Vie et langage dans la jungle
Texte intégral
N° 1011, 16-30 mars 2010
Daniel L. everett
Le monde ignoré des indiens pirahâs
Flammarion, 358 pages.
1Traduction d’un original anglais, publié par Pantheon Books en 2008, sous un titre plus significatif, à la limite du fantastique et de la magie : Don’t sleep. There are Snakes. Life and Language in the Amazonian Jungle. Le titre français est plus terne, mais s’inscrit sur une couverture étrange, vivement colorée et significative : à l’avers, une végétation foisonnante, de l’eau, envahissante et une cabane ; et je note surtout le revers : un indien, presque nu, dans sa pirogue, arcs de pêche en main, le regard lointain, et près de lui, émergeant de la surface de la rivière, la tête blonde, carrée d’un américain, l’œil plissé par quoi ? C’est à savoir.
2étrangeté de ce personnage qui livre ici souvenirs et analyses : né du côté de la frontière mexicaine, joueur de jazz band, converti à dix-sept ans, Daniel Everett entre dans une filière missionnaire qui inventorie et décrit les langues amazoniennes en même temps que les mœurs des tribus ; sur les bancs d’apprentissage, il rencontre une demoiselle de même vocation, Karen Graham ; ils se marient, font trois enfants, apprennent le portugais et les techniques de conversion. Une fois paré, le groupe des cinq est largué par les missions protestantes chez les indiens pirahâs, sauvages compréhensifs qui accueillent et supportent ce quintette exotique. Rapidement, contrordre pour des raisons politiques : la famille Everett doit laisser les pirahâs et va approfondir son savoir linguistique à Unicamp, l’Université de Campinas ; le modèle dominant est un modèle chomskien que Daniel approfondira plus tard, de retour aux États-Unis, au MIT précisément. Une formation solide, donc.
3Pourtant trente ans ans plus tard, Everett aura perdu ses illusions, triplement, sa foi et ses croyances : les pirahâs l’ont convaincu qu’ils vivent mieux que lui et que sa religion ne vaut pas un clou ; deusio, il ne croit plus au générativisme, à l’innéisme, à la récursivité et vante bien fort une approche ethnologique de la langue ; sur quoi Chomsky qui, dans son domaine, n’aime pas la contestation, le chasse du MIT en le traitant de « charlatan » ; enfin, il se lasse de la mère de ses enfants , et divorce ; puis se remarie .
4C’est ce triple itinéraire qui est le sujet d’un livre, à la fois naïf et curieux, d’un missionnaire qui, faute d’approfondir l’ethnologie ou la linguistique, découvre les vertus de la survie dans un univers hostile ; une ingénuité souvent délicieuse et pleine d’humour doublée de sang-froid, une réflexion sans cesse à l’œuvre qui l’a conduit à devenir finalement enseignant à l’Université d’Illinois, professant une analyse de matériel exotique, resituée dans la ligne d’une linguistique américaine, volontiers ethnologique, dérivée de Boas et de Sapir.
5Tout est danger dans la nature amazonienne, serpents souvent venimeux qu’on retrouve dans sa cabane poursuivant des rats, araignées géantes, poissons agressifs et même une fois, un anaconda de douze mètres de long qui, sans la présence d’esprit du narrateur, s’abattait sur le frêle canot. Maladies en tous genres ; on ne vit pas vieux dans ces pays-là. Avec un talent dramatique certain, Everett décrit une attaque de malaria qui frappe violemment sa femme et une de leurs filles, la retraite haletante chez des confrères en recherche de médicaments, l’angoisse de mort dans la chaleur humide ; un étonnant morceau de bravoure. En contrepoint, il évoque longuement la patiente habileté déployée par les indiens pirahâs pour survivre, la simplicité avec laquelle ils parlent des risques. Pour autant que Daniel L. Everett peut suivre leurs discours, issus d’une langue si différente de la sienne. La discordance profonde entre l’anglais et la langue des pirahâs est le fil conducteur et l’aboutissement de cette longue réflexion sur la vie quotidienne et le discours de ces Indiens. Précédée d’un manifeste provocant et apologétique :
6La science n’est pas seulement l’œuvre d’équipes de chercheurs en blouse blanche travaillant sous la direction d’un ponte. Elle peut être le fait d’individus solitaires qui besognent dans des conditions difficiles, terribles parfois et qui, même débordés par les circonstances, ne renoncent pas à tirer des connaissances nouvelles de leurs difficultés mêmes.
7D’un auteur qui commente : « Au bout du compte, ce qui importe, c’est d’être honnête et de faire de son mieux » (13). Opposer Daniel L. Everett à Chomsky, l’obscur missionnaire de la forêt équatoriale au chercheur célébré du MIT, c’est faire l’éloge de deux vertus chrétiennes : l’humilité et la bonne volonté et les opposer avec humour à la gloriole des savants de laboratoire. C’est toujours le missionnaire qui parle, même devenu agnostique ; mais agressif, si nécessaire.
8Le sous-titre de Pantheon Books, Life and Language, résumait bien le projet du livre ; car, chez les indiens pirahâs, la vie préfigure le langage. Inséparables. Et avec les premiers mots, les premiers tons, c’est la culture qui jaillit. Originale parce que les pirahâs sont un peuple à part. C’est dans les expéditions de chasse en forêt que notre missionnaire apprend — durement — les rudiments du pirahâ, une langue qui ne comporte que trois voyelles et huit consonnes, sans compter les tons et les coups de glotte, avec un jeu de distinctions difficile à saisir. Indispensable pour s’orienter dans ce complexe confus d’eau et de forêts qui avait déjà fasciné et épouvanté des visiteurs plus anciens, Mark Twain et William James ; ils avaient fui et s’étaient réfugiés dans les villes. Mais à Manaus ou à Belem ou sur le fleuve, je l’ai éprouvé, on est loin de la réalité amazonienne, sauf à être obsédé par les essaims de mouches et de moustiques, aussi agressifs et dévorants que minuscules, et la présence obsédante de l’eau démultipliée en multiples affluents. Everett est missionnaire, il s’accroche dans la jungle et vit une vie aventureuse, pittoresque, avec femme et enfants. Comme chez Lévi-Strauss, l’observation n’est jamais loin de l’anecdote racontée avec humour pour parler sans fin de sexualité ou de cuisine ou de l’apprentissage de la langue. Ou du monde selon les pirahâs, qui est comme un millefeuille séparé par des bigi, enserrant des xoi, unités jamais nombrées, car ces indiens sont incapables d’apprendre à compter, non plus qu’à identifier les couleurs, pas plus qu’à user de déterminants, sauf tout ou partie ; et encore. Tout ce matériel inscrit dans d’étranges récits, pour nous déconcertants, dans des rêves, beaux comme des itinéraires freudiens, dans des discours de revenants.
9Et pour finir, 150 pages d’analyses de la langue qui sont une constante provocation : pour Everett, qui a étudié les langues mexicaines et, en Oklahoma, le comanche et le cheroke, le pirahâ est unique. Une particularité phonologique, entre autres : c’est, outre le système sonore, l’accompagnement de chuintantes et de sifflotements, particulièrement utiles quand on chasse ; et inconnus ailleurs. Pour le vocabulaire tout est étrange, aussi bien l’absence de nombres que la multiplication des suffixes verbaux. Enfin, les pirahâs lui ont appris que, pour saisir le discours, il faut partir du sens, dit-il ; contestant par là l’exigence chomskyenne des principes de base et de leurs conjonctions selon des paramétrages déterminés qui « ne nous apprennent rien d’intéressant » sur les rapports entre culture et grammaire.
10J’ajouterai seulement ici quelques mots sur la réception réservée aux thèses provocantes de Daniel L. Everett. Il avait soutenu sa thèse à Unicamp en 1987 ; thèse enregistrée par les spécialistes. Mais, dans ces dernières années, ses idées atteignirent la grande presse et donc le grand public : le Chicago Tribune, le Times y virent une critique spectaculaire et décisive du noyau théorique de Chomsky. Ces organes avaient touché au saint des saints ; s’est donc ensuivie, dans Language (sept.-déc. 2009) une vive polémique, menée par trois spécialistes des langues amazoniennes et de la grammaire générative délégués pour contester la pertinence des « découvertes » de Daniel Everett ; avec réponse de l’ancien missionnaire. Le débat est sur la place publique ; les quatre cents pratiquants de la langue pirahâ, chassant et pêchant au fond de la forêt, en sont l’enjeu ; attendons la suite.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Claude Chevalier, « Vie et langage dans la jungle », Modèles linguistiques, 3 | 2010, 215-218.
Référence électronique
Jean-Claude Chevalier, « Vie et langage dans la jungle », Modèles linguistiques [En ligne], 3 | 2010, mis en ligne le 22 octobre 2013, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/456 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.456
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