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Texte intégral

N° 999, 16-30 septembre 2009

Louis Sébastien mercier
Néologie
Texte établi, annoté et présenté par Jean-Claude Bonnet
Belin, 591 p.

Louis Sébastien Mercier, observateur de la rue et des mœurs, est surtout connu pour ses Tableaux de Paris, publiés de 1781 à 1788, souvenirs d’un marcheur parisien : « Je les ai écrits avec les pieds », disait-il de cet énorme compendium qui trouva tout de suite le succès.

1Théâtreux infatigable, passionné politique, agité et courageux, républicain girondin poursuivi par la police des robespierristes et, sous l’Empire, par celle de Savary, il avait l’art de s’attirer ennemis et mauvaises affaires par ses positions provocantes ; écrivain, il polémiquait contre les Académies et les classiques, sa tête de Turc favorite, et contre ses contemporains trop rigides à son sens, contre Condillac autant que contre les Idéologues, qui ne vivaient bien que dans l’éther des systèmes, et contre les Académiciens qui jabotaient en groupe. Lui, était l’homme de la vie ; et en particulier de la vie quotidienne. Il exaltait l’originalité, l’individualisme, les idées neuves, l’avenir. Volontiers polygraphe, dramaturge et journaliste. Il est connu pour avoir été l’éditeur d’un Rousseau en 37 volumes, connu aussi comme journaliste dès le début de la Révolution.

2Sur le tard, il entreprit d’écrire une Néologie (1801), pour exalter les vertus de la vie du langage, contre toutes les scléroses. Un curieux compendium que Jean-Claude Bonnet a eu la bonne idée de rééditer, mixte de vocabulaire nouveau, politique et populaire, et de mots inventés, par l’auteur en particulier. Avec une jouissance non dissimulée, celle d’un homme qui connaît la puissance créative du langage, celle du « papier qui parle », comme disent, rapporte-t-il, les sauvages du Nouveau Monde. Il dédie ses inventions de langage au jeune général Bonaparte, son génial collègue de l’Institut, mais c’est avec crainte qu’il rappelle les vocables brandis par les thermidoriens, des « mots terribles » : la Terreur brassait des lexiques nouveaux qu’elle trempait dans le sang ; avec mépris enfin quand il s’agit de « copistes » comme La Harpe, un « fakir littéraire », dit-il, tout juste capable de contempler des cirons au bout de son nez. Un illusionniste, incapable de rien comprendre à la force de Chateaubriand, comme à celle de Kant ou de Schiller ; et qui ne pense qu’en troupe, académique de préférence.

3On comprend que le dictionnaire néologique de Sébastien Mercier est une suite de découvertes et d’éclats, d’éblouissements, créations du monde nouveau que fondent Bonaparte et Chateaubriand, deux idoles à l’époque pour lui. Que résume bien un mot nouveau : « impérissabilité ». La tête dans les étoiles et les pieds dans la fange, chez les « roués » et les « ribaudes ».

4Écho pour son public de la capacité du langage à se recréer sans relâche, dans les époques de tempête surtout. Mercier fait l’éloge de l’individu créateur, esquisse du héros romantique et des vertus de l’imagination qui crée les mots à profusion. Et n’a que mépris pour les académiques de tout poil, capables seulement de se serrer en frissonnant pour susurrer les noms de leurs augures. Il écrit : « Plus les têtes s’assemblent, plus elles rétrécissent ». Le langage ne vient pas d’une entreprise collective, comme le croyaient Condillac et les Idéologues ; il est un don du Créateur, incarné par des hommes vertueux comme l’étaient les républicains. Et il écrit : « Méprisez les livres et cherchez les hommes ». Ses grands hommes : les créateurs du XVIe siècle comme Montaigne, qui trouvent la pensée là où elle vit, mais surtout les génies du XVIIIe : Rousseau, Diderot, Rétif et même le classique Voltaire qui lui fournit une épigraphe : « Notre langue est une gueuse fière ; il faut lui faire l’aumône malgré elle ». Ajoutez les dictionnaires ouverts aux néologismes : Trévoux, Féraud, d’Allais, Pougens. Sans oublier l’Académie 1798, une oasis pour la création. Et le vocabulaire républicain qu’il ne se lassera jamais d’employer.

5Et les mots qu’il aimera pour leur nouveauté, ceux qui font « vibrer la fibre inconnue », les siens, ceux des autres. Son Dictionnaire fait partie de ces œuvres « stromates » dans lesquelles mélange ses pensées avec celles des autres, dans le désordre ; « work in progress », dit Jean-Claude Bonnet.

6Le livre fut mal accueilli, mais il nous plaît aujourd’hui ; car c’est un livre d’imagination. On sent la passion de l’auteur-créateur ; il dit : « Il faut oser. La langue est l’instrument qui doit obéir ». Le créateur se fie à l’analogie ou à l’étymologie. Mercier écrit : « Tous ces mots que j’ai ressuscités appartiennent au génie de la langue française ». Et il ajoute : « Un mot neuf vous réveille plus que des sons. La liberté est moins dangereuse que la gêne ». Car la langue, ajoute-t-il, fait naître la richesse de la pensée. Les grands pourvoyeurs de la langue : les femmes et le peuple ; nos juges. Il n’osera pas parler de « trousser une femme » ; trop imagé, crainte d’offenser la pudeur. Mais il fait un sort au « roué » de la Régence et s’amuse à distinguer « ribaude » et « courtisane ».

7Ouvrez la Néologie ; ses 400 pages se lisent comme un roman, le roman de la Création. Commencez à A ; c’est d’abord « abatardir », emprunté à Montaigne, puis « aboi », distingué d’« aboiement ». Puis « abêtir », suivi de cette citation de Voltaire :

À quinze ans, un Jésuite m’enquinauda ; je fus novice ; on m’abêtit pendant deux années.

8Couplé avec « abhorrir », « avoir en horreur ».

9Et aussi « abonnataire », qui n’est pas encore abonné, objet de désir pour tout créateur de revue.

10« Aborigènes » tenus pour « des branches superflues qui poussent au flanc des arbres ». Le mot désigne aussi des chapitres adventices.

11« Abortif », dans « faire un abortif » qui est une fausse couche.

12« Abrupt » dans « Style abrupt », chez Diderot ; c’est une hardiesse.

13Selon lui, Voltaire nous apprend que les Turcs ne sont que des « abrutisseurs » et point des « persécuteurs ».

14Des Turcs, on passe aux femmes ; c’est logique : « Ce qu’une femme veut absconder est bien caché ».

15Encore un vocable : « académifier » et une citation de Linguet : « J’ai l’honneur d’être autant académifié qu’on peut l’être ».

16On ne lâche plus. Entreprise passionnante qui se fait l’écho du mouvement perpétuel de la langue qui vise à rapprocher la parole d’une réalité toujours mouvante. Entreprise à haut risque : elle laisse de multiples avortons, qui sont tous les essais de la parole pour se rapprocher de l’expression de la réalité. Chaque dictionnaire qui tente de rejoindre l’effort quotidien du parleur en déborde : des mots qui s’installeront ou… disparaîtront. J’ai rendu compte l’an dernier dans La Quinzaine n° 970 d’un passionnant ouvrage d’Héloïse Neefs sur les Disparus du Littré qui inventorie les multiples disparitions dans les inventaires des dictionnaires, du Littré particulièrement. Un Téléaste, aussi célèbre qu’ignare, avait fait du livre des gorges chaudes ; c’est pourtant dans ce terrain de créations-destructions qu’on analyse le mieux les mouvements de la parole. Cet effort constant du parleur pour conjoindre la langue des inventaires et les besoins immédiats de l’expression parlée est un problème central aujourd’hui chez les jeunes linguistes. Il nourrit les recensions des ordinateurs, qu’on retrouve chez les disciples de Jean Dubois ou dans les laboratoires créés par Maurice Gross.

17Un texte de plus à verser au dossier.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Claude Chevalier, « Faire « vibrer la fibre inconnue » »Modèles linguistiques, 3 | 2010, 203-206.

Référence électronique

Jean-Claude Chevalier, « Faire « vibrer la fibre inconnue » »Modèles linguistiques [En ligne], 3 | 2010, mis en ligne le 22 octobre 2013, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/452 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.452

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Auteur

Jean-Claude Chevalier

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