contemporains de La Semaine sainte, « Un jour viendra que l’homme gagne / Hier s’achève par demain »44 qui répondent à ceux de La Diane française : « Rien n’est jamais acquis à l’homme. Ni sa force / Ni sa faiblesse, ni son cœur. Et quand il croit / Ouvrir son cœur, son ombre est celle d’une croix / Et quand il croit serrer son bonheur il le broie / Sa vie est un étrange et douloureux divorce »45. Si Aragon a toujours affirmé être plus proche de Stendhal que de Balzac46, c’est pourtant avec ce dernier que la convergence est ici manifeste, dans ce cimetière qui, comme pour Rastignac dans Le Père Goriot, détient les clés de l’avenir quand, comme Cécile Wisner dans ces Communistes inachevés47, il repasse sa vie à l’aune des Illusions perdues, alors même que, pour Théodore, la scène semble se rapporter à un autre opus balzacien, Un début dans la vie, tant ce qu’il entend le métamorphose.

31Et ce précisément lorsque le « colloque » (30 : 51) implique étymologiquement le dialogisme et semble postuler une parole libérée et libératrice. De fait, malgré le brouillage qu’introduit l’usage du dialecte picard dans le canal de communication, la prise de parole de M. Joubert semble d’abord devoir embrayer sur un unanimisme fédérateur : « Tout n’atteint pas tout le monde : à chacun son picard… mais, au fond, ces paroles-là, ce sont celles que Géricault peut comprendre », « il y retrouve bien des conversations de son oncle le régicide », de multiples « échos », « la voix d’une longue fidélité, et la question pour lui n’est pas de savoir si M. Joubert, en tout, dans le détail, a raison, mais ce qu’il ressent, lui, de ses paroles, c’est cette fidélité que l’orateur exprime » (30 : 53-54). Mais Bernard, gardien de l’orthodoxie, coupe Joubert comme, mettant l’accent sur l’émergence d’une conscience collective, il cherche à établir une solidarité inclusive à coups de pronoms de première personne du pluriel : « Qui, nous ? ».

32Tout concourt à établir ce passage comme décisif, quand, profondément impressionné par cette scène véritablement primitive, retrouvant Bernard dans un estaminet, Théodore est encore pénétré de « cette leçon brutale (Qui ? nous !) » (30 : 92) qui transfigure le roman historique dénié en roman de formation :

Oui, il suivait la Passion royale en cette Semaine sainte, sans croire à la mission des fils de Saint-Louis. Oui, changer de cocarde, ce n’était pas changer, pour lui, d’idéal, mais d’illusion. Et le brusque coup de frein (Qui ? nous ?), plus que tout le reste avait secoué Théodore. Oui, qui, nous ? Il hésitait à se donner la réponse, à mettre sur ce nous-là des visages, ceux de la misère entrevue ; avait-il, et pas seulement comme mousquetaire du Roi, un droit quelconque à se comprendre dans ce nous ? Il souffrait de ce sentiment d’être étranger à ce petit pronom personnel, à ce qu’il pouvait embrasser. Il se sentait même une certaine humilité devant ce nous, il était prêt à y demander, à y mendier sa place. Non pas dans la foule qui crie un jour Vive le Roi ! pour se parer le lendemain de violettes, non pas dans la cohue des demi-soldes, la curée de ceux qui se jugeaient frustrés, la chasse aux places. Mais bien dans cette immense masse sans nom qui paye au bout du compte de son sang, de sa vie, de son travail la lutte des puissants. L’y accepterait-on ? Avait-il même l’ombre d’un titre à s’y proposer ? (30 : 92-93).

33Au mieux, comme Marcel à la fin de La Recherche du temps perdu, d’abord partagé entre le côté de chez Swann et celui de Guermantes, Théodore finira par trouver son « moi », mais « les miens », « les nôtres », ces termes éminemment aragoniens qui marquent l’appartenance échouent à recouvrir une communauté. En attendant, l’interrogation prend tout son sens quand on décèle la référence intratextuelle aux Communistes, expressément cités comme un roman « inachevé comme la vie » (30 : 338-339), Jean de Moncey, qui incarnait déjà l’homme de bonne volonté cherchant son chemin dans l’action collective, se défendant d’en être :

  • 48 Aragon, Les Communistes, La Bibliothèque française, 1949-51, T.6 : 295.

« À nous ? dit Jean. Je ne suis pas communiste ». Cormeilles se mit à rire : « Voilà donc où tu en es ? La première personne du pluriel, déjà, pour toi, c’est le Parti ! » »48.

  • 49 Geneviève Mouillaud-Fraisse, « La question du narrataire », dans Histoire/Roman. La Semaine sainte,(...)

34Inclusif, le « nous », questionné, porte en lui l’exclusion. Loin d’être innocente, la question ouvre des abîmes, qui contient celle des renégats et des exclus du Parti. Si la logique du parallèle historique permet de demeurer dans l’implicite, le discours n’en est pas moins clair et quand Bonaparte est chargé du meurtre de républicains, « le général de la République faisant tuer les républicains évoque par analogie l’autre sang versé, celui des communistes par des communistes. « Mes camarades » désigne les victimes, mais naturellement les exécuteurs aussi étaient des « camarades », et les camarades des premiers. Là est le trouble extrême de l’appartenance»49.

  • 50 « Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos (...)
  • 51 Aragon, Les Collages, Paris, Hermann, 1965 : 21-22.
  • 52 Reste que l’inachèvement est en quelque sorte programmé comme le montre l’étude qu’Édouard Béguin a (...)
  • 53 Aragon, Le nouveau crève-cœur (1948).

35Si le déplacement temporel interdit que rien soit explicitement référé, que Bernard meure de désespoir témoigne peut-être d’une désespérance qu’il faut bien plutôt imputer au temps de l’énonciation, post 1956 donc. Bernard qui aura auparavant lâché : « Dans ce monde, tout est mensonge. L’amour, la liberté, le peuple » (30 : 105), avant de reprendre : « Tout est mensonge […]. Voilà des années que je travaille pour « l’organisation ». Aveuglément. Et si c’était là mon erreur ? Mais qu’y faire ? » (30 : 108). Et d’en venir à s’interroger sur « les siens ». Si c’est à Bernard, et non à Théodore, que revient la performance d’un tel discours, l’interprétation n’en fait pas moins sens, en écho à l’inachèvement des Communistes, qui devaient boucler un Monde réel impossible à figurer sinon, justement, sous les espèces des contours tremblants de la subjectivité. 7 ans séparent le dernier tome des Communistes de La Semaine sainte, 7 ans pendant lesquels Aragon renonce à toute écriture romanesque comme, peut-être, à un miroir promené le long d’une route trop sale50, 7 ans que ponctue une actualité chargée, marquée notamment par l’intervention des troupes soviétiques à Budapest et par la divulgation du rapport Khrouchtchev, ce « coup formidable porté à l’esprit de certitude que l’on résume par le nom du XXe Congrès »51. Faut-il alors voir dans La Semaine sainte la reprise, sur un autre mode, de l’entreprise interrompue après qu’aura été entrepris un inventaire critique de l’histoire du communisme ?52 D’autant que s’intercale encore entre les deux textes le poème du Roman inachevé (1956). Une entreprise qu’on ne peut plus concevoir linéaire, ni même vectorisée vers un avenir triomphant : avant même Blanche ou l’oubli (1965), où l’enfant de Marie-Noire, cet Oscar qu’on appelle Avenir – « Moi, si j’ai un fils, je veux qu’il s’appelle Avenir » –, est mort-né, un beau soir l’avenir s’appelle le passé53 et 1815 succède à la chronique du XXe siècle poursuivie des Cloches de Bâle aux Communistes. Mais, fût-ce en ligne brisée, la dynamique unitaire demeure, Aragon assumant là et remettant sous tension sa double filiation : celle du surréalisme et celle du réalisme socialiste, héritage à partir duquel il explore d’autres voies, ce qui suppose de renoncer aux certitudes et aux carcans du roman historique. De là la précision liminaire : « ceci n’est pas un roman historique » mais, aux dires même de l’auteur, « un roman tout court », soit, du fait de son énonciation dialogique où Bakhtine voit la spécificité même du genre, un formidable levier, dont la postface au Monde réel précise : « Peut-être que c’est [le roman] qui va sonner devant l’avenir les trompettes qui font s’écrouler les murs, les limites, et que, par lui, nous allons pénétrer dans l’homme, cet imprenable Jéricho » (ORC 26 : 317).

  • 54 De ce point de vue, le choix de Géricault pour personnage principal, finalement préféré à David d’A (...)
  • 55 Aragon sera on ne peut plus clair sur ces questions dans J’abats mon jeu, notamment 138-141 : « cel (...)

36Pénétrer dans l’homme, c’est assurément chose faite, monologue intérieur aidant, quant à l’imprenable Géricault, il n’est plus, au terme du roman, aussi insaisissable, pour lui-même y compris, ayant découvert que « peindre, c’est mettre de l’ordre » et rendre à la productivité « ce qui semblait hasard, bizarrerie, insignifiance », art poétique qui vaut aussi déclaration de politique générale et prend rang dans le débat sur l’engagement de l’artiste, finalement affirmé par Géricault, au terme d’une crise morale dont il sort bronzé54 : fortifié dans son art comme dans sa conscience d’homme, « Il songe » désormais « avec une espèce de colère à ces peintres qui faisaient dans leurs paysages peindre par n’importe qui les petits personnages qu’ils y semaient conventionnellement. Il comprend, de la moindre silhouette, ce qu’elle est, qui échappe aux faiseurs de postiches » (30 : 210) et peut enfin, maintenant qu’il a trouvé sa place dans la cité, reprendre ses pinceaux. C’est cette empathie pour ses frères humains, gagnée sur les routes de France, à la rencontre du pays, qui lui vaut de renaître à la peinture, désormais au clair sur le public qu’il entend toucher, sur les sujets à représenter, et sur la manière de les aborder : sans dévier, contre le gang des postiches et des faussaires, du réalisme, d’un réalisme passé au noir. Est-elle si loin, cette interprétation de la peinture à laquelle parvient Géricault, et dans laquelle il trouve matière à se remettre à l’ouvrage, de ce que met en œuvre un Aragon revenu au roman dans cette Semaine sainte qui traite donc bien d’une renaissance, et pas seulement d’un naufrage, pour l’édification de ceux, Jean d’Ormesson en tête, qui le croyaient incapable de s’intéresser aux souffrances de Berthier ou de Macdonald au même titre qu’à celles de Bernard ou du commandant Degeorge, plus proches de lui politiquement55 ? Dans l’espace du romanesque, cette compréhension intime de l’épaisseur de la vie s’accomplit sous les espèces du monologue intérieur, qui restitue son humanité et sa dignité à chacune de ces silhouettes.

  • 56 Qui est, bien entendu, à mettre au compte de ces prolepses qui traversent le récit, Géricault ne de (...)
  • 57 Les commentaires métatextuels d’Aragon sont à cet égard éclairants. Révoquant pour son roman l’étiq (...)

37La débâcle, contenue en puissance dans l’allégorie de la France en radeau de la Méduse56 forcément convoquée par Géricault, a été conjurée57. Pourtant, si le narrateur parvient pour son compte à percer le rideau de fumée de cette équipée opaque, tranchant sur les certitudes des romans militants du cycle précédent, l’avenir lui demeure dérobé quand bien même que Géricault s’avère le seul personnage à n’être pas concerné par les prolepses est encore une manière de le maintenir ouvert.

38Un avenir qui tient à un certain rapport au langage que caractérise la veillée que partagent Marmont et le duc de Richelieu : « À ce moment précaire de l’histoire, quand la cause même qui les réunissait semblait, encore qu’ils se plussent à affirmer le contraire, pour l’un et l’autre sans avenir, ces deux hommes se sentaient tourner dans un domaine obscur, où, qui sait, une parole pouvait soudain éclairer un chemin imprévu. Assurément, Richelieu ne parlait que pour lui-même et il n’attendait rien du maréchal sinon peut-être ce stimulant d’une présence qui veut vous amener à dire ce qu’on ne trouverait pas dans la solitude » (29 : 281). Sous le dialogisme affiché du roman, le discours intérieur, forme-sens de l’impossible dialogue et, partant, des apories de la dialectique, peut parfois tourner à la négation de la communication, voire de l’altérité, Marmont et Richelieu demeurant incurablement enfoncés dans une solitude que traduit le soliloque de chacun, vérifiant les théories de Bakhtine, il s’affirme communément comme marqueur textuel heuristique, au seuil d’une route qui est davantage encore celle de soi que celle des Flandres, où l’on ne peut arriver qu’en rencontrant autrui comme en témoigne l’éveil à la conscience d’un Théodore pure écoute que cristallise l’épisode crucial des Arbrisseaux : « l’extraordinaire était qu’il se faisait en Théodore une sorte de changement profond, inexplicable, que ne justifiaient pas les propos tenus, la valeur des arguments, le développement d’une pensée » (30 : 42). La cause en est la parole même, poids des mots qui, même tus, cheminent eux aussi, souterrainement, jusqu’à décider d’une destinée lorsque, à force d’avoir été roulés dans la tête de Théodore, signifiant et signifié se rencontrent, eux aussi, arrêtant le mousquetaire malgré lui dans sa fuite et rendant un artiste à la société comme, balançant s’il doit franchir la frontière et quitter sa patrie, il réalise : « le mot pays, comme le mot nous, le prenait à la gorge » (30 : 93). En trouvant sa voie, Théodore a aussi trouvé sa voix, et pas seulement intérieure quand, s’étonnant lui-même, il parvient, à trouver les mots qui consolent une Denise pourtant exigeante en matière de discours, formée qu’elle a été à la musique lamartinienne, du destin étriqué auquel sa condition la condamne. « Le chemin qu’ont fait les paroles de Théodore dans cette tête ingénue » (29 : 291), c’est aussi celui que, dans la tête du lecteur, font la somme des paroles qui s’entrecroisent dans cet espace où le roman dialogue avec lui-même, forme supérieure du monologue intérieur qui ne dément pas sa capacité à toucher autrui.

Haut de page

Bibliographie

Bibliographie

Aragon Louis (1954), La Lumière de Stendhal, Denoël, Paris.

Aragon Louis (1959), J’abats mon jeu, Mercure de France, Paris.

Aragon Louis (1964), « Les Communistes », dans Œuvres Romanesques Croisées, 23, Robert Laffont, Paris.

Aragon Louis (1965), Les Collages, Hermann, Paris.

Aragon Louis (1967), « La Semaine sainte », dans Œuvres Romanesques Croisées, 29-30, Robert Laffont, Paris.

Arban Dominique (2012) [1968], Aragon parle avec Dominique Arban, Seghers, Paris.

Béguin Édouard (1988), « La genèse de Simon Richard d’après le dossier manuscrit de La Semaine sainte. Naissance du personnage, naissance du roman », dans Histoire/Roman. La Semaine Sainte, Publications de l’Université de Provence, Aix en Provence.

Benjamin Walter (1997), Paris, capitale du XIXe siècle : le livre des passages, Cerf, « Passages », Paris.

Chateaubriand (1949), Œuvres Complètes, XI, Penaud Frères, Paris.

Jean Raymond (1988), « Introduction », dans Histoire/Roman. La Semaine Sainte, Publications de l’Université de Provence, Aix en Provence.

Marx Karl (1948) [1850], Les Luttes de classes en France, Éditions Sociales, Paris.

Las Cases Emmanuel (1968) [1823], Mémorial de Sainte-Hélène, Seuil, « L’Intégrale », Paris.

Le Goff Jacques (1978), « L’histoire nouvelle », dans Jacques Le Goff (dir.), La nouvelle histoire, éditions Complexes, Paris.

Lukács Georg (1968) [1920], Théorie du roman, Gallimard, « TEL », Paris.

Mouillaud-Fraisse, Geneviève (1988), « La question du narrataire », dans Histoire/Roman. La Semaine Sainte, Publications de l’Université de Provence, Aix en Provence.

Principalli Patricia (1988) « Du roman de David d’Angers à La Semaine sainte », dans Histoire/Roman. La Semaine Sainte, Publications de l’Université de Provence, Aix en Provence.

Quinet Edgar (1865), La Révolution, précédée de la Critique de la Révolution, 19e éd., 3 vol., Hachette, Paris.

Ravis Suzanne (1991), Temps et création romanesque dans l’œuvre d’Aragon, Thèse de doctorat d’État, Paris III.

Roche Anne (1988), « Les mots des autres », dans Histoire/Roman. La Semaine Sainte, Publications de l’Université de Provence, Aix en Provence.

Stendhal (1952) [1834], « Lucien Leuwen », dans Stendhal, Romans et nouvelles I, Henri Martineau (éd.), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris.

Stendhal (1962) [1827], Armance, « Avant-propos », Henri Martineau (éd.), Garnier, Paris.

Stendhal (1989) [1830], Le Rouge et le Noir, Pierre-Georges Castex (éd.), Bordas, Classiques Garnier, Paris.

Veyne Paul (1978), Comment on écrit l’histoire, Seuil, Paris.

Zola Émile (1964) [1885], Germinal, Le Livre de Poche, Paris.

Haut de page

Notes

1 Les Lettres françaises, 20 septembre 1962.

2 Il a donné de l’œuvre stendhalienne une remarquable étude critique en 1954, La Lumière de Stendhal.

3 Stendhal, Lucien Leuwen, dans Stendhal, Romans et nouvelles I, éd. Henri Martineau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1952 : 1492.

4 Stendhal, Armance, « Avant-propos », éd. Henri Martineau, Paris, Garnier, 1962 : 3.

5 Le roman sera publié en 1960.

6 Dans son message d’accueil d’un colloque tenu à l’Université d’Aix-en-Provence pour débattre de la réception du roman 30 ans après sa publication, dans Histoire/Roman. La Semaine Sainte, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1988 : 7.

7 Aragon parle avec Dominique Arban, Paris, Seghers, 2012 [1968] : 137.

8 Et alors même que, revenant sur son œuvre, il fait remonter à 1945 le désir de roman historique, J’abats mon jeu, Paris, Mercure de France, 1959 : 142-152 et Aragon parle avec Dominique Arban : 154-155.

9 Gilbert Gil, s’entretenant avec Aragon à propos du roman, rappelle la formule d’Henri Petit dans Le Parisien libéré, dépassant l’interdit posé par Aragon : « Ce n’est pas un roman historique, c’est un roman d’histoire ! », dans J’abats mon jeu, op. cit. : 46. Loin de toute argutie, il ressort de ce qu’Aragon livrait lui-même des rapprochements entre La Semaine sainte et « Les Communistes, soit dit en passant tout aussi historique que La Semaine sainte, sauf qu’il se passe en 39-40 au lieu de 1815 » (ibid. : 81) qu’il faut entendre « roman à costumes » par « roman historique ». L’opposition revient dans son interview du 15 avril 1959 pour la revue Two Cities où l’affirmation que « La Semaine sainte n’est pas un roman historique » se voit aussitôt démentie d’un « Tous mes romans […] sont historiques » (ibid. : 90).

10 Laquelle donne un exemple, « Henri Quatre de Heinrich Mann, où l’ère des guerres de Religion en France est érigée en métaphore du Front populaire et des luttes antifascistes », Anne Roche, « Les mots des autres », dans Histoire/Roman. La Semaine Sainte, op. cit. : 12.

11 Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle : le livre des passages, Paris, Cerf, « Passages », 1997 : 43 [Exposé de 1935]. Et l’on sait par ses « Premières notes » des années 1927-1929, préparatoires au Livre des passages, ce que Benjamin doit au Paysan de Paris (1926) d’Aragon, lecture émotive et décisive dans l’élaboration de son armature conceptuelle en ce qu’elle devait favoriser une cristallisation critique permettant de penser une issue dialectique aux conflits.

12 L’image dialectique est l’interface qui assure que « tout événement passé (en son temps) peut acquérir un plus haut degré d’actualité que celui qu’il avait au moment où il a eu lieu ». Et Benjamin de mettre en avant la puissance tellurique et l’explosivité de ce travail de la dialectique qu’assument les images du passé qui, « comparable à la méthode de la fission de l’atome – libère les forces énormes qui restaient prisonnières du « Il était une fois » de l’historiographie classique », ibid., 480 [N 3, 4].

13 Les références à La Semaine sainte données dans le corps du texte vont toutes à l’édition des Œuvres Romanesques Croisées, où elle occupe les tomes XXIX et XXX.

14 Aragon, J’abats mon jeu, op. cit. : 49. Et, donnant un exemple de la manière dont il conçoit le procédé, il produit le personnage de Mme Visconti, maîtresse de Berthier, qui convoque tout ensemble « l’opposition d’une longue fidélité amoureuse et de l’infidélité à Bonaparte », J’abats mon jeu, op. cit. : 50.

15 Aragon, J’abats mon jeu, op. cit. : 49-50.

16 Ibid. : 58.

17 Aragon, Les Communistes, dans Œuvres Romanesques Croisées, 23, Paris, Robert Laffont, 1964 : 185.

18 Suzanne Ravis, Temps et création romanesque dans l’œuvre d’Aragon, Thèse de doctorat d’État, Paris III, 1991 : 482.

19 Jacques Le Golf, « L’histoire nouvelle », dans Jacques Le Goff (dir.), La nouvelle histoire, Paris, éditions Complexes, 1978 : 40.

20 Bien identifiables ici, en de multiples occurrences, qu’il s’agisse du stationnement du soldat Aragon dans la Sarre occupée en 1919, des hypotextes venus de d’Elsa, quand le Bambère de Berthier reflète celui de L’Inspecteur des ruines (30 : 181), où quand la débâcle de 1940 s’interpose pour « éclairer » cette retraite. Alors, « l’auteur, sortant de sa réserve […], demande la collaboration du lecteur » comme, ailleurs, il exhibe ses secrets de fabrication (29 : 293).

21 Victor Hugo, « Hymne », Les Chants du crépuscule (1835).

22 Louis Aragon, « Je vous salue ma France », Le Musée Grévin (1943).

23 Sans cesse, par le biais de souvenirs, que le monologue intérieur est évidemment propre à faire surgir, les époques se superposent, ramenant, obsédante, la mémoire de 1793, à la source de toute méditation sur l’histoire. C’est vrai de Géricault comme du duc de Tarente, Macdonald, qui rêve après les Jacobins : « Que c’était loin tout cela ! Seize ans… pas même… et toute une vie de grand vent ; pour l’heure, le Roi de France l’attendait » (29 : 95).

24 Balzac à sa sœur Laure Surville, 30 avril 1849, Correspondance, V, éd. R. Pierrot, Paris, Garnier, 1969 : 556.

25 « L’histoire est un roman vrai », Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1978 : 10. Et 193 et 272.

26 Certains, comme François, se prennent à rêver tout bas : « Les Rois, c’est l’étranger chez nous, et Napoléon, c’est la guerre. Ce qu’il nous faut, c’est la paix et la République. On dira à tout le monde, vivez en paix chez vous ! […] Les Espagnols auront l’Espagne et les Prussiens la Prusse. […] Plus de guerre, d’empereur [minuscule], ni de roi ! » (29 : 159).

27 C’est en tout cas la leçon que retient le Mémorial du retour de l’île d’Elbe : « Je revenais un homme nouveau […]. J’aurais été franchement le monarque de la Constitution et de la paix, comme j’avais été celui de la dictature et des grandes entreprises », Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, Paris, Seuil, « L’Intégrale », 1968 : 184.
Dans le roman, à l’heure où la sanction de l’histoire semble ménager tous les possibles et pouvoir tourner à la victoire de l’Aigle comme à celle des Lys, les marques énonciatives (interrogations, points de suspension …) plaident pour des positions qui ne sont pas arrêtées, à aucun sens du terme, chez ces contemporains qui marchent à l’aveugle. Il en va de même pour les indices de distanciation, notamment dès qu’il s’agit d’exercer un droit d’inventaire sur le personnage de Napoléon « l’Ennemi du genre humain, comme l’appelaient ses camarades » (29 : 42). Mais, ailleurs, c’est l’Ogre (29 : 63), l’Autre, l’Usurpateur (29 : 82), l’Aventurier (29 : 45), le père la Violette, le Petit Tondu (29 : 74) mais aussi l’Empereur, Napoléon ou Buonaparte, en un étoilement maximal des positions. Marmont, écoutant le duc de Richelieu, se laisse prendre à son discours. Et, soudain, la conscience se fait du flux qui passe en lui : « Tiens ! – se dit-il, – j’ai pensé l’Empereur… » (29 : 281).

28 Aux nouvelles du retour de l’Empereur, on a envoyé en avant les bijoux de la Couronne, « On pouvait évidemment mettre les diamants à l’abri, et rester soi-même à Paris pour y mourir, mais entre nous… » (29 : 84).

29 Aragon, J’abats mon jeu, op. cit. : 157.

30 Edgar Quinet, La Révolution, précédée de la Critique de la Révolution, Paris, Hachette, 19e éd. [s. d.], 3 vol., [1865], II : 42.

31 Ibid., III : 327.

32 À quoi il faudrait évidemment ajouter les expressions de la trahison amoureuses : le jeune Firmin, Othello de corps de ferme que sa jalousie pousse au crime et le fat Tony de Reiset.

33 Chateaubriand, Œuvres Complètes, XI, Paris, Penaud Frères, 1849 : 474.

34 Interview parue dans Heures claires, 10 janvier 1959. Cf. aussi Patricia Principalli, « Du roman de David d’Angers à La Semaine sainte », dans Histoire/Roman. La Semaine Sainte, op. cit. : 65 et Aragon parle avec Dominique Arban, op. cit. : 187-188.

35 Aragon, Œuvres Romanesques Croisées, 26, 316.

36 C’est ce qui fait que l’on respecte, comme Macdonald, dans le « roman » de Berthier avec Mme Visconti « une des rares longues fidélités de l’Empire » (29 : 207).

37 « Maintenant, le règne des banquiers va commencer ». Ce mot du banquier Laffitte, qui ne figure pas dans ses Mémoires, est cité par K. Marx, Les Luttes de classes en France, Paris, Éditions Sociales, 1948 : 39.

38 Au reste, cet habit qui lui colle à la peau comme une étiquette d’emprunt, Géricault l’avait déjà aventuré dans un café, rendez-vous de bonapartistes, ce qui lui avait valu suspicion et provocations de la part de l’assistance avant, reconnu par un de ses modèles, d’être accepté par l’assemblée. Ce sont ces démarches d’ouverture, hors de tout sectarisme, qui établissent Géricault un homme de bonne volonté.

39 Intrusion déjà manifeste à Beauvais lorsque, sur les traces de Géricault, l’arrivée du train royal procure à l’auteur l’occasion d’intervenir : « Ce qu’était Beauvais, ce 20 du mois de mars 1815, il est peut-être à présent difficile et douloureux de l’imaginer. L’auteur, sortant de sa réserve, y demande la collaboration du lecteur. Car rien ou presque rien ne subsiste aujourd’hui de cette ville, de ce qui fut son charme et sa beauté, là où passa la dernière guerre » (29 : 220).

40 Georg Lukács, Théorie du roman, Paris, Gallimard, « TEL », trad. franc. 1968 [1920] : 60-63.

41 Aragon, Œuvres Romanesques Croisées : 303.

42 Zola, Germinal, quatrième partie, chapitre VII.

43 « Une exaltation religieuse les soulevait de terre, la fièvre d’espoir des premiers chrétiens de l’Église, attendant le règne prochain de la justice. Bien des phrases obscures leur avaient échappé, ils n’entendaient guère ces raisonnements techniques et abstraits ; mais l’obscurité même, l’abstraction élargissait encore le champ des promesses, les enlevait dans un éblouissement. Quel rêve ! être les maîtres, cesser de souffrir, jouir enfin ! », Zola, Germinal, Paris, Le Livre de Poche, 1964 : 273.

44 Aragon, « Il m’arrive parfois d’Espagne », Elsa (1959).

45 Aragon, « Il n’y a pas d’amour heureux », La Diane française (1944).

46 « chacun sait que je suis plus du côté de Stendhal que de celui de Balzac », Aragon, J’abats mon jeu, op. cit. : 93.

47 Le référent balzacien y assume clairement une fonction métapoïétique, notamment s’agissant de Cécile. Cécile que ses antécédents n’orientent pas vers le communisme mais que sa condition – bien balzacienne – de femme abandonnée et de femme de trente ans, disponible pour l’amour et pour le dévouement à une cause supérieure à elle-même, reverse du côté de Balzac d’un romantisme critique qui la met sur la voie de l’engagement : « Elle avait entrepris de relire – ou de lire – tout Balzac. Il y avait l’édition illustrée dans la Bibliothèque et rien ne pouvait la tirer de ses livres », Aragon, Les Communistes, op. cit., 23, 69 (et 70-71). Profondément duel, Balzac est à la fois le défenseur avoué du Trône et de l’Autel, carliste déclaré et partisan de la réaction et celui que, par ses écrits, Victor Hugo célébrera comme « de la forte race des écrivains révolutionnaires », dans l’éloge funèbre qu’il sera appelé à prononcer.

48 Aragon, Les Communistes, La Bibliothèque française, 1949-51, T.6 : 295.

49 Geneviève Mouillaud-Fraisse, « La question du narrataire », dans Histoire/Roman. La Semaine sainte, op. cit. : 59.

50 « Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former », Stendhal, Le Rouge et le Noir, éd. Pierre-Georges Castex, Bordas, Classiques Garnier, 1989 : 342.

51 Aragon, Les Collages, Paris, Hermann, 1965 : 21-22.

52 Reste que l’inachèvement est en quelque sorte programmé comme le montre l’étude qu’Édouard Béguin a consacrée au manuscrit où il relève, en marge de la chronologie qu’établit Aragon pour cadrer son récit, l’injonction qu’il se donne à lui-même de « Ne pas finir », qui plus est soulignée, « La genèse de Simon Richard d’après le dossier manuscrit de La Semaine sainte ? Naissance du personnage, naissance du roman », dans Histoire/Roman. La Semaine sainte, op. cit. : 101 : « L’inachèvement dont il s’agit ne laisse pas d’être paradoxal : c’est au moment même où l’auteur projette de terminer son œuvre qu’il exprime sa volonté de l’« inachever ». Comme d’autre part l’écriture a bel et bien produit une œuvre achevée, ce qui est en cause ici, c’est l’intégration d’un effet d’inachèvement à l’intérieur d’un texte par ailleurs parfaitement abouti ».

53 Aragon, Le nouveau crève-cœur (1948).

54 De ce point de vue, le choix de Géricault pour personnage principal, finalement préféré à David d’Angers, initialement pressenti, s’avère pleinement cohérent avec les options d’un roman qui repose sur un principe d’insécurité : à égale dignité dans leur art, le départ se fait entre eux sur la base de leur rapport au politique, fait de certitudes républicaines jamais démenties pour David d’Angers, bien peu propres à nourrir le dialogisme.

55 Aragon sera on ne peut plus clair sur ces questions dans J’abats mon jeu, notamment 138-141 : « celui qui se complaît dans le seul accord avec les auteurs qu’il lit, qui se crée ainsi un petit monde bien douillet où rien ne le contrarie, une utopie à lire sous la lampe, et qui rejette toute la littérature avec laquelle il n’est point d’accord, celui-là pratique dans la littérature une opération qui est à la fois dangereuse pour la littérature et pour ses idées mêmes ».

56 Qui est, bien entendu, à mettre au compte de ces prolepses qui traversent le récit, Géricault ne devant peindre cette toile qu’en 1818-19.

57 Les commentaires métatextuels d’Aragon sont à cet égard éclairants. Révoquant pour son roman l’étiquette de « littérature de fuite », il appuie cette réfutation sur la révélation qui touche Géricault à la fin du roman : « comme si peindre pour un peintre ce n’était pas le contraire de fuir ! », dans J’abats mon jeu, op. cit. : 8.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Laure Lévêque, « Le monologue intérieur dans La Semaine sainte d’Aragon, ou les voies dialogiques d’une conscience historique »Modèles linguistiques, 76 | 2017, 165-194.

Référence électronique

Laure Lévêque, « Le monologue intérieur dans La Semaine sainte d’Aragon, ou les voies dialogiques d’une conscience historique »Modèles linguistiques [En ligne], 76 | 2017, document 7, mis en ligne le 10 juin 2019, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/5282 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.5282

Haut de page

Auteur

Laure Lévêque

Membre de l'équipe Babel EA 2649 ; membre élu de la Commission de la Recherche de l’UTLN

Professeur de littérature française

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search