D'une complexion farouche et bavarde, ayant le désir de ne voir personne et le besoin de parler à quelqu'un, il se tirait d'affaire en se parlant à lui-même. Quiconque a vécu solitaire sait à quel point le monologue est dans la nature. Victor Hugo, L'homme qui rit (1869)
- 1 Traduction personnelle. “[…] to make his readers so intimately acquainted with his characters that (...)
1La littérature romanesque est un genre singulier de représentation du monde, dans la mesure où elle dépeint les expériences particulières et nous transmet ainsi une image du réel. Le roman a donc pour but de « représenter la réalité entendue comme le moi, le non-moi et les rapports entre le moi et le non-moi » (cf. B. Cannone : 29). Et quoi de plus réaliste que le dévoilement de l’intériorité d’un individu ? Comme le dit Trollope, un romancier doit : « faire en sorte que ses lecteurs soient très proches de ses personnages créés par son esprit créatif et qu’ils leur apparaissent ainsi comme des créatures humaines vivantes, dotées de paroles et de mouvements1 ». Un personnage est d’autant plus authentique que ses pensées sont révélées, pensées qui peuvent trouver écho dans les expériences vécues par le lecteur.
2Dans ses romans, Trollope s’applique à décrire des personnages ordinaires, auxquels pourraient aisément s’identifier ses lecteurs. Agissant comme un guide, le narrateur dévoile des discours intérieurs qui permettent au lecteur privilégié d’avoir accès non seulement au raisonnement des personnages, mais aussi à des éléments connus du seul narrateur. Le narrateur omniscient est ainsi toujours présent dans le récit mais, parfois, il semble disparaître pour laisser place aux personnages. On ne sait alors plus qui, du narrateur ou du personnage, est à l’origine des propos mentionnés.
3Les représentations de la pensée dans He Knew He Was Right (1869) ne sont pas rares mais, comme nous le verrons, il est dans certains cas difficile de distinguer le point de vue du narrateur de celui du personnage.
4Dans la plupart des romans du XIXe siècle, le narrateur guide le lecteur en lui racontant une histoire dont il a la parfaite maîtrise. Sa voix le rassure, ménageant ainsi le suspense, évitant de trop surprendre, et résolvant les problèmes soulevés dans le récit.
5La particularité du XIXe siècle tient au fait qu’il a vu se développer, dans sa seconde moitié, un genre de roman encore plus réaliste de par sa volonté de retranscrire la conscience non plus du narrateur, mais du personnage. La vie psychique de ceux dont il est raconté l’histoire est donc au cœur des préoccupations des écrivains de l’époque, au détriment du narrateur, qui se fait plus discret. Dans sa thèse de psychologie (La parole intérieure, 1881), Victor Egger soutient que :
- 2 Cité par Belinda Cannone, Narrations de la vie intérieure, op. cit. : 25.
À tout instant l’âme parle intérieurement sa pensée. […] La série des mots intérieurs forme une succession presque continue, parallèle à la succession des autres faits psychiques. […] Cette parole intérieure, silencieuse, secrète, que nous entendons seuls, est surtout évidente quand nous la lisons : lire, en effet, c’est traduire l’écriture en parole, et lire tout bas, c’est la traduire en parole intérieure […]. Il en est de même quand nous écrivons : il n’y a pas d’écriture sans parole ; la parole dicte, la main obéit2.
6C’est ainsi que naît, chez les Anglo-saxons, le « roman du courant de conscience », ou stream of consciousness novel, qui s’attache à décrire toutes les perceptions, sensations, idées ou souvenirs du personnage, et ainsi à représenter la pensée en train de se constituer. L’essor de cette technique narrative est à mettre en relation avec la crise identitaire et l’expansion de l’individualisme.
7À peu près à la même période, ce que l’on appelle le « monologue intérieur » devient une technique narrative prédominante dans les œuvres littéraires. Les deux appellations, si elles sont apparues sensiblement à la même époque, ne renvoient toutefois pas à des phénomènes linguistiques identiques. En effet, alors que le stream of consciousness se veut représentatif de la pensée telle qu’elle apparaît dans l’esprit du personnage, le monologue intérieur dépeint également la pensée, mais dans un style beaucoup plus construit, dans la mesure où il est destiné à un autre.
8Le terme « monologue » implique le discours d’un personnage adressé à lui-même, faisant ainsi de lui l’émetteur et le destinataire de son message. Ses paroles doivent donc être plus ou moins construites afin d’en permettre la compréhension par la personne auxquelles elles s’adressent, soit lui-même. Comme le dit Émile Benveniste :
- 3 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale 2, Gallimard, Paris, 1966 et 1974, 85-86.
[Le monologue] doit être posé, malgré l’apparence, comme une variété du dialogue, structure fondamentale. Le « monologue » est un dialogue intériorisé, formulé en « langage intérieur », entre un moi locuteur et un moi écouteur. Parfois le moi locuteur est seul à parler ; le moi écouteur est néanmoins présent […]. Parfois aussi le moi écouteur intervient par une objection, une question, un doute, une insulte. La forme linguistique que prend cette intervention diffère selon les idiomes, mais c’est toujours une forme « personnelle »3.
9Mais cela ne signifie aucunement que le discours doive nécessairement s’employer à la première personne, comme le dit Édouard Dujardin dans Les Lauriers sont coupés (1887) :
- 4 Extrait de l'édition critique des Lauriers sont coupés, 2001 : 135.
[…] la seconde et la troisième personne, en réalité, ne sont là qu’une première personne déguisée. Si nous laissons de côté le théâtre et nous en tenons au roman, il y a encore monologue, lorsque l’écrivain, employant la troisième personne, rapporte les pensées du personnage de la même façon que les historiens de l’antiquité rapportaient les paroles de leurs héros en « discours indirect » ou de la même façon dont usaient Flaubert et les naturalistes avec leurs récits à l’imparfait, à la condition toutefois que le romancier s’interdise toute intervention personnelle4.
10Donc, selon lui, si le monologue intérieur se définit par le discours d’un personnage, non prononcé, et sans auditeur, il peut très bien être écrit à la deuxième ou à la troisième personne.
11Mais, quelle que soit la personne utilisée dans l’énonciation du discours, le personnage, fictif, a inévitablement un rôle de voix secondaire : en effet, ce n’est jamais lui qui expose ses paroles ou ses pensées qui sont, dans un sens, toujours citées. En d’autres termes, même si le narrateur n’est pas grammaticalement présent, il l’est toujours plus ou moins implicitement puisque l’accès à l’intériorité des personnages s’opère toujours par le truchement du narrateur.
12La transcription de la pensée à la première personne et au présent renvoie au discours qui pourrait être prononcé à voix haute, sans ajustement de temps ou de personne. Ce mode de représentation de la conscience s’est développé dans la seconde moitié du XIXe siècle, surtout dans le dernier quart, ce qui explique qu’il ne soit pas très présent dans les œuvres de Trollope. Il présente le courant de pensée du personnage sans ajustement, en utilisant parfois des verbes du type « think » ou « say » par exemple, pour montrer qu’il s’agit bien des sentiments du personnage dont il est question.
- 5 Voir La transparence intérieure. Modes de représentation de la vie psychique dans le roman.
13La grande majorité des romans du XIXe siècle ont surtout recours au « monologue narrativisé » comme le dénomme Dorrit Cohn5, qui permet au narrateur de passer tout naturellement de la présentation d’actions et de situations externes à la mise en exergue du courant de pensées des personnages impliqués, en préservant le temps et la personne de narration, mais en communiquant les pensées des personnages. La technique, plus connue sous le nom de « discours indirect libre », comprend l’utilisation de la troisième personne et du temps du passé pour parler d’une scène extérieure, tout en utilisant les termes qui semblent correspondre au courant de pensées des personnages.
14Dorrit Cohn distingue trois modes de représentation de la vie intérieure :
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le « psycho-récit », à savoir le discours du narrateur sur les pensées d’un personnage ; le narrateur omniscient décrit les sentiments en recourant à des verbes comme « penser », « vouloir », « décider », etc. ;
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le « monologue rapporté », ou le discours mental d’un personnage, les pensées du personnage sont retranscrites telles qu’elles, sans modification de personne ou de temps ;
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et le « monologue narrativisé » qui renvoie au discours mental d’un personnage pris en charge par le discours du narrateur ; le narrateur laisse plus ou moins longuement place à l’expression des sentiments du personnage en les intégrant au récit ; le point de vue interne remplace alors le point de vue omniscient.
15Ces trois modes renvoient respectivement au discours indirect, au discours direct et au discours indirect libre. D’un point de vue grammatical, ce dernier peut être qualifié d’hybride, car il allie deux éléments bien distincts, appartenant chacun à l’un des deux autres modes : d’une part, la troisième personne et le temps de la narration propres au discours indirect ; d’autre part, la retranscription mot pour mot de la pensée du personnage.
16Anthony Trollope, en tant que bon représentant du roman psychologique, qui met l’accent sur la caractérisation intérieure des personnages, sur les causes des actions plus qu’aux actions elles-mêmes, a recours aux trois modes de représentation des courants de pensées précédemment cités, mais dans des mesures différentes.
17Trollope a écrit de très nombreuses œuvres, qu’il s’agisse de romans, de nouvelles, d’articles ou de lettres. La plupart des titres de ses œuvres témoignent, de façon tout à fait intéressante, de l’importance que l’auteur accorde à ses personnages (Rachel Ray [1863], Miss Mackenzie [1865], Linda Tressel [1868], Lady Anna [1874], The American Senator [1877], Cousin Henry [1879], John Caldigate [1879], etc.), ainsi qu’à leurs sentiments et aux situations émotionnellement envahissantes qu’ils doivent affronter (Can You Forgive Her [1864-65], He Knew He Was Right [1869], An Eye for an Eye [1879], etc.). Ce désir d’éveiller la curiosité des lecteurs quant aux sentiments éprouvés par les personnages constitue l’essence même de la fiction de Trollope.
18He Knew He Was Right se prête particulièrement bien à l’analyse de la pensée intime des personnages, principalement de Louis, qui ne cessent de s’interroger sur les comportements à adopter dans telle ou telle situation.
19Le roman raconte principalement l’histoire de Louis Trevelyan, la parfaite incarnation du gentleman victorien : jeune, riche, séduisant et bien éduqué. Au cours de ses voyages, il fait la connaissance d’Emily Rowley, la fille du gouverneur des îles Mandarines (dans les Caraïbes), dont il tombe bientôt éperdument amoureux et qu’il ne tarde pas à épouser. Le couple rentre en Angleterre et, très vite, les visites répétées du Colonel Osborne, un vieil ami du père d’Emily et coureur de jupons notoire, font jaser et sèment le trouble au sein du couple. Le Colonel, qui se délecte d’être le centre d’attention, décide de poursuivre sa relation avec la jeune femme. Emily, habituée à prendre ses propres décisions et ne voyant aucun mal à recevoir régulièrement chez elle le vieil ami de son père, refuse d’obéir à son mari et continue à voir le Colonel. L’entêtement des jeunes gens provoque colère et déception et les conduit à se séparer. Fou de rage et se sentant désespérément seul, Louis kidnappe son fils et s’exile en Italie. Le couple parvient finalement à un semblant de réconciliation, mais le jeune homme, mentalement et physiquement très affaibli, meurt peu de temps après son retour en Angleterre.
20L’intrigue concernant le couple Trevelyan, qui a d’ailleurs donné son titre à l’œuvre, est particulièrement intéressante au regard de la retranscription de la pensée intime des personnages car l’auteur/narrateur s’attache à exposer avec minutie les raisonnements conduisant les personnages à se comporter ou à agir comme ils le font. Le lecteur a donc le privilège d’accéder aux sentiments des personnages, à leurs questionnements, à leurs doutes, à leurs craintes, etc., lesquels trouvent toute leur expression dans le discours intérieur.
21Trollope considérait l'écriture comme une tâche précise, minutieuse et organisée. En témoigne la description qu’il en donne dans son Autobiography (1883). Cette activité était donc pour lui un véritable travail qu’il s’appliquait à effectuer le plus sérieusement possible.
22L’écriture était aussi pour lui un moyen d’expression. Il n’est pas rare de trouver dans ses œuvres des passages retranscrivant sa pensée sous forme de morales émanant essentiellement du narrateur et parfois d’un personnage. Dans bon nombre de ses romans, Trollope a recours à un narrateur omniscient, puisqu’il perçoit l’intrigue dans sa totalité et intervient fréquemment pour critiquer les pensées des personnages, pour révéler des secrets, mettant ainsi le lecteur dans la confidence, ou pour introduire des jugements moralisateurs. Ainsi, à la fin du roman, lorsque Louis est sur son lit de mort, son épouse et son médecin discutent de son état de santé. C’est alors que le médecin fait allusion au comportement de Sir Marmaduke, le père d’Emily, envers son gendre, qu’il a traité de fou. Or, on ne peut pas en vouloir à un fou :
- 6 « On ne peut en vouloir à un fou ; mais lorsqu'un homme a une emprise sur d'autres personnes dont i (...)
One does not become angry with a madman; but while a man has power in his hands over others, and when he misuses that power grossly and cruelly, who is there that will not be angry? The misery of the insane more thoroughly excites our pity than any other suffering to which humanity is subject; but it is necessary that the madness should be acknowledged to be madness before the pity can be felt. One can forgive, or, at any rate, make excuses for any injury when it is done; but it is almost beyond human nature to forgive an injury when it is a-doing, let the condition of the doer be what it may (chap. 98)6.
23Ce ton impersonnel est un moyen pour Trollope d’exprimer son propre point de vue. Il énonce ici une sorte de vérité générale, qui pourrait être approuvée par tous ses lecteurs.
24Alors que les interventions du narrateur sont généralement perçues comme un moyen de simplifier les choses et de rassurer, chez Trollope, elles installent parfois le doute dans l’esprit du lecteur, dans le sens où la distinction entre le narrateur et le personnage est difficile à opérer. En effet, le style utilisé par l’auteur prête parfois à confusion. Trollope a recours au discours indirect de troisième personne et à un narrateur omniscient, mais à tour de rôle. Ces changements imprévisibles contraignent le lecteur à s’interroger sur l’identité de la personne à laquelle renvoie la troisième personne : un personnage ou le narrateur ? La présence manifeste de Trollope dans ses récits rend certains extraits ambigus, puisqu’on ne sait plus vraiment qui, du narrateur ou du personnage, est à l’origine des propos tenus. L’écrivain joue véritablement sur les deux tableaux et semble se plaire à créer cette ambiguïté. À certains moments, la présence du narrateur est avérée par le recours au pronom de première personne « we » ou par l’adresse directe aux lecteurs (« readers ») :
- 7 « Nous devons à présent revenir à Exeter et nous enquérir de Mr. Brooke Burgess et de Miss Dorothy (...)
We must now go back to Exeter and look after Mr. Brooke Burgess and Miss Dorothy Stanbury. It is rather hard upon readers that they should be thus hurried from the completion of hymeneals at Florence, to the preparations for other hymeneals in Devonshire; but it is the nature of a complex story to be entangled with many weddings towards its close. In this little history there are, we fear, three or four more to come (chap. 88)7.
25À d’autres moments, des phrases, que l’on pourrait qualifier de moralisatrices, n’ont pas vraiment de voix identifiable. Car il faut bien dire que Trollope aime à jouer avec son lecteur, en le conduisant subrepticement à réviser son jugement sur telle action de tel personnage. L’écrivain aime se séparer distinctement de ses personnages – comme s’il s’agissait de véritables individus totalement responsables de leurs actions.
26Il ne fait que ponctuellement usage du « monologue rapporté », lui préférant le « psycho-récit » et le « monologue narrativisé ». Le « psycho-récit » permet d’avoir accès aux pensées du personnage par l’intermédiaire d’un narrateur omniscient. C’est ainsi qu’elles sont présentées au lecteur de façon ordonnée et cohérente alors qu’elles sont probablement confuses, voire obscures, dans l’esprit du personnage. De ce fait, le narrateur, qui sait tout, peut même rendre compte de ce que le personnage est incapable d’exprimer. Le « monologue narrativisé », en revanche, tend à imiter le langage qu’utilise un personnage lorsqu’il se parle à lui-même, tout en recourant à la syntaxe propre au narrateur. Donc la voix du personnage et celle du narrateur se confondent, de façon à ce qu’on ne sache jamais véritablement si c’est le narrateur ou le personnage qui parle. Cette technique, très équivoque, pousse par conséquent le lecteur à s’interroger sur la prise en charge du discours. Le passage de la voix du narrateur à celle du personnage, et vice-versa, s’opère de façon tout à fait naturelle et crée une sorte de continuité dans le récit. Et c’est précisément cette continuité qui peut conduire à s’interroger sur la fiabilité du narrateur.
27L’attitude du narrateur, son omniscience, correspond au fait qu’il ne fait pas partie de l’univers de l’histoire ; ce n’est pas un personnage dans le récit, mais une construction narrative englobant le tout. En même temps, le narrateur représente le point de vue de chaque personnage sur ce qui se passe. Il est « hétérodiégétique », et en focalisation zéro, pour reprendre les termes de Genette. Norman Friedman a établi une échelle des points de vue aux extrémités de laquelle se trouvent la genèse maximale et la mimésis maximale. Près du pôle diégétique, Friedman place l’omniscience auctoriale, typique de la fiction des XVIIIe et XIXe siècles. Elle renvoie à la présence que l’on pourrait qualifier d'« intrusive » du narrateur, qui communique ses sentiments et ses impressions au lecteur, essentiellement à la première personne. À côté de l’omniscience auctoriale, on trouve l’omniscience neutre, plus présente dans la fiction des XIXe et XXe siècles, surtout dans une narration à la troisième personne. Là encore, le lecteur a une idée claire de la pensée du narrateur, mais ce dernier ne s’exprime pas directement à lui.
- 8 Traduction personnelle. “ [Trollope] took a suicidal satisfaction in reminding the reader that the (...)
28Le narrateur trollopien, qui intervient parfois dans le récit pour donner son avis sur un événement ou sur un personnage, a parfois été qualifié de trop intrusif par certains critiques qui s’accordent à dire que le narrateur introduit une certaine distance entre l’histoire et le lecteur. Ainsi, pour Henry James, le narrateur trollopien, loquace et « intrusif », est particulièrement désagréable. Trollope « tirait une satisfaction auto-destructrice à rappeler au lecteur que l’histoire qu’il racontait, n’était, après tout, qu’une fiction »8.
- 9 Traduction personnelle. “It is impossible to imagine what a novelist takes himself to be unless he (...)
29James poursuit : « Il est impossible d’imaginer pour qui se prend un romancier à moins qu’il ne se considère comme un historien, et son récit, comme une histoire. C’est seulement en tant qu’historien qu’il a sa plus petite raison d’être. En tant que narrateur d’événements fictifs, il n’est rien ; il doit relater des événements supposés réels afin d’introduire dans sa démarche un substrat logique9 » (116-7). Il est vrai que Trollope fait fi des contraintes imposées par l’œuvre de fiction. Dans ses derniers romans, il s’amuse même de ces conventions. D’abord, les intrusions du narrateur sont limitées. Le narrateur aide beaucoup moins les lecteurs à se faire une opinion sur la signification de telle ou telle action, et laisse plus de place à une lecture spontanée de l’état d’esprit des personnages. Pour reprendre les termes de Friedman, l’omniscience auctoriale (le narrateur omniscient se place au-dessus du monde fictif et résume tout avec ses propres termes) est remplacée par une omniscience neutre (le narrateur ne s’exprime plus à la première personne et ne s’adresse plus directement au lecteur).
30Dans ce passage, qui fait suite à un échange houleux entre Louis et Lady Milborough, sa confidente et une amie de sa défunte mère, le jeune homme vient d’écrire une lettre à sa femme dans laquelle il lui dit être au courant de ses agissements. Il lui interdit formellement toute communication avec le Colonel Osborne, sans quoi il récupérera son fils et mettra un terme à leur mariage. Il ne manque pas de lui faire part de sa déception quant à son attitude, n’hésitant pas à parler de honte et de déshonneur. Le langage utilisé est sec et incisif et traduit parfaitement son état d’esprit au moment de l’écriture de la lettre. Il n’a aucun doute quant au bien-fondé de son acte car il juge être une victime tentant désespérément de se défendre.
- 10 « Mais Trevelyan n'abandonna pas l'idée d'envoyer cette lettre, et ne dit mot sur l'éventuelle poss (...)
But Trevelyan would not give up the letter, nor indicate by a word that he would reconsider the question of its propriety. He escaped as soon as he could from Lady Milborough’s room, and almost declared as he did so, that he would never enter her doors again. She had utterly failed to see the matter in the proper light. When she talked of Naples she must surely have been unable to comprehend the extent of the ill-usage to which he, the husband, had been subjected. How was it possible that he should live under the same roof with a wife who claimed to herself the right of receiving visitors of whom he disapproved, – a visitor, – a gentleman, – one whom the world called her lover ? He gnashed his teeth and clenched his fist as he thought of his old friend’s ignorance of the very first law in a married man’s code of laws10.
31Certains éléments, tel le connecteur « but » suivi du prénom « Trevelyan » au début du passage, marquent la présence du narrateur. Mais, on ne peut s’empêcher de penser que ces termes pourraient traduire une intrusion dans l’esprit de Louis. En effet, le recours à des indicateurs de modalité (« must », « surely », « possible », entre autres), marqueurs de subjectivité, viennent appuyer cette impression. La phrase « she had utterly failed to see the matter in the proper light » retranscrit les sentiments du jeune homme, qui considère que son amie n’a pas su évaluer correctement la situation. Dans l’interrogative, plusieurs termes sont utilisés pour désigner le Colonel : « visitor », « gentleman », « lover ». L’homme passe du simple statut de visiteur à celui de gentilhomme, indiquant la condition sociale de l’homme en question, pour finir par celui de soupirant. Cette gradation montre que le Colonel était plutôt insignifiant au début, mais qu’il a réussi à prendre de l’importance dans la vie d’Emily et, en conséquence, dans celle de son mari. Les incises donnent l’impression que cette gradation s’opère dans l’esprit de Louis, montrant ainsi comment il a pu progressivement percevoir le Colonel comme une menace pour son couple.
32Louis, complètement anéanti, ne comprend pas comment tout cela a pu lui arriver. Comment une femme qu’il aimait et qui disait l’aimer a pu agir ainsi ?
- 11 « Certaines femmes commettaient des péchés. Alors il priait pour que sa femme n'en fît pas partie ; (...)
There were women who sinned. Then he prayed that his wife might not be such a woman; and got up from his prayers almost convinced that she was a sinner. His mind was at work upon it always. Could it be that she was so base as this – so vile a thing, so abject, such dirt, pollution, filth? But there were such cases. Nay, were they not almost numberless? He found himself reading in the papers records of such things from day to day, and thought that in doing so he was simply acquiring experience necessary for himself11.
33Le passage central (« Could it be […] numberless ? ») est particulièrement révélateur de l’expression d’une subjectivité, ici celle de Louis. Aucun indicateur de présence du narrateur n’est décelable ; il n’y a pas de pronom personnel de troisième personne, pas de connecteur logique, contrairement aux autres phrases. Louis s’interroge sur le comportement de sa femme qu’il décrit en des termes peu flatteurs. Elle est d’abord qualifiée de « perverse », puis elle est déshumanisée et devient une « créature », « vile » et « abjecte », puis la déshumanisation va encore plus loin puisqu’elle est traitée de « saleté », de « souillure » et d'« ordure ». Ces termes traduisent une progression dans la colère de Louis. Nous avons là directement accès à l’esprit du personnage, sans intervention évidente du narrateur.
34Le personnage dont il est question dans l’extrait suivant est Jemima Stanbury, la tante de Hugh, le meilleur ami de Louis. Elle met tout en œuvre pour pousser sa nièce dans les bras d’un certain Mr. Gibson, pasteur anglican qu’elle apprécie particulièrement. Mais Dorothy n’aime pas beaucoup le jeune homme ce qui, pour sa tante, dépasse l’entendement :
- 12 « Puis il y avait sa nièce, Dolly, douce, charmante, féminine, financièrement démunie, qui avait te (...)
Then there was her niece, Dolly soft, pretty, feminine, without a shilling, and much in want of some one to comfort and take care of her. What could be better than such a marriage! And the overthrow to the girls with the big chignons would be so complete! She had set her mind upon it, and now Dorothy said that it couldn’t, and it wouldn’t, and it shouldn’t be accomplished! She was to be thrown over by this chit of a girl, as she had been thrown over by the girl’s brother! And, when she complained, the girl simply offered to go away!12
35Là encore, les phrases exclamatives installent le doute dans l’esprit du lecteur. Les deux premières en particulier, puisque, contrairement aux suivantes, elles ne contiennent pas de pronom personnel de troisième personne – en l’occurrence, « she ». Le narrateur omniscient s’efface au profit du personnage et le point de vue adopté est désormais différent car il s’agit alors du point de vue interne avec le recours au discours indirect libre ou monologue narrativisé, pour reprendre la dénomination de D. Cohn. L’expression « the girls with the big chignons » va dans ce sens, puisque ce sont des termes utilisés par Miss Stanbury pour faire allusion aux sœurs French. En dépit de la présence du pronom de « she » dans les phrases suivantes, on remarque un changement dans les termes employés pour désigner Dorothy. D’abord, il est fait usage de son prénom, puis elle devient une simple fille (« girl »), et une morveuse (« chit of a girl »). C’est là l’expression de la déception et de la colère de Miss Stanbury, qui tient rigueur à sa nièce d’être trop exigeante. Le caractère exclamatif de ces phrases renforce ces sentiments. C’est ainsi que Trollope mêle avec dextérité et brio les pensées des personnages à une certaine neutralité narrative.
36Dans l’extrait suivant, qui se situe au tout début du roman, Louis est déjà depuis quelque temps préoccupé par l’attitude du Colonel Osborne envers sa femme. N’ayant pas conscience de l’inconvenance de son comportement, Emily accepte de passer du temps avec le vieil ami de son père. Louis, mis en garde par sa très bonne amie Lady Milborough, songe sérieusement à éloigner sa naïve femme des griffes du séducteur.
- 13 « C'était là l'époque du bonheur, où tout devait toujours être idyllique. À présent, il se demandai (...)
Those had been happy days, in which it had been intended that everything should always be rose-coloured. Now he was meditating whether, in lieu of that autumn tour, it would not be necessary to take his wife away to Naples altogether, so that she might be removed from the influence of, of, of, of--no, not even to himself would he think of Colonel Osborne as his wife’s lover. The idea was too horrible! And yet, how dreadful was it that he should have, for any reason, to withdraw her from the influence of any man!13
37À la lecture de cet extrait se pose la question de l’identité du narrateur. En effet, il paraît difficile d’affirmer catégoriquement que le point de vue mentionné est celui du personnage. S’agit-il de Trollope ou bien de Louis ? Dans ce passage, il y a bien évidemment le verbe « meditate » qui indique que le personnage est en pleine réflexion. En effet, Louis se demande s’il ne devrait pas changer ses plans et emmener sa femme à Naples, afin de l’éloigner du Colonel Osborne. La présence du narrateur est ici manifeste, mais elle semble l’être beaucoup moins un peu plus loin dans la phrase, avec notamment la répétition de la préposition « of », qui constitue clairement un indicateur de la pensée du personnage. Le lecteur a en effet l’impression que les pensées du personnage se mêlent à celles du narrateur. Ce dernier, au lieu de nous faire part des sentiments des protagonistes, comme il le fait très souvent, semble ici subrepticement céder sa place au personnage qui, par le biais de cette répétition mais aussi des exclamations, exprime son tourment et son questionnement.
38Dans ce roman de Trollope, le discours intérieur est donc représenté de diverses façons. Il utilise le monologue rapporté ou le discours direct avec grande parcimonie. En revanche, il a énormément recours au discours indirect ou psycho-récit et au discours indirect libre ou monologue narrativisé. Il associe avec grande finesse les deux derniers modes de représentation du discours intérieur, passant aisément de l’un à l’autre tout en conservant une certaine fluidité narrative. L’usage du discours indirect libre semble paradoxalement produire un effet de réalisme supérieur à celui du discours direct, car il permet de donner de l’épaisseur aux personnages, notamment par le dévoilement de leurs sentiments, de leurs perceptions et de leurs impressions.
39Dans les passages analysés ci-dessus, le discours intérieur se caractérise par une certaine cohérence de la pensée – signe révélateur de la présence du narrateur – mais aussi par l’usage de termes expressifs de la personnalité ou de l’état d’esprit du personnage, le recours à des phrases courtes ou au contraire très longues, les modalités prosodiques (notamment les exclamations et les interrogations), la répétition de certains termes, etc. Ainsi transparaissent dans ces extraits les voix de l’esprit. Ceci est particulièrement manifeste dans les derniers romans où la perspective est manipulée à travers l’emploi de la focalisation interne.
- 14 Série télévisée produite par la BBC et sortie en 2004, adaptée du roman éponyme d'Anthony Trollope.
40Même si, pour Trollope, ce roman n’est pas une réussite, car il n’est pas parvenu à créer un personnage pouvant susciter la sympathie des lecteurs, il est difficile de considérer la caractérisation de Louis comme un échec, tant elle est réaliste. Les nombreux questionnements intérieurs de Louis donnent au lecteur le privilège de connaître ses pensées et, même si nous sommes en désaccord avec ses choix, nous avons connaissance du raisonnement ayant conduit à de telles décisions. C’est également le cas dans l’adaptation audiovisuelle du roman14. Son originalité réside dans le fait que certaines répliques sont des monologues que le personnage, surtout Louis, dit en se tournant vers la caméra. Le réalisateur a recours à ce procédé afin de permettre au téléspectateur d’avoir accès aux pensées des personnages, un peu à la façon d’un roman où l’auteur couche les sentiments des personnages sur le papier. Dans tous les cas, on ne peut que reconnaître le talent de Trollope : celui de rendre ses personnages tellement réalistes que nous pouvons – presque – tout accepter d’eux jusqu’à penser qu’ils ont toujours raison.