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AccueilHors-série3Une école entièrement nouvelle

Texte intégral

N° 1004, 1-15 décembre 2009

L'École normale de l'an III (tome 4) Leçons d'analyse de l'entendement, art de la parole, littérature, morale : Garat, Sicard, La Harpe, Bernardin de Saint-Pierre
sous la direction de Jean Dhombres et Béatrice Didier
Éd. ENS rue d'Ulm ; 714 p.

Par un étrange paradoxe, une révolution qui s'était nourrie de philosophes grands réformateurs de l'éducation, de Jean-Jacques, des savants de l'Encyclopédie, comme d'Alembert, auteur du célèbre article « Collège », cette révolution donc avait vidé écoles et collèges. La raison était simple : l'enseignement du temps de la royauté était tenu principalement par des ecclésiastiques que la Terreur avait exilés ou réduits au silence.

1L'urgence imposait une réforme drastique ; mais il fallait d'abord donner des cadres et des militants à une école entièrement nouvelle. En 1795, sur une proposition du député Joseph Lakanal, la Convention décida d'établir partout des écoles, mais prioritairement, pour les adolescents, une École centrale par département, ainsi appelée parce qu'elle était au centre des départements récemment créés. Henri Beyle dit Stendhal fut un des premiers élèves de l'école centrale de Grenoble (l796-1799) ; il a raconté son expérience dans la Vie d'Henry Brulard. Le jeune Beyle se distingua en mathématiques, mais s'initia aussi à la grammaire générale et à la logique dans la classe de l'abbé Gattel.

2Pour donner des cadres à cet effort inouï de création, la Convention appela des volontaires de toute la France et les réunit au début de 1795 sous le nom d'École normale — emprunté à la réformation allemande — dans un amphithéâtre du Jardin des Plantes (qui vient tout justement d'être rénové), chez Buffon donc, et leur donna pour maîtres les plus grands savants de l'époque. Dans le temps même où elle mobilisait la nation pour se porter aux frontières, elle appelait en son centre des volontaires pour former des hommes nouveaux, elle prévoyait des cours et des échanges entre citoyens libres qui seraient « les premiers maîtres d'école d'un peuple ». Expérience aussi passionnante que périlleuse : les élèves, des hommes, bien entendu, étaient de tous niveaux, déjà formés ou non, plusieurs des professeurs n'étaient pas des professionnels et ne s'entendaient pas toujours entre eux. On ajoutera que les participants avaient froid et étaient mal nourris. Les temps étaient durs.

3L’expérience dura cinq mois, s'acheva en Prairial, mais laissa derrière elle une masse de documents : cours rédigés, souvent pris en sténo, notes et projets de cours, parfois immédiatement publiés. C'était une tentative risquée pour offrir aux élèves, puis à toute la France citoyenne une connaissance encyclopédique et raisonnée des sciences de l'époque. Ce projet rationaliste privilégiait les sciences et rassemblait les grands noms de l'époque. Pour les leçons de mathématiques, c'était Laplace, Lagrange et Monge ; pour l'histoire, la géographie et l'économie politique : Volney, Buache de la Neuville, Mentelle et Vandermonde ; pour la physique, la chimie et l'histoire naturelle : Hauy, Berthollet, Daubenton ; pour l'entendement, l'art de la parole et la littérature morale : Garat, Sicard, La Harpe, Bernardin de Saint-Pierre. C'est ce dernier ensemble qui nous occupe ici. Des thèmes brûlants en cette période de troubles extrêmes, des participants eux-mêmes engagés. C'est toute la Révolution qui passe avec ses idéaux, ses modes de pensée, ses violences, ses prudences, ses lâchetés ; comme témoins politiques, deux représentants du peuple assistent aux séances. C'est aussi la domination de la dernière école rationaliste, celle des Idéologues qui s'enracine chez Condillac, mais s'illustre de Condorcet et de Destutt de Tracy et s'appuie sur un périodique La Décade philosophique. Raison et sensualité sont joints. Car les lettres « répandent du charme sur la sévérité des sciences exactes et physiques », et, conjointement, poussent l’élève à la « recherche d'une philosophie exacte, de démonstrations et de vérité ».

4Chaque orateur parlait à sa manière, ce qui déroutait parfois les auditeurs. Garat, philosophe et idéologue patenté, ouvre les cours, comme l'a demandé Roederer. Son point de départ, c'est la sensation. Elle permet de décomposer les idées les plus complexes, selon un système de signes référé à Bacon, Locke et Condillac ; ce long chemin retrouve les principes de la Révolution à la lumière de l'Idéologie. Mais avec prudence, car cet ancien ministre qui s'est compromis avec les plus violents des massacreurs au point d'être surnommé « Garat-Septembre » arrondit les angles, sachant que l'époque est rassasiée d'excès. Mettant en avant la liberté des hommes de génie, il s'abandonne volontiers à l'improvisation dans ses cours, suivis de longs débats ; et cède parfois sur les grands principes, car il prépare son ralliement à Bonaparte.

5L’enseignement de Sicard occupe une grande part des cours de l'École normale. Successeur de l'abbé de l’Épée, venu de Bordeaux à Paris, il répond aux préoccupations politiques de la Convention, puisque ses démarches scientifiques donnent à chaque individu, même sourd et muet, la possibilité de tenir sa place dans le jeu social, l'entraîne à la liberté d'agir et de penser. Comme ses collègues, Sicard embrasse une métaphysique délivrée du poids de l'inné ; il reconstitue l'entendement humain comme l'ont voulu Bacon et Locke. Sicard va guider les enfants dans l'analyse de leur raison, depuis la sensation jusqu'aux conceptions les plus complexes ; sans jamais perdre de vue la pratique, ce qui assure sa renommée. Mieux que Garat, trop « érudit » pour les conventionnels, il situe la pratique dans une métaphysique approfondie.

6Pour permettre au sourd-muet d'entrer dans le jeu des idées abstraites, il double la pantomime qui leur est familière d'une identification graphique des relations (selon le schéma Sujet-Prédicat, fixé par Port-Royal), redoublée plus tard d'une fixation des opérations par des chiffres marquant les fonctions. L’élève peut ainsi identifier les concepts et la proposition ; et raisonner. Poussé par le succès, appuyé par son élève Massieu, devenu un maître, Sicard souhaite la création d'écoles centrales pour les sourds-muets. Là, on développerait leur intelligence et leur mémoire, en doublant l'apprentissage des gestes par celui des signes. On peut ici parler d'analyse globale. Sicard démontrait ainsi par la pratique que les analyses exposées par Garat étaient correctes ; il justifiait par avance les propositions de Destutt de Tracy édifiant les fondements d'une Idéologie qui partirait des signes naturels ; pour aboutir à des combinaisons de signes artificiels.

7La Harpe, autrefois partisan si violent des idées nouvelles dans ses cours libres du Lycée, en 1787, est devenu plus retenu depuis qu'il a été emprisonné ; il clame sa haine contre les tyrans. « Le fakir est devenu ventriloque », dit de lui Sébastien Mercier. Prudent, il fonde ses leçons d'éloquence sur des exemples tirés de l'Antiquité ; l'auditeur saura qui reconnaître derrière les imprécations lancées contre Verrès, lequel a bon dos. Pour la Révolution, il ne dépassera pas l'éloge de Mirabeau. Et s'il faut déverser sa bile, il le fait dans une curieuse leçon sur le tutoiement révolutionnaire, tenu pour faire partie d'« un plan d'avilissement ».

8Bernardin de Saint~Pierre, enfin. On le tira avec peine de sa retraite de jeune marié sexagénaire, récent père de famille et père ému. Il ne prononça que deux leçons devant un auditoire de révolutionnaires hostiles aux épanchements du cœur. La présente édition reproduit les manuscrits qu'il a laissés et qui préfigurent les Harmonies de la nature. Il était porté par le succès de Paul et Virginie paru en 1788 dans les Études de la nature, mais les vrais révolutionnaires n'en avaient que faire. Et le lui firent bien sentir.

9La fondation de l’école normale en l'an III est de nos jours le spectaculaire exemple d'un projet d'ensemble d'intellectuels liés par une problématique commune, par une ambition rationaliste commune. Mais il arrivait trop tard, dans une République qui commençait à douter d'elle-même, que les excès de la Terreur avaient traumatisée, toute prête à céder devant un général, Bonaparte, qui mettrait l'action avant le commentaire. Qui, en fondant les lycées en 1802, balaierait l'ambitieuse machinerie de l'École normale en déclarant sèchement : « Les lycéens feront du latin et des mathématiques ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Claude Chevalier, « Une école entièrement nouvelle »Modèles linguistiques, 3 | 2010, 207-210.

Référence électronique

Jean-Claude Chevalier, « Une école entièrement nouvelle »Modèles linguistiques [En ligne], 3 | 2010, mis en ligne le 22 octobre 2013, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/453 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.453

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Auteur

Jean-Claude Chevalier

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