Navigation – Plan du site

AccueilNuméros76De l’impressionnisme au psycholog...

3

De l’impressionnisme au psychologisme : la musicalisation de la pensée dans les monologues intérieurs d’Édouard Dujardin et d’Arthur Schnitzler

Yvonne Heckmann
p. 45-75

Résumés

Comme Édouard Dujardin le souligne dans son œuvre critique Le monologue intérieur (1931), l’invention de ce genre insolite, qu’il inaugura avec Les Lauriers sont coupés de 1887, lui avait été inspirée par sa connaissance profonde des œuvres wagnériennes. Dans notre contribution à ce volume, on retracera les différentes techniques de composition musicales, notamment les différents types de motifs et de leitmotive, dans leur influence sur le monologue intérieur de Dujardin, qui inspira à son tour deux monologues intérieurs de l’écrivain autrichien Arthur Schnitzler : Leutnant Gustl (1906) ainsi que Fräulein Else (1924). On verra dans quelle mesure ces œuvres vont encore plus loin dans l’emploi de techniques musicales pour exemplifier les méandres souterrains de l’inconscient dont ils révèlent la polyphonie essentielle. Véritables récits rhizomatiques, ils donnent l’impression d’assister à la naissance des pensées dans leur ordre naturel, « tout-venant », libéré des contraintes de l’organisation logique du discours.

Haut de page

Texte intégral

1Dans son ouvrage critique Le monologue intérieur (1931), édouard Dujardin, le père fondateur de ce sous-genre littéraire innovateur, en arrête les caractéristiques principales comme suit :

  • 1 Le texte du Monologue intérieur. Son Apparition. Ses origines. Sa place dans l'œuvre de James Joyce (...)

Le monologue intérieur est, dans l’ordre de la poésie, le discours sans auditeur et non prononcé, par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l’inconscient, antérieurement à toute organisation logique, c’est-à-dire en son état naissant, par le moyen de phrases directes réduites au minimum syntaxial, de façon à donner l’impression « tout-venant » (Annexe : 230)1.

2Cet ordre littéraire nouveau, « plus intime, plus proche de l’inconscient, antérieurement à toute organisation logique », et qui trouve sa première expression dans Les Lauriers sont coupés (1887) du même édouard Dujardin, c’est la musique, plus précisément la Tétralogie wagnérienne, qui en est à l’origine. Écrivain, critique musical et wagnérien de la première heure, Dujardin avait trouvé dans la technique des leitmotive un procédé de représentation musicale révolutionnaire qu’il souhaitait transposer sur le plan littéraire :

Les Lauriers sont coupés ont été entrepris avec la folle ambition de transposer dans le domaine littéraire des procédés wagnériens que je me définissais ainsi : la vie de l’âme exprimée par l’incessante poussée des motifs musicaux venant dire, les uns après les autres, infiniment et successivement, les « états » de la pensée, sentiment ou sensation, et qui se réalisait ou essayait de se réaliser dans la succession infinie de courtes phrases donnant chacune un de ces états de la pensée, sans ordre logique, à l’état de bouffées montant des profondeurs de l’être, on dirait aujourd’hui de l’inconscient ou du subconscient (Monologue, V, 5-6) Annexe : 205- 267) .

  • 2 On se sert du modèle de Gilles Deleuze, surtout pour les aspects de la multiplicité d’éléments hété (...)

3Ainsi Dujardin remplace la structure linéaire et intentionnaliste du récit traditionnel par une structure rhizomatique, expression même du principe de multiplicité2 et pour cela propre à rendre la marche de l’inconscient qui n’obéit pas à une logique totalisante et téléologique, mais se fait par bonds et ruptures.

4Arthur Schnitzler, qui avait lu Les Lauriers, s’en inspire pour la rédaction de sa nouvelle Leutnant Gustl (1906). Médecin de formation et musicien amateur de haut niveau, l’écrivain autrichien creuse encore davantage la question de la représentation des procédés psychologiques à travers une écriture rhizomatique cristallisée autour de motifs et de leitmotive. Ces réflexions aboutissent quelques décennies plus tard à la nouvelle Fräulein Else (1924), qui repousse encore davantage les limites du dicible et plonge le lecteur dans les tourbillonnements d’un moi en pleine implosion.

5Afin de bien déceler les innovations du monologue intérieur dans l’œuvre d’édouard Dujardin et d’Arthur Schnitzler, la première partie de notre étude précisera et différenciera les concepts de motif et de leitmotiv en musique, ainsi que leur transposition littéraire dans les trois nouvelles. Éléments d’une écriture à la fois impressionniste et psychologisée, ces motifs et leitmotive littéraires représentent des centres d’intensités dont la répétition, l’alternance et l’espacement confèrent à ces œuvres une structure nouvelle, viscérale et somatique, que nous étudierons dans une deuxième partie.

6Le dialogisme, au plein sens bakhtinien, qui habite les protagonistes des trois nouvelles, est au centre de notre troisième partie. Au gré de la polyphonie des voix contradictoires d’un moi centrifuge en proie aux voix d’autrui, nous verrons le soin que les deux auteurs accordent aux nuances sonores aussi bien qu’aux implications sociologiques et idiosyncrasiques de chaque mot. Ce souci musical accordé aux mots, doublé de références et citations musicales ironiques et décalées, nous amènera dans une dernière partie au niveau métatextuel d’un discours critique sur les arts, que les deux auteurs imbriquent savamment dans l’anomie apparente de leurs œuvres.

1. Le Monologue intérieur dans l’œuvre d'Édouard Dujardin et d'Arthur Schnitzler

7Avant d’analyser en détail les trois textes d’édouard Dujardin et d’Arthur Schnitzler, force est de placer les œuvres dans leurs contextes respectifs et d’en soulever les moments significatifs.

1.1. Les Lauriers sont coupés : renouveau du roman dans l’esprit wagnérien

  • 3 Jean-Pierre Bertrand, Michel Biron, Jacques Dubois, Jeannine Paque (1996), Le roman célibataire – D (...)
  • 4 C’est grâce à Dujardin que la revue rassemblait les grands créateurs tels que Mallarmé, qui y tenai (...)
  • 5 Pour la carrière de créateur touchant à tous les genres et l’importance de son rôle de manager du s (...)
  • 6 Professeur de Dukas et de Debussy, c’est à ce même Guiraud que nous devons l’opéra Frédégonde, qui (...)
  • 7 Litanies, mélopées pour chant et piano (1888), dont il parle dans une lettre à Vittorio Pica, dans (...)
  • 8 Lettre de Dujardin à ses parents du 13 juin 1886, Lauriers : 125.

8Avec Les Lauriers sont coupés, Dujardin s’insère parmi les auteurs de romans célibataires3, qui prennent le contre-pied des grandes fresques balzaciennes et zoliennes et de leur visée totalisante. Au lieu d’une longue histoire riche en péripéties, étendue dans le temps et portée par une foule de personnages, ces nouveaux auteurs optent pour des récits comprimés dans le temps et l’espace, évoluant autour d’un seul personnage principal – en général un célibataire mâle, un personnage éclaté, voire déconstruit, qui exemplifie les contradictions et impasses du champ de la production littéraire aussi bien que du genre romanesque. Véritables « livres sur rien », où le drame, voire l’action entière, reste le plus souvent uniquement psychologique, ces ouvrages sont le lieu d’une confrontation tantôt ludique, tantôt résignée, avec l’histoire et les conventions littéraires. Parmi tous les auteurs de romans célibataires, le cas de Dujardin est particulièrement intéressant, dans la mesure où il se situe aux confluents de la création artistique et critique. Si sa position de directeur de la Revue indépendante en faisait le gestionnaire du mouvement symboliste4, il était lui-même un créateur prolifique, qui s’essayait à tous les genres littéraires. Après des premiers pas dans le domaine de la poésie, qui sont marqués par l’exploration du vers libre5, Les Lauriers sont coupés de 1887 marquent l’aboutissement de ses préoccupations esthétiques face au roman. Seulement quelques années plus tard, c’est le théâtre qu’il aborde avec La légende d’Antonia de 1891 à 1893. Ses autres domaines de compétences englobent l’histoire – il avait commencé une licence à la Sorbonne – et surtout la musique : élève de Guiraud6 au Conservatoire de Paris, il s’essaye également à la composition de mélopées7 et s’illustre comme grand connaisseur de l’œuvre wagnérienne, qu’il s’évertue à faire comprendre à l’intelligentsia française, grâce à la Revue wagnérienne (Leblanc 2005), dont il était un des directeurs principaux. Plus encore que les autres auteurs de romans célibataires – notamment Teodor de Wyzewa, son cofondateur à la Revue wagnérienne, ainsi qu’André Gide et George Rodenbach –, qui tentaient de réaliser la consigne mallarméenne de reprendre à la musique le bien de la littérature, Les Lauriers sont coupés puisent dans les techniques de composition musicale – notamment les factures wagnériennes – pour aboutir à une innovation d’ordre littéraire. Ainsi le monologue intérieur de Dujardin, avec ses aspects lyriques, dramatiques et ses passages musicaux, s’inspire bel et bien du concept wagnérien de l’œuvre d’art totale mais en le détournant de façon ludique. Car contrairement aux cosmogonies des opéras wagnériens, en même temps que des fresques romanesques totalisantes d’un Balzac ou Zola, son œuvre consiste en une « analyse des idées » et a pour objet « la vie la plus banale possible, analysée le plus complètement et le plus originalement possible »8 :

[…] c’est, tout simplement, le récit de six heures de la vie d’un jeune homme qui est amoureux d’une demoiselle, – six heures, pendant lesquelles rien, aucune aventure n’arrive ; et dont les ¾ se passent le personnage étant seul : il voit un ami (1er chapitre), il dîne au restaurant (2e), il rentre chez lui (3e), il fait sa toilette (4e), il relit ses lettres (5e), il va chez sa maîtresse (6e), il est chez elle ½ heure (7e), il fait avec elle une promenade en voiture (c’est la nuit) [8e], il rentre chez elle avec elle (9e et dernier) (Lauriers : 125).

9Une notice sur le manuscrit des Lauriers en signale la parenté avec la poétique de réception propre aux œuvres musicales : « Drame d’un seul personnage dont est uniquement évoquée la suite des idées pendant quelques heures, ce roman devant être joué, c’est-à-dire MENTALEMENT joué par le lecteur » (Lauriers : 132). En tant que texte destiné à être joué mentalement, Dujardin évoque le modèle d’un roman-partition que le lecteur, tel le lecteur averti d’une partition musicale, peut exécuter devant son oreille intérieure. Dès le début, on voit alors le caractère profondément musical de l’écriture dujardinienne, qu’on étudiera plus loin dans la variété de ses surprenants aspects.

10Malgré un grand nombre de différences, ce souci d’une écriture sonore, aussi bien que l’imbrication de morceaux de partitions et la configuration de la pensée en analogie avec les leitmotive en musique, se trouve également dans les deux nouvelles en monologue intérieur de l’écrivain autrichien Arthur Schnitzler.

1.2. Leutnant Gustl et Fräulein Else : le « Gedankenmonolog » comme forme littéraire de l’inconscient

11À l’instar de édouard Dujardin, Arthur Schnitzler occupe une position axiologique des plus intéressantes, depuis laquelle il est capable d’entrevoir quelques-unes des grandes problématiques de la conscience collective et sociale de son temps. Là où Dujardin se place entre critique et création, Schnitzler se situe entre science et art, positivisme et imagination.

12Fils d’un éminent médecin de confession juive, qui soignait les artistes du Burgtheater, le jeune Arthur rentre très tôt en contact avec le monde artistique et il pratique lui-même le piano d’une façon assidue. Suivant l’exemple paternel, il étudie d’abord la médecine, qui plus est avec les mêmes professeurs que Sigmund Freud, de deux ans son aîné, qui allait le considérer comme son double en littérature. S’il reste inscrit dans le registre des médecins pratiquant de Vienne jusqu’à sa mort, Schnitzler abandonne cependant très tôt ses patients pour la littérature.

  • 9 Notamment dans le cycle Anatole de 1883. Cf. Jacques Le Rider, Arthur Schnitzler, 2003 : 32.

13Le premier genre où il excelle est le théâtre. Il s’y distingue par le souci qu’il accorde aux moindres détails sonores et sémantiques du langage. Avec lui, la « Comédie de conversation » [Konversationskomödie], genre divertissant et léger, se mue en instrument d’analyse, en auscultation, où chaque mot, chaque inflexion de la voix est révélé comme symptôme d’une appartenance à un milieu social et d’un état psychique complexe9. Avec ses nouvelles, son autre genre de prédilection, Schnitzler parfait sa radiographie de la société viennoise fin de siècle.

  • 10 Sa seule activité critique continuelle et approfondie consiste en la critique, au sens d’analyse de (...)

14Contrairement à l’activité critique prolifique de Dujardin, Schnitzler ne nous laisse presque aucun texte poétologique ou programmatique10. Sa critique à lui, d’ordre littéraire aussi bien que social, il l’incarne et la développe dans ses œuvres. Ce sont surtout ses deux nouvelles en monologue intérieur, Leutnant Gustl et Fräulein Else, qui lui permettent de fusionner l’ensemble de ses préoccupations artistiques et cliniques, d’unir la recherche d’une forme condensée, chargée de signification et cependant concise, à l’intérêt qu’il porte à l’étude des mœurs et à l’analyse des mécanismes psychologiques de ses contemporains – ainsi que des siens.

15Commençons par le Lieutenant Gustl, qui s’inspire directement de la lecture du monologue intérieur de Dujardin. Dans une lettre à Georg Brandes (Le Rider, 2003 : 92), l’écrivain autrichien fait référence aux Lauriers, plus précisément au procédé littéraire insolite qu’il en détache sous la désignation de « Gedankenmonolog », c’est-à-dire, « monologue des pensées ». Cette désignation générique est des plus révélatrices pour la conception du Lieutenant Gustl. Contrairement à l’œuvre de Dujardin, qui intègre des éléments extérieurs à la pensée telles les lettres de Léa, Gustl consiste uniquement dans le flux des pensées du lieutenant. En désignant ces pensées – au pluriel ! – comme sujet du monologue, Schnitzler annonce déjà cette décomposition psychologique du sujet en une foule de voix conflictuelles et contradictoires qui sera si caractéristique de ses nouvelles en monologue intérieur.

16Pour le récit de Schnitzler également, il s’agit de l’histoire d’un non-événement racontée à la première personne du singulier et dont le temps du récit semble à peu près coïncider avec le temps de la narration. La nouvelle débute un soir à l’Opéra de Vienne, lors de l’exécution d’un Oratorio. Le lieutenant s’ennuie ferme et finit par provoquer un incident. Ayant insulté un autre auditeur qu’il reconnaît comme le maître boulanger fréquentant le même Kaffeehaus que lui, Gustl se fait empoigner par ce bonhomme, aussi respectable que costaud, qui menace de lui briser son sabre et ainsi, de le déshonorer en public. Comme Gustl ne peut pas demander réparation à un boulanger, le code d’honneur des militaires l’oblige à laver cet affront en se donnant la mort. Jusqu’au petit matin, Gustl arpente les rues de la capitale autrichienne, pesant le pour et le contre d’un suicide d’honneur, pour apprendre en fin de compte que le boulanger, par une heureuse incidence, vient de mourir d’un AVC. Lesté de ce poids, le lieutenant se rend alors joyeusement au duel prévu avec un médecin antimilitariste qu’il a hâte de réduire en bouillie.

17Si Gustl peut être résumé comme l’histoire d’un non-événement, Fräulein Else pousse encore plus loin cette transformation du tragique en quelque chose de comique puis d’absurde. Jeune fille de bonne famille, au tempérament romanesque et en plein éveil sensuel, Else passe ses vacances d’été dans un lieu de villégiature luxueux, en compagnie de sa tante et de son cousin. à la fin d’un après-midi, une dépêche de sa mère coupe court à cette idylle. À la suite de malversations et à l’addiction au jeu de son père, la famille d’Else est menacée de banqueroute et, pire encore, d’ostracisation sociale. La mère d’Else l'exhorte alors à se rapprocher d’un autre hôte, M. de Dorsday, riche financier susceptible de pouvoir débloquer des fonds pour sauver le père de la prison. Else, quoique dégoûtée, s’exécute et parle à l’individu en question avant le dîner. Devant la proposition indécente que lui fait ce dernier – monter dans sa chambre et se laisser voir nue – dans un premier temps elle refuse. Cependant, la situation de la famille s’aggravant – sa mère lui envoie un deuxième bleu et le ton est encore plus pressant – elle renonce au dîner et remonte dans sa chambre, où elle ne cesse de reconsidérer la proposition de Dorsday. Prise entre le désir de vivre sa vie – et notamment son éveil sexuel – et la peur de se soumettre à l’humiliation à laquelle sa famille la pousse, Else finit par prendre des mesures drastiques : après une longue préparation, elle descend dans la salle des jeux de l’hôtel, uniquement vêtue d’une fourrure, et elle se dénude devant tous les hôtes – Dorsday aussi bien que ses parents et l’homme de ses rêves. Au paroxysme de son désespoir, aussi bien que de ses pulsions d’exhibitionnisme, sa sexualité réprimée éclate enfin au grand jour, et vivant enfin ce moment tragique et décisif que son imagination romanesque lui avait fait miroiter, elle éclate d’un rire hystérique et contestataire avant de s’effondrer. Feignant l’inconscience, elle se fait transporter dans sa chambre et elle profite de l’absence de ses gardiens pour avaler des cachets et se donner la mort. Le lecteur assiste ainsi, de l’intérieur de la conscience de la jeune femme, à la désagrégation, puis à l’effacement des pensées et des sensations emportées par la mort.

2. De l’écriture impressionniste à l’écriture psychologisée : motifs et leitmotive

18Afin de bien saisir les innovations littéraires des leitmotive et motifs dans les monologues intérieurs d’édouard Dujardin et d’Arthur Schnitzler, force est de retracer brièvement l’histoire des notions de « thème », de « motif » et de « leitmotiv » en musique pour ensuite en étudier la transposition dans le domaine de la littérature.

2.1. Thème, motif, leitmotiv : le modèle musical

19Dès les débuts de la musique occidentale, le thème désigne une suite de plusieurs mesures où est défini le sujet musical d’un morceau. Ainsi, dans le contrepoint – du Moyen Âge au Baroque –, le thème comprend seulement quelques mesures et est répété par toutes les voix dans chaque nouveau segment d'une pièce ; c'est l« exposition ». Il y est souvent accompagné d’un thème contrastant, le contre-sujet. La tension créatrice entre sujet et contre-sujet est le moteur des inventions musicales dans chaque segment d’une pièce. Malgré les variations qu’ils subissent, sujet et contre-sujet restent toujours bien distincts ; ils ne se mélangent pas.

20Cette étanchéité des thèmes contrastants change avec l’évolution de la forme sonate, parangon du classicisme viennois, qui trouve son point d’aboutissement, en même temps que son dépassement, dans les grandes symphonies de la fin du XIXe siècle. Dans la forme sonate, on distingue deux groupes thématiques contrastants qui sont présentés dans une première partie, l’exposition, puis, transformés, combinés et morcelés dans une deuxième partie, le développement, pour revenir tels quels dans la troisième et dernière partie, la réexposition. Ces deux groupes composés d’un thème en forme de période et de plusieurs motifs supplémentaires sont qualifiés de masculin – pour le premier thème aux traits affirmés et énergiques – et de féminin – pour le deuxième, plus doux et lyrique. La richesse de la forme sonate réside alors dans la confrontation et l’interpénétration de ces groupes thématiques. C’est surtout dans le développement que les thèmes découvrent tout leur potentiel musical. Ainsi, chaque groupe est éclaté en petits motifs, qui sont à leur tour transformés – changement de mode, de rythme, etc. – et variés, aussi bien que combinés, avec des éléments du groupe thématique contrastant. Cet éloignement de la forme initiale des deux groupes thématiques permet de mieux revenir à leur forme originale dans la réexposition, qui confère à la pièce un caractère d’achèvement, en fait une totalité harmonique obtenue à partir du combat des contraires.

21Déjà chez Mozart, mais encore davantage à partir de Beethoven, le développement commence à prendre le dessus sur les parties angulaires aux contours bien définis. Dès le début, les groupes thématiques entrent ainsi dans un processus de transformations et de variations qui ne s’arrête qu’avec la fin de la pièce. Au lieu d’une structure tripartite facilement reconnaissable lors d’une première audition, le public se trouve confronté à un flux musical ininterrompu d’où émergent de temps à autre des motifs récurrents, que leur répétition permet d’identifier de mieux en mieux au cours de la pièce. Contrairement aux thèmes classiques complexes avec leur construction symétrique en périodes, les thèmes de ces nouvelles formes sonates sont tout de suite éclatés en petits motifs dotés d’une grande expressivité.

  • 11 L’exemple le plus connu est l’accord de Tristan qui, dans son insistance sur la sensible avec la te (...)

22C’est Wagner qui pousse le plus loin cette évolution du travail motivo-thématique vers l’expression de la vie intérieure et des mécanismes de l’inconscient. Dans ses opéras, l’auditeur est confronté à un flux mélodique ininterrompu de plusieurs heures, au sein duquel il entend émerger une foule de petits motifs aux caractéristiques bien reconnaissables. Ce sont les leitmotive. Poussant à fond la vieille dichotomie des thèmes féminins et masculins, Wagner attache à chaque personnage son propre leitmotiv qui accompagne toutes ses apparitions – directes et indirectes – en tant qu’acteur présent, aussi bien que lorsqu’il est objet de discours, ou bien encore objet de pensée. Mieux encore, les lieux et les objets sont eux aussi dotés de leurs propres leitmotive, ce qui permet d’illustrer leurs apparitions dans la conscience des personnages en tant que souvenirs (par exemple, le Rhin), une obsession (par exemple, l’anneau), ou bien encore comme besoin (par exemple, l’épée). De plus, même l’atmosphère, voire l’essence d’une histoire, peut être condensée dans un leitmotiv11.

3. Qualité et fréquence : les deux principales dichotomies des motifs littéraires chez Dujardin et Schnitzler

23Contrairement aux motifs classiques du développement, la plupart des leitmotive wagnériens reviennent toujours inchangés, telle une pensée obsédante que l’on n’arrive pas à se sortir de la tête. C’est cette particularité des leitmotive wagnériens qui exerce une influence capitale sur l’invention du monologue intérieur par édouard Dujardin, dans la mesure où celui-ci y trouve le modèle d’un ordre littéraire nouveau capable d’exprimer l’en deçà de la pensée logique propositionnelle :

Le « motif » en musique, dans l’acception la plus courante, s’entend d’une phrase très courte, si courte qu’elle peut se résoudre à deux notes, parfois à un seul accord, – cela par opposition avec la phrase plus ou moins longue des mélodies, chansons populaires, ou airs d’opéras. Mais le motif wagnérien se différencie du motif classique, en ce que celui-ci est plutôt un thème de développement (et en conséquence devrait se nommer « thème » plutôt que « motif »), tandis que le motif wagnérien, s’il est employé quelquefois par Wagner comme thème à la façon des symphonies classiques, est le plus souvent employé par lui sans développement, surtout dans le Ring et dans Parsifal (Annexe : 227-228).

  • 12 La meilleure définition de ces qualités viscérales des leitmotive wagnériens se trouve peut-être da (...)

24Comme on l’analysera en détail ci-dessous, pour structurer son récit, Dujardin se sert des deux sortes de motifs décrits dans ses réflexions sur le monologue intérieur. D’un côté, des motifs évolutifs du développement, proches des formes de la musique classique. De l’autre, des leitmotive au sens propre, à savoir des motifs liés à une émotion, et de nature statique, sans aucun développement, qui résument à la fois le blocage psychologique du personnage principal et le caractère circulaire de cette nouvelle expression du non-événement. C’est cette dernière variante du leitmotiv, le leitmotiv statique et répétitif, que Marcel Proust allait comparer aux blocages psychologiques en le qualifiant de « névralgie »12.

25Dans Leutnant Gustl et Fräulein Else, Schnitzler se sert également de cette analogie structurelle pour représenter de l’intérieur les obsessions et les blocages de ses personnages. Ainsi Gustl, être simple et positiviste, se démasque lui-même comme peu propice au développement quand il passe sa vie en revue, se félicitant d’avoir tout vu – et cela avant même d’avoir atteint les vingt ans – comme, par exemple, d’avoir assisté douze fois aux représentations de Lohengrin :

  • 13 « Et qu’est-ce que j’aurai eu de la vie ? – Il y a tout de même une chose que j’aurais aimé faire : (...)

26Und was hab’ ich denn vom ganzen Leben gehabt? – Etwas hätt‘ ich gern noch mitgemacht: einen Krieg – aber da hätt‘ ich lang‘ warten können… Und alles übrige kenn‘ ich… Ob so ein Mensch Steffi oder Kunigunde heißt, bleibt sich gleich. – Und die schönsten Operetten kenn‘ ich auch – und im Lohengrin bin ich zwölfmal d’rin gewesen – und heut‘ abend war ich sogar bei einem Oratorium – und ein Bäckermeister hat mich einen dummen Buben geheißen – meiner Seel‘, es ist grad genug! – Und ich bin gar nimmer neugierig… - Also geh’n wir nach Haus, langsam, ganz langsam13 (Gustl : 72).

27En dehors du leitmotiv concis de sa maîtresse, « Steffi », dont le nom resurgit dans la mémoire chaque fois qu’il résiste à l’obligation de se suicider imposée par le code militaire, ce sont les mots du maître boulanger, déclencheurs de l’engrenage, qui prennent également la forme condensée d’un leitmotiv statique. Quels que soient les voies empruntées par sa pensée, à tout moment ce leitmotiv l’assaille pour le tirer de ses rêveries et le ramener à la dure réalité : « Dummer Bub, bleiben’s stad » (Gustl : 58) – « jeune imbécile, vous allez vous écraser maintenant » (Gustl : 651)).

28Dans le cas d’Else, l’emploi du leitmotiv classique et wagnérien atteint une tout autre complexité. Il représente à la fois l’aliénation croissante de la jeune fille et la déconstruction du langage littéraire qui en est la conséquence.

29En dehors de la dichotomie qualitative entre motifs évolutifs et motifs inaltérés, on peut constater une seconde dichotomie portant, elle, sur la fréquence des motifs. À savoir la distinction entre les motifs situationnels, rendant la dominante sensorielle d’une impression unique, et les leitmotive au sens propre, à savoir des motifs récurrents tout au long d’une pièce. Une fois de plus, c’est l’œuvre de Wagner dont s’inspire Dujardin :

On connaît surtout, dans Wagner, les motifs en tant que leitmotive, c’est-à-dire les motifs qui reparaissent dans le drame chaque fois que la même émotion apparaît. Un drame musical pourrait fort bien être composé de motifs qui ne se reproduiraient pas, c’est-à-dire de motifs qui ne seraient pas des leitmotivs. De même, le monologue intérieur pourrait être composé de simples motifs, tous différents […] (Monologue, chap. III, Annexe : 228).

30Ces simples motifs, « tous différents » sont le trait distinctif impressionniste de l’écriture de Dujardin. Comme on le verra par la suite, il s’agit de motifs dont la répétition se limite au contexte précis d’une impression forte. Dans leurs répétitions et altérations, les motifs situationnels structurent cette impression autour de dominantes sensorielles, ils la cristallisent, puis l’approfondissent.

4. Aspects d’une écriture impressionniste : motifs situationnels et dominantes sensorielles

31On en a une illustration dans la superbe transition du premier au second chapitre des Lauriers – la même impression, puissante, à dominante visuelle, structurée au gré d’un jeu de variations virtuoses sur les trois motifs « illuminé, rouge, doré ». C’est la description du bouillon Duval.

32À la fin du premier chapitre, on trouve cette première impression, mais ressentie de l’extérieur : « À l’intérieur, les lumières, le reflet des rouges et des dorés ; la rue plus sombre ; sur les glaces une buée » (Lauriers, chap. 1 : 46). Trois phrases plus loin, au tout début du chapitre II, le même motif visuel est répété et trouve une première cristallisation sonore et rythmique avec la chute finale sur le mot « café » : « Illuminé, rouge, doré, le café ; les glaces étincelantes ; un garçon au tablier blanc ; les colonnes chargées de chapeaux et de pardessus » (Lauriers, chap. 1 : 47, spm).

  • 14 « A l’intérieur, les lumières, le reflet des rouges et des dorés ; la rue plus sombre ; sur les gla (...)

33Comme on peut le constater, cette deuxième occurrence du triple motif visuel comporte également un développement, à savoir une autre couleur – la blancheur du tablier – et l’impression de quelque chose de chargé, qui se trouve exemplifié par la triple répétition de phonèmes – l ; e ; s – dans le même segment paratactique. La troisième apparition du motif ramène maintenant l’impression perceptive complexe, qui devient alors le lieu de synthèse de ces divers aspects en ancrant le café dans l’espace et dans le temps : « Illuminé, doré, rouge, avec les glaces, cet étincellement ; quoi ? le café ; le café où je suis »14.

34En fin de compte, c’est le Moi en personne qui se cristallise au gré de ses impressions, dans la mesure où elles lui permettent de prendre racine dans un lieu et un temps précis. Contrairement à la trame narrative inexistante, où dominent le potentiel et la procrastination, c’est dans ces révélations sensorielles que le Moi est confronté à une vérité profonde.

35Même si l’impression est unique, elle peut aussi ressusciter l’écho d’une impression particulièrement forte ressentie dans le passé. Ainsi au chapitre IV, où une simple cuvette remplie d’eau génère une séquence de remémorations poétiques, qui semblent annoncer quelques-uns des temps forts de l’œuvre de Marcel Proust. De même que dans de la Recherche, le narrateur est transporté comme par magie dans des contrées lointaines, loin dans l’espace et dans le temps – en l’occurrence, de la cuvette de sa garçonnière à la plage d’Yport.

[…] la large cuvette, blanche, pleine d’eau ; l’eau transparente, perlée ; quelques gouttes de musc, très peu ; […] l’éponge ; l’eau froide sur ma main ; ah ! la tête dans l’eau ; quel saisissement ! c’est un charme, la tête dans la limpide eau qui ruisselle, qui bruit, qui roule et glisse et fuit, qui coule ; les oreilles trempées d’eau et bourdonnantes, les yeux clos puis ouverts dans le vert de l’eau, la peau agacée et frémissante, une caresse, comme une volupté ; oh ! cet été quelle joie d’aller à la mer ; sans doute irons-nous à Yport ; ma mère aime ce pays ; la forêt, la falaise ; ah ! dans la cuvette se plonger ; sur mon cou l’éponge jaillissante, sur ma poitrine la fraîcheur, un très peu parfumé, de la bonne eau ; ma serviette ; ouf ! (Lauriers : 67).

36Il en va de même dans un passage central de Leutnant Gustl. Après s’être assoupi sur une banquette au Prater, Gustl se réveille au petit matin. Encore engourdis de sommeil, ses sens, notamment le toucher et l’odorat, sont sollicités par la qualité printanière de l’air qui ouvre également les portes de la mémoire, et qui lui fait saisir en une sensation multiple et complexe, dans un va-et-vient entre présent, passé et aspirations futures, la dialectique même de la vie et de la mort :

  • 15  Les références de page du texte allemand renvoient à la réédition de 2002 (Fischer Verlag) ; celle (...)

37Es wird schon lichter… Und die Luft… ganz wie damals in der Früh’, wie ich auf Vorposten war und im Wald kampiert hab’… Das war ein anderes Aufwachen – da war ein anderer tag vor mir… Mir scheint ich glaub’s noch nicht recht. – Da liegt die Straße, grau, leer – ich bin jetzt sicher der einzige Mensch im Prater. – Um vier Uhr früh war ich schon einmal herunten, mit’m Pausinger – geritten sind wir – ich auf dem Pferd vom Hauptmann Mirovic und der Pausinger auf seinem eigenen Krampen – das war im Mai, im vorigen Jahr – da hat schon alles geblüht – alles war grün. Jetzt ist’s noch kahl – aber der Frühling kommt bald – in ein paar Tagen ist er schon da. – Maiglöckerln, Veigerln – schad‘, dass ich nichts mehr davon haben wird‘ – jeder Schubiak hat was davon, und ich muss sterben ! Es ist ein Elend ! Und die andern werden im Weingartl sitzen beim Nachtmahl, als wenn gar nichts g’wesen wär‘ – so wie wir alle im Weingartl g’sessen sind, noch am Abend nach dem Tag, wo sie den Lippay hinausgetragen haben… Und der Lippay war so beleibt… sie haben ihn lieber g’habt, als mich, beim Regiment – warum sollen sie denn nicht im Weingartl sitzen, wenn ich abkratz‘? – Ganz warm ist es – viel wärmer als gestern – und so ein Duft – es muss doch schon blühen… Ob die Steffi mir Blumen bringen wird ?15 (Leutnant Gustl : 73-74).

38Chez Else, ce sont également les sensations haptiques, notamment le contact de l’air avec la peau nue, qui suscitent des sensations particulièrement fortes. Contrairement à Gustl, dont la vie active impose une limite à la résurgence des sensations passées, l’existence oisive, ainsi que l’imagination débordante de la jeune femme, font de ces impressions sensorielles fortes le leitmotiv de sa personnalité : « Die Luft ist wie Champagner », « l’air est comme du champagne ».

5. Noyaux stabilisateurs et névralgies : Leitmotive

39Contrairement aux motifs de situation, qui servent à organiser des impressions uniques autour de dominantes sensorielles, l’emploi des leitmotive vise à faire émerger les noyaux stabilisateurs, aussi bien que les « névralgies » autour desquels se cristallise la personnalité du personnage principal.

40C’est à ce niveau que le lecteur peut constater une différence capitale entre l’œuvre de Dujardin et celle de Schnitzler. Comme Dujardin le résume plus tard dans son ouvrage consacré au monologue intérieur, c’est aux motifs situationnels, points de départ de ces poèmes en prose dont se composent les passages les plus denses et signifiants des Lauriers, qu’il donne sa préférence. Chez Schnitzler, au contraire, on peut constater un recours permanent à la technique des leitmotive, qui traversent l’ensemble de ses deux monologues intérieurs. Véritables incarnations et exemplifications des mécanismes de l’inconscient exposés par les travaux de Sigmund Freud, les leitmotive retracent les répétitions, les variations et les blocages qui rythment la lutte des désirs divergents du début à la fin de la nouvelles.

41Dans Leutnant Gustl, les répétitions et les variations des leitmotive rythment l’évolution du personnage et cristallisent ses points de référence et ses systèmes de valeurs. Tout d’abord, le code d’honneur du militaire, qui intervient à travers la répétition incessante du verbe « totschießen », « se tirer une balle dans la tête », et qui trouve son antipode dans la répétition du nom de sa maîtresse, « Steffi ». À cette dualité freudienne de la pulsion de mort et de la pulsion sexuelle se joint l’évocation d’une vie simple à la campagne, l’existence douce au sein de la famille, en compagnie de sa mère et de sa sœur Clara.

42Dans le cas de Fräulein Else, un seul leitmotiv principal exemplifie l’atmosphère si spéciale de l’éveil des sens à l’aube de l’âge adulte et l’attente impatiente d’un avenir proche fait de promesses et espoirs d’aventures passionnantes : « Die Luft ist wie Champagner » - « l’air est comme du champagne ». Avec ce pétillement de l’air, qui se prolonge de la peau nue et des cheveux débridés jusqu’à l’intérieur du corps de la jeune fille, où il suscite des fantasmes tantôt érotiques, tantôt morbides, Schnitzler condense ainsi l’essence inaltérée de la jeune femme avant sa corruption par le comportement d’autrui.

43Tout d’abord, c’est la première dépêche de la mère qui apporte une véritable mine de leitmotive de plus en plus douloureux. De la somme requise par ses parents jusqu’à l’adresse de l’envoi, des petites parcelles du texte se détachent de son support matériel pour entacher la conscience de la jeune femme, s’y greffer et la hanter. Ensuite, c’est la discussion pénible avec Dorsday, ainsi que ses scandaleuses demandes qui ajoutent une autre source de leitmotive névralgiques. La deuxième dépêche de la mère, qui apporte des petites variations aux motifs tirés du premier envoi, accroît encore l’urgence et la pénibilité. Contrairement au Leutnant Gustl où la répétition des leitmotive se fait de façon presque inaltérée, Fräulein Else est caractérisée par la contamination du leitmotiv initial par les interventions d’autrui. La fin de l’histoire, à savoir le dénudement devant l’ensemble des vacanciers, aussi bien que la tentative de suicide, peuvent ainsi être vues comme la tentative de la jeune femme pour imposer ses valeurs, qu’elle puise dans son imagination romanesque, face à la brutale réalité mercantile imposée par ses parents et par M. Dorsday.

  • 16 Pour les occurrences du leitmotiv, cf. Fräulein Else : 9 ; 17 ; 18 : 21 ; 26 ; 37 ; 42.

44Ce premier leitmotiv revient en tout sept fois16, la dernière fois lors de sa deuxième sortie à l’extérieur juste avant qu’elle ne retourne à l’hôtel pour se préparer en vue de la grande scène finale. C’est au cours de cette scène que le motif revient une dernière fois en tant que variante sémantique. Juste avant de se dénuder, Else se réjouit de la sensation du manteau de fourrure sur sa peau nue et elle frémit d’excitation à la pensée d’être dans quelques secondes au centre de tous les regards : « Köstlich rieselt es durch meine Haut. Wie wundervoll ist es nackt zu sein » (69, « Ma peau pétille délicieusement. Comme c’est merveilleux d’être nue »).

  • 17 Fräulein Else : 55 ; 56 ; 59 ; 61 : 63 ; 66.

45Vers la fin, nous trouvons de plus en plus de leitmotive douloureux, dont les deux principaux sont tirés du deuxième télégramme envoyé par la mère. À tout moment, la somme de 50 000 Gulden, presque le double de la somme requise initialement, s’insère dans le flux de plus en plus désordonné de ses pensées. À ce leitmotiv vient se joindre un second leitmotiv, également tiré du second télégramme : « Adresse bleibt Fiala » - « l’adresse [à laquelle il faut envoyer l’argent] reste Fiala »17. Ce détail insignifiant condense cependant toute la cruauté et l’indifférence de la mère d’Else, plus soucieuse de ces menus détails concernant l’envoi que par le bien-être de sa fille, qu’elle met dans une situation insupportable. Au moment de la grande scène, on lit : « Die Dame spielt nicht mehr. Der Papa ist gerettet. Fünfzigtausend ! Adresse bleibt Fiala ! Hahaha ! » (70 : « La dame a arrêté de jouer. Papa est sauvé. Cinquante mille ! l’adresse reste Fiala ! hahaha ! »). Et après la prise de véronal, quand commencent les hallucinations annonciatrices de la mort, on retrouve encore ces motifs du sacrifice : « Adresse bleibt Fiala, vergiss nicht. Es sind nur fünfzigtausend, und dann ist alles in Ordnung » (79 : « L’adresse reste Fiala, ne l’oublie pas. Ce ne sont que cinquante mille et puis tout rentre dans l’ordre »).

46Dans cet enchaînement des différents leitmotive, on trouve la cristallisation parfaite d’une structure d’ordre rhizomatique : au lieu d’une progression linéaire et d’une hiérarchie dans l’ordre de représentation, le monologue intérieur se développe dans toutes les directions, sans distinction entre sujets importants et banalités, représentant ainsi la multiplicité simultanée des contenus de conscience.

6. Polyphonies multiples : la structure rhizomatique du monologue intérieur

47Cette structure rhizomatique, qui confère au monologue intérieur l’illusion d’immédiateté inaltérée, aussi bien que d’authenticité brute, traverse tous les niveaux des trois ouvrages. Tout d’abord, on peut constater le refus de la hiérarchisation et de la séparation médiatique, aussi bien que générique, dans la mesure où les monologues de Dujardin et de Schnitzler empruntent à la musique et mélangent les genres littéraires. En même temps, c’est également la représentation de l’intériorité de la conscience qui est complètement déshiérarchisée. Ainsi ce sont tantôt le regard et la parole d’autrui, tantôt les désirs du personnage même qui prennent le dessus, sans qu’un seul système de valeurs n’émerge comme point de référence unique et fiable.

48C’est enfin à travers la représentation du corps même que le récit se trouve complètement déshiérarchisé. Car c’est la cadence de la marche qui rythme l’émergence des pensées, ce sont l’arrêt et le repos qui déclenchent des digressions par la remémoration ou par le rêve. Ainsi le lecteur se trouve face à une polyphonie de motifs différents, tous juxtaposés simultanément et sur le même plan.

49Si cette polyphonie, située aux antipodes de la polyphonie traditionnelle avec son caractère totalisant, est clairement inspirée de la juxtaposition des médias, des genres et des motifs dans l’œuvre d’art totale wagnérienne, la déshiérarchisation est poussée plus loin encore et laisse entrevoir la polyphonie d’un Charles Ives. De même que le compositeur américain, qui juxtapose plusieurs pièces en une seule, sans trancher en faveur d’une voix au détriment d’une autre, toutes les voix conflictuelles des monologues intérieurs chez Edouard Dujardin et chez Arthur Schnitzler sont situées sur le même plan. Si, plus tard, James Joyce va encore beaucoup plus loin pour ce qui est de l’aspect purement sonore d’une polyphonie à la fois en deçà et au-delà du langage (voir ici même l’article de D. O’Kelly), Dujardin et Schnitzler explorent tous les aspects de la représentation littéraire aux limites du dicible.

6.1. Polyphonies génériques

50La structure rhizomatique, déshiérarchisée et multiple, des monologues intérieurs d’Edouard Dujardin et d’Arthur Schnitzler est également illustrée par une hybridation à la fois médiatique et générique, ainsi que par le mélange carnavalesque des genres.

51Ainsi, dans le cas des Lauriers, de nombreux passages, notamment ceux organisés autour de motifs situationnels et à dominante sensorielle, représentent de véritables poèmes en prose, autant par leur densité sémantique que par leur composition délibérément sonore.

  • 18 Opéra-comique en trois actes créé le 29 décembre 1880 au Théâtre des Bouffes-Parisiens. Je me réfèr (...)

52Mais l’hybridation la plus spectaculaire, et prolifère – celle où, quoique ludiquement détournée, transparaît l’influence de Richard Wagner – consiste en l’imbrication d’extraits de partitions d’un air d’opérette. Plus précisément, l’air et le couplet dit « duo des dindons », tirés du premier acte de l’opéra-comique La mascotte d’Edmond Audran18 que Daniel Prince, le personnage principal des Lauriers, entend jouer dans la rue par un orgue de barbarie. Le modèle musical est des plus banals. Il s’agit de la septième pièce du premier acte de cette opérette ou Bettina, la mascotte, et Pippo le berger se confient leur amour. Ce duo a été retenu par la postérité comme le « duo des moutons et des dindons » :

Je sens lorsque je t’aperçois

Comme un tremblement qui m’agite

- Et moi, Betina, quand j’te vois

C’est étonnant comme je palpite

- Lorsque tu me parles voilà

Que dans mon p’tit coeur ça s’embrouille

- Moi quand tu me regardes, j’ai là

Comme une grosse bête qui me chatouille

(Refrain)

- J’aime bien mes dindons

- J’aime bien mes moutons

- Quand ils font leurs doux glou glou glou

- Quand chacun d’eux fait bê bê bê

- Mais… j’taime mieux qu’mes dindons

- J’t’aime mieux qu’mes moutons

- Quand chacun d’eux fait bê bê bê – glou glou glou – bê – glou glou glou….

53Chez Dujardin, cette rengaine des plus insignifiantes, exécutée d’une façon on ne peut plus banale, devient la source d’une longue suite d’associations de pensées gravitant autour du thème de l’amour et structurée par des leitmotive wagnériens :

Où est l’orgue de Barbarie ? derrière, quelque part, j’entends sa voix criarde et douce… » j’taim mieux qu’mes dindons »… un chant qui va et recommence…

Le calme d’une voix qui naît, sous un paysage calme, dans un calme amoureux, et le désir très contenu d’une naissante voix ; et la voix répondante, équivalente et plus haute, ascendante, calme et ténue, ascendante en le désir ; sous le site toujours naïf et dans ces naïfs cœurs, l’ascendance monotone, alternée, calme, d’une très douce angoisse ; le simple doux chant qui s’enfle et le simple rythme ; entre les feuillages frais, parmi la sourdine des bruits quelconques, voix grêle, s’enfle le chant criard et doux, la monotone litanie, le fixe rythme des lentes danses ; et surgit l’amour… (Lauriers : 83).

  • 19 Pour le connaisseur extraordinaire des œuvres wagnériennes qu’était Edouard Dujardin, les moutons d (...)
  • 20 Le champ lexical de l’élévation qui domine dans ce paragraphe renvoie très clairement au fameux pré (...)

54Ainsi le substrat le plus banal et très insignifiant devient le point de départ d’une élévation poétique – « voix ascendante » ; « croissance du désir » ; « ascendance » ; « s’enfle » – qui semble condenser à la fois les tourments délicieux du Tristan19 et l’élévation spirituelle du Lohengrin20.

55En juxtaposant les notes de La mascotte aux pensées de Daniel Prince, Dujardin exemplifie ainsi l’hétérogénéité simultanée et déshiérarchisée dont notre conscience est le lieu. En même temps, le passage en vers libres qui lui fait suite rehausse l’analogie structurelle entre la technique de composition basée sur des leitmotive – lent ; calme ; voix ; amour – et le processus de cristallisation, répétition et variation dans lequel s’articulent et se forment la conscience et la mémoire.

56Si le Leutnant Gustl d’Arthur Schnitzler, très sobre dans sa composition, ne gagne sa polyphonie que de l’intérieur même du texte, Fräulein Else renoue avec l’hybridité générique des Lauriers. Tout d’abord, le lecteur averti constatera l’imbrication de deux dépêches lues par Else, qui, loin d’être aussi accessoires que les lettres de Léa dans l’œuvre de Dujardin, ont une fonction capitale dans la structuration du texte. Ainsi des mots et des bouts de phrases se détachent de la dépêche pour venir contaminer la pensée d’Else, s’incruster dans sa conscience et la hanter.

  • 21 Plus précisément les quatre lettres de la ville d’Asch, d’où était originaire la famille de sa fian (...)
  • 22 Entre autres les références aux archétypes de la Commedia dell’arte avec Pierrot – no. 2 – et Arleq (...)
  • 23 « Florestan den Wilden, / Eusebius den Milden, /Tränen und Flammen / Nimm sie zusammen / In mir bei (...)

57De même que chez Dujardin, l’hybridation la plus spectaculaire est l’imbrication d’extraits de partitions qui illustre la simultanéité des impressions et pensées. Chez Schnitzler, cette imbrication encadre et rythme la catastrophe même du drame d’Else, le moment fatidique où elle se dénude devant tout le monde dans la salle de jeux de l’hôtel. Au moment même où elle entre dans le salon, elle entend et voit jouer par un des hôtes de l’établissement le Carnaval op. 9 de Robert Schumann, dont Schnitzler intègre à cet endroit deux extraits de la partition. Rien que le choix de cette pièce, qui rehausse encore le caractère performatif du comportement d’Else et nous révèle la comédie humaine dans son jeu de masques, témoigne des grandes connaissances pianistiques de l’auteur. Les 22 morceaux de l’œuvre sont composés autour de motifs dérivés de la transcription en notes des quatre lettres A-S-C-H21. Les titres des pièces dédoublent encore les jeux de masques musicaux par une foule de références intertextuelles22. Mais il y plus : le morceau, fébrile et fuyant, dont sont tirés ces premiers extraits est intitulé « Florestan », qui est le nom d’un des doubles du compositeur Robert Schumann – et justement celui, qui est caractérisé comme étant l’impétueux et le sauvage23.

58Il en va de même pour Else, elle aussi dotée d’une personnalité multiple, tiraillée entre, d’une part les exigences de sa famille et de la société en général et, de l’autre, ses désirs et appétits démesurés. Loin d’être contente de jouer le rôle de la fille parfaite de bonne famille, elle veut embrasser et incarner tous les rôles de la comédie humaine. Au moment où elle se dénude pour son ultime performance, Schnitzler intègre un autre extrait du Carnaval de Schumann, le début de la 14e pièce, Reconnaissance, qui dédouble et renforce le ton parodique de cette scène de scandale :

Die Dame spielt weiter. Köstlich rieselt es durch meine Haut. Wie wundervoll ist es nackt zu sein. Die Dame spielt weiter, sie weiß nicht, was hier geschieht. Niemand weiß es.

  • 24 « La dame continue de jouer. Délicieux, ce frisson qui parcourt ma peau. Quelle merveille d’être nu (...)

Keiner noch sieht mich. Filou, Filou ! Nackt steh ich da. Dorsday reißt die Augen auf. Jetzt endlich glaubt er es. Der Filou steht auf. Seine Augen leuchten. Du verstehst mich, schöner Jüngling. « Haha ! » Die Dame spielt nicht mehr. Der Papa ist gerettet. Fünfzigtausend ! Adresse bleibt Fiala ! « Ha, ha, ha ! » Wer lacht denn da ? Ich selber ? « Ha, ha, ha ! » Wer lacht denn da ? Ich selber ? « Ha, ha, ha ! Zu dumm, dass ich lache. Ich will nicht lachen, ich will nicht. « Haha ! »24 (Fräulein Else : 69-70).

  • 25 « Le rire carnavalesque est lui aussi dirigé vers le supérieur, vers la mutation des pouvoirs et de (...)
  • 26 Le paroxysme du drame d’Else dans la scène de son dénudement où elle est le centre vivant et incand (...)

59On ne peut pas rester insensible au décalage entre le sujet tragique de la scène et le ton joyeux et cavalier de cette musique qui serait plus à sa place dans une représentation de cirque. Cependant, ce décalage entre tragique et comique se trouve également à l’intérieur du discours d’Else à ce moment, un discours fragmenté en une foule de petits motifs émanant de toutes les voix conflictuelles au sein de sa conscience, voix qui convergent toutes vers une dernière éruption, et fusionnent dans son rire. Ce rire d’Else, à la fois contestataire, joyeux et hystérique, c’est le rire carnavalesque25 au plein sens bakhtinien. C’est le rire qui découle de la découverte de la « relativité joyeuse de toute structure sociale, de tout ordre, de tout pouvoir et de toute situation hiérarchique »26. En même temps, ce rire du personnage principal se présente comme forme ultime de la critique littéraire, dans la mesure où il cristallise, issue des cendres du vieux roman homophone bourré de clichés, l’émergence du monologue intérieur comme genre polyphonique.

7. Performances sociales et paroles d’autrui

  • 27 « Intermédialité » est un néologisme de l’auteur pour désigner le mélange des média qui donne lieu (...)

60Comme on l’avait pu voir ci-dessus, les monologues intérieurs de Schnitzler – Else encore plus que Gustl – et de Dujardin se distinguent par l’hybridation des genres, qui englobe également des phénomènes d’« intermédialité »27 – notamment l’inclusion de la musique. Cette caractéristique générique se prolonge à l’intérieur des textes, notamment dans l’organisation du discours qui devient alors profondément polyphonique. Orienté de l’extérieur vers l’intérieur, un premier aspect de cette polyphonie réside dans la représentation des performances sociales sous le regard d’autrui, qui lui-même se révèle être une construction du sujet monologique. Encore une fois, c’est dans l’œuvre de Mikhaïl Bakhtine qu’on trouve une description très concise de cet aspect clé du monologue intérieur :

La conscience de soi est sans cesse doublée par la conscience qu’en a autrui ; le « moi pour moi-même » se réfère constamment au « moi pour les autres ». C’est pourquoi le mot du héros sur lui-même se construit sous l’influence incessante du mot d’autrui à son sujet (Bakhtine : 285).

61Ce que Bakhtine écrit au sujet des romans de Dostoïevski est encore plus pertinent concernant le monologue intérieur, où l’affrontement dialogique entre Moi et autrui s’est intériorisé. Ainsi, penser aux réactions et jugements d’autrui fait office de basso continuo à toutes les pensées, paroles et actions des trois personnages chez Schnitzler et chez Dujardin. Dans le monologue intérieur, l’autre, sous l’aspect dépersonnalisé et substantiellement étranger d’autrui, n’est plus un interlocuteur pour le sujet à la recherche de lui-même, mais se résume dans un regard porteur de jugements. Cependant, cette même hantise du regard d’autrui trahit la nostalgie d’un interlocuteur en particulier et, en général, d’un univers sympathique et résonant. Dans un monde sans transcendance, Daniel Prince, Gustl et même Else partagent ainsi l’espoir qu’une performance réussie, c’est-à-dire conforme aux règles du jeu social, leur apportera l’approbation, la sympathie et, par voie de conséquence, un sentiment d’autovalorisation.

62Commençons par les Lauriers, où la performance pour autrui devient une source intarissable de comique. Un comique de l’absurde, qui nous fait découvrir en même temps la solitude existentielle de l’homme fin de siècle, pour qui la dichotomie ontologique du monde et de « l’arrière-monde » a été remplacée par celle, performative, entre avant- et arrière-scène (Goffman, 1959). Tiraillé entre ce qu’il est et ce qu’il veut être, ou plutôt, paraître, Daniel Prince est à la fois acteur, spectateur et critique de sa propre vie. Son monologue intérieur est ainsi truffé d’exhortations et d’admonestations adressées à lui-même. Toute interaction sociale, toute action sous le regard des autres – réels ou imaginaires – acquiert alors la complexité dramatique d’une tragédie racinienne. Ainsi Prince entre au café, comme les princes raciniens entrent en guerre :

Le garçon. La table. Mon chapeau au portemanteau. Retirons nos gants ; il faut les jeter négligemment sur la table, à côté de l’assiette ; plutôt dans la poche du pardessus ; non, sur la table ; ces petites choses sont de la tenue générale. Mon pardessus au portemanteau ; je m’assieds ; ouf ! j’étais las. Je mettrai dans la poche de mon pardessus mes gants (Lauriers : 47).

63Une fois fini le premier acte – passer commande auprès du serveur, la performance du deuxième acte – manger comment et combien – se présente comme un autre nœud gordien :

J’ai laissé un appétissant petit morceau de sole ; bah ! Je ne vais pas, en le prenant, me rendre ridicule. Excellent serait ce petit morceau blanc, avec les raies qu’ont marquées les arêtes. Tant pis ; je ne le mangerai pas (Lauriers : 49).

64Le projet suivant, qui consiste à vouloir envoyer un billet doux à une femme mariée aperçue à une table en face, échoue de façon particulièrement spectaculaire. Après plus d’une page de tergiversations, d’esquisses et de ratures, Prince finit par manger son ébauche de billet doux faute d’avoir trouvé une façon plus convenable de s’en défaire sans attirer l’attention (Lauriers : 50).

  • 28 Image métonymique congéniale pour résumer la crise du roman dont Dujardin s’extirpe grâce aux innov (...)

65Même l’amour pour Léa relève davantage de la performance que de la passion véritable. Comme pour la pièce de sole goûteuse laissée sur l’assiette et pour le billet doux avorté et ingéré28, la réflexion empêche l’action – et la jouissance : « Ah ! la chère pauvre, je veux l’aimer, et d’un dévot amour, comme il faut aimer, non comme les autres aiment » (Lauriers : 54). Uniquement préoccupé par un « comme il faut », qui renvoie davantage aux idées d’amours romanesques qu’aux amours réelles, Prince reste bouche bée quand un ami lui annonce ses fiançailles, lui révélant alors que l’amour peut être une chose parfaitement simple et heureuse : « Se marier ; épouser une femme aimée ; pouvoir épouser une femme qu’on aime : l’avoir. On trouverait donc ces choses, se marier, être ensemble, avoir sa femme » (ibid). Pour Prince, comme plus tard pour Else, l’imaginaire l’emporte sur la réalité. Ainsi que le fait remarquer Jean-Pierre Bertrand dans son introduction aux Lauriers, la narcissique et roublarde Léa est « la partenaire idéale (parce que farouche et capricieuse) d’une parole solipsiste » (op. cit. : 20). Au lieu d’une maîtresse en chair et en os, capable de satisfaire ses désirs charnels, mais aussi de lui opposer la résistance d’une conscience réelle, « Léa est une pourvoyeuse de fantasmes et de scénarios imaginaires » (op. cit : 21), source intarissable d’une transposition du symbolique dans le monde réel.

66Dans les deux monologues intérieurs de Schnitzler, la thématique de la performance sociale sous le regard d’autrui se présente d’une façon nettement plus dramatique. Malgré un grand nombre d’aspects comiques, ce comique-là se présente le plus souvent sous la forme de l’absurde et illustre l’aliénation entre le héros et le monde qui l’entoure. Ainsi, tout l’incipit de Gustl est structuré par l’antagonisme entre ses propres désirs – la fin de l’exécution musicale qui l’ennuie au plus haut point – et la crainte de trop détonner s’il les réalise.

67Par la suite, le drame se noue uniquement parce que Gustl ne veut pas perdre la face devant un public imaginaire. Même si le maître boulanger est le seul à être au courant de leur différend, et qu’il ait fait preuve d’une grande discrétion et de compréhension face au jeune lieutenant, grossier et impétueux, la possibilité infime que quelqu’un aurait pu être témoin de la scène effraie Gustl au point de préférer planifier son suicide. Mieux encore, même après s’être convaincu que le boulanger n’allait parler à personne, le mépris que Gustl s’imagine rencontrer auprès de ses camarades continue de l’obnubiler. Mais à l’annonce de la mort du boulanger, ce débat intérieur prend fin et le positivisme vital de Gustl reprend le dessus. Débarrassé du témoin gênant, il se sent à nouveau bien dans sa peau de militaire et dans son uniforme dont il croit rencontrer partout le reflet étincelant dans les yeux de ses concitoyens.

68Dans Fräulein Else, la thématique du regard et de la parole d’autrui est développée dans toute sa complexité. D’un côté Else, curieuse et ouverte sur le monde, reprend, soi-disant entre guillemets, des mots et expressions qui caractérisent les gens de son entourage. Ainsi le mot anglais « dinner », employé par Cissy, la maîtresse secrète de son cousin, qui lui semble exemplifier l’affectation même de cette personne (Fräulein Else : 20). En même temps, elle redoute particulièrement l’aspect d’elle-même qu’autrui pourrait retenir comme négatif ou risible. Après avoir reçu la première dépêche de sa mère, elle craint le regard, non seulement des autres hôtes, mais même celui des employés de l’hôtel qu’elle soupçonne d’être au courant de sa situation (Fräulein Else, 22-25). Et c’est pour se libérer de cette peur et de cette contrainte qu’elle fait une fuite en avant et s’exhibe devant tout le monde.

69Pour les deux monologues intérieurs de Schnitzler, on peut alors constater que l’aliénation du Moi face à autrui se perpétue à l’intérieur de la psyché, qui se divise en une foule de voix conflictuelles. Le Moi peut alors devenir étranger à lui-même, et la polyphonie conduire à l’aliénation au sens clinique. Ainsi Else, arrivée au paroxysme de la démultiplication du Moi dans la scène du dénudement, ne reconnaît plus sa propre voix quand elle éclate de rire.

8. Durée et mouvement

70Contrairement à Fräulein Else, la polyphonie des voix dans Les Lauriers aussi bien que dans Leutnant Gustl, est organisée et structurée par le rapport physique des personnages au monde, plus précisément, par la marche. Dans ses deux œuvres, la marche du personnage principal se substitue à la trame narrative traditionnelle. À la fois moyen de localisation, structuration dans l’espace-temps et instrument de rythmisation du récit, elle se présente comme élément clé de leurs monologues intérieurs. Au lieu d’un parcours tout tracé, que le personnage semble seulement avoir à suivre afin d’arriver à un aboutissement où on sent pleinement la présence de l’auteur, la marche, en tant que but en soi, introduit un élément libérateur. Reliant la vie intérieure à la vie extérieure, les sensations aux impressions, la marche semble ainsi ouvrir le récit vers la plénitude du ressenti et du demi-conscient, sans passer par le filtre structurant de la conscience articulée et logique.

71Ainsi au chapitre 3 des Lauriers, quand Prince marche à côté de son ami Paul et que les souvenirs d’autres déambulations le long d’autres chemins commencent à resurgir dans sa mémoire, au rythme des pas :

Nous marchons, Paul et moi, dans les rues. En face de nous, le boulevard Malesherbes, une pâle brise. Je voudrais être là-bas, à la campagne, chez mon père, dans les champs nocturnes seul, seul, oh ! seul à marcher ; il fait si bon, la nuit, parmi les campagnes, à aller, un bâton à la main, tout droit, rêvant des choses possibles, en silence, dans les grandes seules campagnes, sur les profondes routes, si bon il fait, si bon !…. Nous marchons, Paul et moi, à côté l’un de l’autre (Lauriers : 60.)

72Pour Gustl aussi, la marche lui permet de se libérer de ses préoccupations funestes et de renouer en même temps, à travers ses sens, avec son environnement et les souvenirs de sa famille et sa vie antérieure à la campagne :

  • 29 « Ça c’est pas mal, voilà, je suis au Prater maintenant… au beau milieu de la nuit… si j’avais pens (...)

Das ist nicht schlecht, jetzt bin ich gar im Prater… mitten in der Nacht… das hätt' ich mir auch nicht gedacht in der Früh', dass ich heut' nacht im Prater spazieren geh'n werd'... Was sich der Sicherheitswachmann dort denkt?... Na, geh'n wir nur weiter… es ist ganz schön… [...] die Luft ist angenehm, und ruhig ist es...sehr… Zwar, ruhig werd' ich's jetzt bald haben, so ruhig, als ich's mir nur wünschen kann. Haha! - Aber ich bin ja ganz außer Atem… ich bin ja gerannt wie nicht g'scheit...langsamer, langsamer, Gustl, versäumst nichts, hast gar nichts mehr zu tun - gar nichts, aber absolut nichts mehr! - Mir scheint gar, ich fröstel'? [...] Was riecht denn da so eigentümlich?... Es kann doch noch nichts blühen?... Was haben wir denn heut'? - Den vierten April...freilich, es hat viel geregnet in den letzten Tagen...aber die Bäume sind beinah' noch ganz kahl...und dunkel ist es, hu! Man könnt' schier Angst kriegen...Das ist eigentlich das einzigemal in meinem Leben, dass ich Furcht gehabt hab', als kleiner Bub, damals im Wald...aber ich war ja gar nicht so klein...vierzehn oder fünfzehn...Wie lang' ist das jetzt her? - Neun Jahr'...freilich - mit achtzehn war ich Stellvertreter, mit zwanzig Leutnant...und im nächsten Jahr werd' ich… (Schnitzler, 1906 : 66-67)29.

73Dans ces deux exemples, on peut constater que la rythmisation des mouvements corporels par la marche se propage et s’étend jusqu’à la pensée, permettant ainsi aux personnages de se cerner et de faire ainsi le tour d’eux-mêmes, en un instant de plénitude.

  • 30 « Zum wievielten Mal lauf ich jetzt eigentlich um das Hotel herum ? » (Fräulein Else : 52).

74Pour Else, la marche se présente sous un tout autre jour. Mouvement fébrile entre les chambres de l’hôtel et l’air pur de la forêt et de la montagne à l’extérieur, elle ressemble alternativement aux mouvements d’un fauve en cage et au volettement d’un papillon qui se heurte contre une vitre. Là où la marche des deux hommes trace une ligne de fuite à travers les deux capitales, Else tourne en rond, s’épuise dans les répétitions avant de tenter de s’échapper par la mort30.

75Son échappatoire, Else la trouve non pas dans l’éloignement physique, mais dans l’exercice de ses facultés d’imagination. Dans la mesure où l’étau se resserre autour d’elle, elle se réfugie dans une durée intérieure déconnectée de l’écoulement fatidique du temps extérieur, substitue le rêve à la réalité, quitte à faire du monde son lieu de scène, sa représentation.

9. Conclusion : au plus près de la durée intérieure – l’illusion d’authenticité du monologue intérieur

Le monologue intérieur est, dans l’ordre de la poésie, le discours sans auditeur et non prononcé, par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l’inconscient, antérieurement à toute organisation logique, c’est-à-dire en son état naissant, par le moyen de phrases directes réduites au minimum syntaxial, de façon à donner l’impression « tout-venant » (Monologue, Annexe : 234).

76C’est avec cette définition formulée par édouard Dujardin en 1931 qu’on avait commencé cette étude. Au cours des pages précédentes, on a pu voir l’influence libératrice de la musique, notamment des concepts de motif et de leitmotiv, sur l’organisation du récit littéraire dans le monologue intérieur. En remplaçant la structure linéaire d’une narration par un rhizome de motifs et de leitmotive, et en morcelant la syntaxe à l’image des unités significatives d’une œuvre musicale, les monologues intérieurs d’édouard Dujardin et d’Arthur Schnitzler donnent en effet l’impression de « tout-venant ». Tout en retraçant ainsi les mouvements de l’inconscient dans ses méandres souterrains, les deux auteurs revisitent aussi les différences des médias et des genres. Plus encore que la mélodie continue wagnérienne, capable d’intégrer les genres et factures de provenances les plus diverses, les deux auteurs aboutissent à une polyphonie des genres et des styles qui, par leurs connexions souvent inattendues, ouvrent des voies nouvelles pour la représentation littéraire.

77Mais là où le monologue intérieur se rapproche le plus de l’art musical, c’est dans sa poétique de réception. Récit-partition composé de morceaux de longueur et d’intensité très inégaux, les monologues intérieurs d’Édouard Dujardin et d’Arthur Schnitzler semblent nous transporter dans la durée intérieure des personnages. En s’inspirant de la structure temporelle des œuvres musicales, le temps fictionnel du monologue intérieur devient un gage d’authenticité et d’immédiateté. Et c’est dans cette illusion de l’immédiat et de l’authentique que réside justement la virtuosité des deux auteurs.

Haut de page

Bibliographie

Audran Edmond, Chivot Henri, Duru Alfred ([1881] 1900), La mascotte, J. Tallandier, Paris.

Bakhtine Mikhaïl ([1929] 1998), La poétique de Dostoïevski, Collection « Points », Éditions du Seuil, Paris.

Bergson Henri ([1889] 2007), Essai sur les données immédiates de la conscience, Collection « Quadrige », PUF, Paris.

Bergson Henri ([1896] 2008), Matière et mémoire, Collection « Quadrige », PUF, Paris.

Bertrand Jean-Pierre, Biron Michel, Dubois Jacques, Pâque Jeannine (1996), Le roman célibataire – D’« À rebours » à « Paludes », José Corti, Paris.

Deleuze Gilles ([1968] 2011), Différence et répétition, collection « Epimethée », PUF, Paris.

Deleuze Gilles (1980), Mille plateaux, Éditions de Minuit, Paris.

Dujardin Édouard ([1887] 2001), Les lauriers sont coupés, Flammarion, Paris.

Dujardin Édouard ([1931] 2018), « Le monologue intérieur. Son apparition, ses origines, sa place dans l’œuvre de James Joyce ». Modèles linguistiques, vol.76, 209-271.

Goffman Erving (1959), The Presentation of Self in Everyday Life, Anchor Books/ Doubleday, New York.

Leblanc Cécile (2005), Wagnérisme et création en France 1883-1889, Honoré Champion, Paris.

Le Rider Jacques (2003), Arthur Schnitzler, Collection « Voix allemandes », Éditions Belin, Paris.

Rosa Hartmut (2016), Resonanz - Eine Soziologie der Weltbeziehung, Suhrkamp Verlag, Berlin.

Schnitzler Arthur ([1924] 2005), Fräulein Else, Reclam Verlag, Stuttgart.

Schnitzler Arthur ([1906] 2002), « Leutnant Gustl », Erzählungen, S. Fischer Verlag, Francfort sur le Main.

Schnitzler Arthur, ([1906] 1994), « Le sous-lieutenant Gustl », Romans et nouvelles tome I, Le livre de poche, Paris.

Schnitzler Arthur, ( [1924] 1996), « Mademoiselle Else », Romans et nouvelles tome II, Le livre de poche, Paris.

Haut de page

Notes

1 Le texte du Monologue intérieur. Son Apparition. Ses origines. Sa place dans l'œuvre de James Joyce. Avec un index des écrivains, augmenté de notes de la rédaction, est reproduit ici même en annexe (205-267) ; les références des extraits revoient à pagination de l'Annexe.

2 On se sert du modèle de Gilles Deleuze, surtout pour les aspects de la multiplicité d’éléments hétérogènes mis sur le même plan, sans hiérarchie préétablie ainsi que celui de la connexion d’éléments hétérogènes qui permet à chaque point d’un rhizome de se détacher et de se rattacher à tout moment à un autre. Ce sont ces deux caractéristiques qui cristallisent justement l’innovation fondamentale du monologue intérieur et sa rupture avec la hiérarchie des récits traditionnels. Cf. Gilles Deleuze, 1980 : 13-16 ; 1968 : 236-7.

3 Jean-Pierre Bertrand, Michel Biron, Jacques Dubois, Jeannine Paque (1996), Le roman célibataire – D’« À rebours » à « Paludes », José Corti, Paris.

4 C’est grâce à Dujardin que la revue rassemblait les grands créateurs tels que Mallarmé, qui y tenait une chronique théâtrale, ou encore Huysmans, qui était un autre contributeur fréquent. Cf. la réimpression de La Revue indépendante (1970) aux éditions Slatkine, Genève.

5 Pour la carrière de créateur touchant à tous les genres et l’importance de son rôle de manager du symbolisme et du wagnérisme, cf. Cécile Leblanc, 2005 : 241-322.

6 Professeur de Dukas et de Debussy, c’est à ce même Guiraud que nous devons l’opéra Frédégonde, qui inspirera le magnifique article de Marcel Proust : « Figures parisiennes, Camille Saint-Saëns », en même temps qu’une scène cruciale de son Jean Santeuil : « Guerre déclarée entre Jean et les Marmet. La première de Frédégonde ».

7 Litanies, mélopées pour chant et piano (1888), dont il parle dans une lettre à Vittorio Pica, dans édouard Dujardin, Les Lauriers sont coupés (2001), Jean-Pierre Bertrand éd. GF Flammarion, Paris (126-127).

8 Lettre de Dujardin à ses parents du 13 juin 1886, Lauriers : 125.

9 Notamment dans le cycle Anatole de 1883. Cf. Jacques Le Rider, Arthur Schnitzler, 2003 : 32.

10 Sa seule activité critique continuelle et approfondie consiste en la critique, au sens d’analyse de lui-même, dans son journal intime.

11 L’exemple le plus connu est l’accord de Tristan qui, dans son insistance sur la sensible avec la tension presque insupportable tirant vers la tonique, exprime toute la force du désir qui habite les amants maudits.

12 La meilleure définition de ces qualités viscérales des leitmotive wagnériens se trouve peut-être dans La Prisonnière : « Je me rendais compte de tout ce qu’a de réel l’œuvre de Wagner, en revoyant ces thèmes insistants et fugaces qui visitent un acte, ne s’éloignent que pour revenir, et parfois lointains, assoupis, presque détachés, sont à d’autres moments, tout en restant vagues, si pressants et si proches, si internes, si organiques, si viscéraux qu’on dirait la reprise moins d’un motif que d’une névralgie » (Marcel Proust, RTP III : 665).

13 « Et qu’est-ce que j’aurai eu de la vie ? – Il y a tout de même une chose que j’aurais aimé faire : c’est une guerre – mais pour ça, j’aurais pu attendre longtemps … Tout le reste, je connais … Que la fille s’appelle Steffi ou Cunégonde, c’est bien du pareil au même – Et les plus belles opérettes, je les connais aussi – et Lohengrin, j’y suis allé douze fois – et ce soir, j’étais même à un oratorio – et un boulanger m’a traité de jeune imbécile – ma parole, c’est vraiment complet ! – Et je ne suis plus curieux de rien … Allons, rentrons à la maison, doucement, tout doucement » (Gustl : 662-663). Les références de pages renvoient à la traduction de 1994, cf. bibliographie).

14 « A l’intérieur, les lumières, le reflet des rouges et des dorés ; la rue plus sombre ; sur les glaces une buée. « Dîner à trois francs… bock, trente centimes. » Jamais Léa ne voudrait dîner là. Entrons. Entrons. Il faut relever un peu les pointes de mes moustaches, ainsi.
Illuminé, rouge, doré, le café ; les glaces étincelantes ; un garçon au tablier blanc ; les colonnes chargées de chapeaux et de pardessus. […] Le garçon. La table. Mon chapeau au porte-manteau […] Mon pardessus au porte-manteau ; je m’assieds ; ouf ! j’étais las. Je mettrai dans la poche de mon pardessus mes gants. Illuminé, doré, rouge, avec les glaces, cet étincellement ; quoi ? le café ; le café où je suis. Ah ! j’étais las. Et le consommé ? La glace devant moi reflète le cadre doré ; le cadre doré qui est donc derrière moi ; ces enluminures sont vermillonnées, les feux de teintes écarlates ; c’est le gaz tout jaune clair qui allume les murs ; jaunes aussi du gaz, les nappes blanches, les glaces, les verreries » (Lauriers  : 7).

15  Les références de page du texte allemand renvoient à la réédition de 2002 (Fischer Verlag) ; celles de la traduction se trouvent dans le recueil Romans et nouvelles, tome I, édité par Le Livre de poche (1994), voir bibliographie. « Il y a déjà plus de lumière… Et l’air… exactement comme autrefois, au petit matin, quand j’étais en avant-poste et que j’ai bivouaqué dans la forêt… C’était autre chose comme réveil – et c’était un autre jour qui m’attendait… J’ai l’impression que je n’y crois pas encore vraiment. – Voilà la rue, grise, déserte – sûr que je suis tout seul au Prater, maintenant. – Je suis déjà venu une fois ici à quatre heures du matin, avec Pausinger – on était à cheval – moi, j’avais celui du capitaine Mirovic, et Pausinger montait son propre canasson – c’était en mai, l’an dernier – tout était déjà en fleurs – tout était vert. Aujourd’hui, il n’y a encore rien de tout ça – mais le printemps ne va pas tarder – dans quelques jours, il sera là. – le muguet, les violettes – dommage, je serai plus là pour en profiter — le dernier des miteux peut en profiter, et moi, il faut que je meure ! Quelle misère ! Et les autres, ils dîneront sous les tonnelles, chez le vigneron, comme si de rien n’était – exactement comme nous nous y sommes tous retrouvés, le soir même où ils ont emporté Lippay … Et pourtant, tout le monde l’aimait bien, Lippay… Ils l’aimaient mieux que moi, au régiment – pourquoi est-ce qu’ils ne pourraient pas se retrouver chez le vigneron, quand je crèverai ? – Il fait bien chaud – beaucoup plus chaud qu’hier – et puis ce parfum – sûr que ça commence quand même à fleurir… Est-ce que Steffi m’apportera des fleurs ? » (Mademoiselle Else : 663-664.

16 Pour les occurrences du leitmotiv, cf. Fräulein Else : 9 ; 17 ; 18 : 21 ; 26 ; 37 ; 42.

17 Fräulein Else : 55 ; 56 ; 59 ; 61 : 63 ; 66.

18 Opéra-comique en trois actes créé le 29 décembre 1880 au Théâtre des Bouffes-Parisiens. Je me réfère à la réduction pour piano et chant des éditions Choudens de 1881 : http://imslp.nl/imglnks/usimg/8/85/IMSLP237399-SIBLEY1802.22056.648d-39087011227800score.pdf, dernier accès 14 avril 2018.

19 Pour le connaisseur extraordinaire des œuvres wagnériennes qu’était Edouard Dujardin, les moutons du Duo des dindons peuvent être perçus comme une référence ironique au fameux air du pâtre dans Tristan – le « chant alterné » semble également renvoyer au sujet bucolique.

20 Le champ lexical de l’élévation qui domine dans ce paragraphe renvoie très clairement au fameux prélude de Lohengrin que les descriptions de Franz Liszt, puis de Charles Baudelaire avaient également consacré sur le plan littéraire. Contrairement aux personnages de la Mascotte, Lohengrin, fils de Parsifal, préfère son volatile, le cygne, à sa bien-aimée et finit par la quitter pour regagner son royaume céleste à la fin de l’opéra.

21 Plus précisément les quatre lettres de la ville d’Asch, d’où était originaire la famille de sa fiancée de l’époque, Ernestine von Fricken. Les quatre lettres sont traduites par les notes la, mi-bémol, do et si.

22 Entre autres les références aux archétypes de la Commedia dell’arte avec Pierrot – no. 2 – et Arlequin – no. 3 – aussi bien qu’aux deux influences musicales primordiales de l’époque, Chopin – no. 12 – et Paganini – no. 16.

23 « Florestan den Wilden, / Eusebius den Milden, /Tränen und Flammen / Nimm sie zusammen / In mir beide / Den Schmerz und die Freude » (Robert Schumann, Liebeszeiten an Clara).

24 « La dame continue de jouer. Délicieux, ce frisson qui parcourt ma peau. Quelle merveille d’être nue. La dame continue de jouer, elle ignore ce qui se passe ici. Tout le monde l’ignore. [extrait de partition] Personne ne peut me voir encore. Filou, filou ! Je suis nue. Dorsday écarquille les yeux. Il le croit enfin. Le filou se lève. Ses yeux étincellent. Toi, mon beau, tu me comprends. « Haha ! » La dame s’est arrêtée de jouer. Papa est sauvé. Cinquante mille ! Adresse toujours Fiala ! « Ha ha ha ! » Qui est-ce qui rit ? Moi-même ? « Ha ha ha ! » Qui sont ces visages autour de moi ? « Ha ha ha ! » ça m’embête de rire. Je ne veux pas rire, je ne veux pas. « Ha ha ha ! » (Mademoiselle Else : 523-524).

25 « Le rire carnavalesque est lui aussi dirigé vers le supérieur, vers la mutation des pouvoirs et des vérités, des ordres établis. Il englobe les deux pôles du changement, se rapporte à son processus, à la crise même. Dans l’acte du rire carnavalesque s’allient la mort et la renaissance, la négation (la raillerie) et l’affirmation (la joie). C’est un rire profondément universel, cosmogonique » (Bakhtine, 1998) : 85).

26 Le paroxysme du drame d’Else dans la scène de son dénudement où elle est le centre vivant et incandescent de tous les regards, suivi de son effondrement et de sa mort paraît comme un exemple-type de la scène de scandale propre à la satire ménipéenne – Bakhtine, (op.cit. : 74 )et du concept dialectique de « l’in-détronisation » (loc. cit., : 83).

27 « Intermédialité » est un néologisme de l’auteur pour désigner le mélange des média qui donne lieu à la polyphonie des voix (Note des éditeurs).

28 Image métonymique congéniale pour résumer la crise du roman dont Dujardin s’extirpe grâce aux innovations des Lauriers !

29 « Ça c’est pas mal, voilà, je suis au Prater maintenant… au beau milieu de la nuit… si j’avais pensé ce matin que j’irais me promener au Prater cette nuit… Qu’est-ce que le sergent de ville là-bas peut bien penser ?…. Bah, continuons de marcher… c’est fort beau… […] l’air est agréable, et quel silence… c’est fou… Dame, pour le silence, je vais bientôt être servi. Ha ha ! Mais c’est que je suis complètement hors d’haleine… c’est pas raisonnable comme j’ai couru… moins vite, Gustl, moins vite, y a plus le feu, maintenant, tu n’as plus rien à faire – plus rien, ab-so-lu-ment plus rien ! – j’ai même l’impression que je frissonne […] Qu’est-ce que c’est que cette odeur si particulière ? ça ne peut quand même pas être les arbres en fleurs ?… Quel jour sommes nous donc ? – le 4 avril… d’accord, il a beaucoup plu ces derniers jours… mais les arbres n’ont encore presque pas de feuilles… et quelle obscurité, hou la la, il y aurait de quoi avoir peur… En fait, c’est la seule fois de ma vie que j’ai eu peur, j’étais tout petit garçon, c’était dans la forêt… mais je n’étais pas si petit que ça… quatorze ou quinze ans… Ca fait combien de temps, ça ? – neuf ans… dame – à dix-huit ans, j’étais aspirant, à vingt ans sous-lieutenant… et l’an prochain, je serai … » (Le sous-lieutenant Gustl : 658).

30 « Zum wievielten Mal lauf ich jetzt eigentlich um das Hotel herum ? » (Fräulein Else : 52).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Yvonne Heckmann, « De l’impressionnisme au psychologisme : la musicalisation de la pensée dans les monologues intérieurs d’Édouard Dujardin et d’Arthur Schnitzler »Modèles linguistiques, 76 | 2017, 45-75.

Référence électronique

Yvonne Heckmann, « De l’impressionnisme au psychologisme : la musicalisation de la pensée dans les monologues intérieurs d’Édouard Dujardin et d’Arthur Schnitzler »Modèles linguistiques [En ligne], 76 | 2017, document 3, mis en ligne le 02 juin 2019, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/5229 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.5229

Haut de page

Auteur

Yvonne Heckmann

Doctorante contractuelle à l’école doctorale internationale « institutions, langage et symboles » de l’université de Dresde et l’EPHE Paris

Lectrice à l’université de Caen dans le cadre du programme de l’Office allemand d’échanges universitaires. Interprète et traductrice

annyvonne.heckmann@gmail.com

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search