Littré
Texte intégral
N° 982, 15-31 décembre 2008
Alain rey
Littré, l’humaniste et les mots
Gallimard éd., 352 p.
Sommet de l'érudition philologique, le Littré a absorbé son auteur. Personnage fascinant pourtant, cet Émile Littré, tant par sa passion de la science que par un physique simiesque qui permettait aux caricaturistes de faire de l'homme l'illustration même de cette théorie darwinienne qu'il soutenait si fort. Nul mieux qu'Alain Rey n'était capable de le rendre aussi présent en rééditant et actualisant un ouvrage paru chez le même éditeur en 1970.
1Rey achevait alors la rédaction du premier Grand Robert, tel qu'initié par Paul Robert et avait en projet de multiples extensions ; dans cette évocation passionnée de Littré, on ressent comme le frémissement d'une vocation de créateur et de multiples rêves d'identification.
2Né à Angoulême dans une famille républicaine et athée, le petit émile part pour Paris avec les siens, inscrit comme élève à Louis-le-Grand en même temps qu'une élite parisienne qui deviendra célèbre, comme Geoffroy Saint-Hilaire ou Burnouf. C'est la fin du Premier Empire, mais l'aurore de grands progrès dans les sciences où s'illustreront Champollion, Fresnel ou Fourier. Littré rêve médecine, mais pour l'heure devient le secrétaire du comte Daru, celui-là même qui protégea Stendhal. Il s'abandonne aussitôt à une immense activité intellectuelle. Il apprend le sanscrit et d'autres langues, en écrit même à Schlegel. En même temps, reçu à l'internat, il est recruté par le Journal hebdomadaire de médecine ; ce sont ses débuts dans l'écriture (1828) ; il s'est spécialisé dans les maladies du cerveau, et situe les théories nouvelles dans le vaste tableau des connaissances humaines.
3Il multiplie articles et traductions, obscurément d'abord, puis de façon plus visible en publiant dans la Revue des Deux Mondes, attiré autant par Bopp que par Cuvier. Il entame un immense travail qui l'occupera longtemps sur l'école hippocratique, traduit la Vie de Jésus, de Strauss et accepte une chaire d'histoire médicale. Entre-temps sa mère l'a marié ; cette très jeune épouse lui donnera une fille, mais surtout l'assistera jusqu'à la fin.
4Découverte bouleversante : l'œuvre d'Auguste Comte qui sera longtemps sa Bible ; il publie des articles sur le positivisme dans le National. Puis se plonge dans l'érudition en s'occupant pour l'Académie de la collection des Bénédictins de Saint-Maur. Vers 1850, enfin, il projette de publier un Dictionnaire étymologique chez Louis Hachette, instruit par le positivisme.
5Sans pourtant se désintéresser de la chose publique, en 1848 surtout, où il se montre fidèle à la devise positiviste : Ordre et Progrès. Et se fâche avec Comte qui se rapproche du Prince-Président. Intraitable. Plus positiviste que lui, je meurs. Infatigable, il publie des traductions et, particulièrement, le Dictionnaire médical du Belge Nysten ; avec l'aide du scientifique Robin, il en fait une arme pour le bon combat positiviste. Cependant qu'avec plusieurs collaborateurs, il affine le projet du dictionnaire pour Hachette.
6Sa réputation d'omniscient, manifestée au Journal des Savants, se répand dans les milieux bien parisiens. Il devient l'incarnation du philosophe positiviste ; un remarquable article de biologie dans la Revue des Deux Mondes fait sensation. Travaillant à la campagne, au Mesnil, il ne refuse pourtant pas les mondanités : ce timide a eu, dès l'enfance, un besoin éperdu de reconnaissance : « La vie de Littré : une lutte contre la peur par l'activité innocente du cerveau. Une sublimation ». Associé libre de l'Académie de médecine, il fréquente le salon de la comtesse d'Agoult, ancienne compagne de Liszt. Sa laideur fait attraction. L’équipe du Dictionnaire devient une « usine philologique », animée par le normalien Beaujean. « Un colossal monument », dit Michelet en recevant le premier fascicule. Du même élan, Littré écrit un gros livre sur Comte, à la demande de sa veuve, Caroline.
7Son athéisme militant lui a fait des ennemis et, en premier, Mgr Dupanloup ; qui lui barre l'entrée à l'Académie. Littré travaille comme un fou au dictionnaire, recrute de nouveaux aides, et découvre l'étonnant fonds Pougens dans lequel il puisera abondamment. Et fonde la Revue de philosophie positive qui diffusera ses idées. En 71, il commence une carrière politique aux côtés de Thiers. Entré enfin à l'Académie, quoique malade, il est élu sénateur et passe pour un républicain raisonnable. Le dictionnaire terminé le 4 juillet 72, il se met au Supplément. Privilégie la tolérance et l'amour. Et édifie enfin ses proches par sa mort, se repentant de ses « fautes ». Il a eu le temps en 1880, de publier sa célèbre conférence-bilan : « Comment j'ai écrit mon dictionnaire ».
8Le centre de son aventure intellectuelle, c'est donc la rencontre avec Comte qui comble sa recherche de certitudes et lui ouvre l'avenir. Avec Bichat, Cuvier et Saint-Hilaire, avec Burnouf et Bopp, il réduit les mystères en dégageant les mythes organisateurs. C'est le modèle même du scientiste qui se fonde sur l'expérience. Ce qui le conduira à simplifier l'apport de Comte en écartant l'alliance de la science et de la praxis. Du moins, il empruntera au fondateur du positivisme un incomparable matériel conceptuel : le positivisme fonde la science, en fixe les limites :
Chaque méthode, écrit Alain Rey, se voit attribuer un secteur fixé. L'ensemble est articulé par la démarche biologique pour les comparaisons et par la démarche linguistique pour l'histoire.
9C'est, en quelque sorte, un manuel de bonne conduite qui suppose un accord entre le sujet qui connaît et le monde qu'il connaît, une clarification du passé pour investir l'avenir.
10Pour Comte, « logique et mathématique sont à la fois le fondement indispensable et le danger permanent de la science en construction ». Littré, bien qu'il ait lu Boole, se méfie lui aussi d'une logique trop rigide. Il préfère se passionner pour la biologie et pour l'histoire des idées médicales. Et s'acharne à situer la sociologie, fondée sur la biologie et couronnée par la morale, indispensable parce qu'elle permet d'esquisser l'avenir de l'homme ; et conduit Littré à s'intéresser aux bases économiques de l'histoire sociale. Comme Comte, Littré aime offrir aux penseurs de vastes constructions abstraites.
11Ici s'inscrit sa passion pour la linguistique, révélateur sociologique, si l'on croit que le peuple conserve la langue, mais l'anime de mouvements perpétuels. Passion qui fait de lui, avec Saussure, un des fondateurs de la Société de linguistique de Paris ; en même temps qu'un des garants de la nouvelle philologie qui croit que systèmes et lois se dégagent de l'étude comparée des textes.
12De cet immense effort, le Littré est l'aboutissement, répertoire de formes expliquées et justifiées par l'histoire. Le dictionnaire est devenu un instrument fondamental de la connaissance ; et l'essai d'Alain Rey une ouverture nécessaire au scientisme du XIXe siècle.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Claude Chevalier, « Littré », Modèles linguistiques, 3 | 2010, 185-188.
Référence électronique
Jean-Claude Chevalier, « Littré », Modèles linguistiques [En ligne], 3 | 2010, mis en ligne le 22 octobre 2013, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/448 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.448
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