Les termes du discours sont truqués
Texte intégral
N° 973, 15-30 juillet 2008
Marc angenot
Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique. Vingt-trois entretiens (1952-1987)
Fayard éd., 450 p.
Après deux siècles de déferlement de grands systèmes, après tant de visions du monde rationalisées autant que prometteuses, voici un compendium de désenchantement, significatif de notre époque.
1Une partie de l'humanité, savante ou pas, savante surtout, s'est évertuée à convaincre l'autre du bien-fondé de ses positions ; et, phénomène étonnant, ne s'est découragée d'aucun échec et récidive, comptant sur l'avenir — ou, au besoin, sur l'au-delà — pour lui donner raison. Ou plutôt comptait, tant le reflux est fort. Même si le désir de vaincre et convaincre reste paradoxalement tenace : « La rhétorique renaît lorsque les régimes idéologiques s'effondrent », a écrit Michel Meyer.
2Marc Angenot s'appuie sur une vieille tradition sceptique qui va de Protagoras à Montaigne et jusqu'à Pierre Joseph Proudhon, lequel écrit — au grand scandale de ses contemporains : « Toute proposition est vraie à condition que la proposition contraire le soit également ». Problématique endossable par les post-modernes, épris de sophistique. Contre Platon, contre Descartes qui exécraient la rhétorique, science du probable. Mais l'illusion de posséder la vérité ne conduit-elle pas à accuser les opposants d'être paranoïaques, au mieux égoïstes et bornés. Des accusations de folie et d'utopie qui deviennent comme des boîtes noires bien commodes. La sagesse, ce serait plutôt d'afficher que « la rhétorique est une échappatoire raisonnable face aux limites de la raison démonstrative ».
3Marc Angenot commence par un historique savant, dans la ligne de Chaïm Perelman et de Michel Meyer lequel a écrit : « La rhétorique est la négociation de la distance entre les sujets ». Elle est aujourd'hui partout chez Erwin Goffman, analysant la vie quotidienne, chez Raymond Boudon alliant théories du raisonnement et rhétorique, chez Oswald Ducrot, chez Jean-Blaise Grize, construisant sa logique naturelle, chez Pierre Bourdieu même, liant champ scientifique et doxa. La vérité serait un simple effet de rhétorique et la philosophia perennis un dialogue de sourds ; il s'agit surtout de montrer qu'on a raison. Car « le centre ne tient pas », dit Jacques Derrida. Paradoxe souligné par Marc Angenot : « Le relativisme contemporain tend à devenir un dogmatisme engendré par une inflexible logique ». Avec l'histoire comme critère. Le même ajoute avec amertume : quels progrès a-t-on fait depuis vingt-cinq siècles, depuis que la moitié de l'humanité s'évertue à convaincre l'autre moitié de son bon droit ? Et Angenot s'accroche à la voix d'un sage criant dans le désert, celle de Jacques Bouveresse, qui traite ces aventuriers, ses contemporains, d'irrationalistes.
4Une deuxième partie évoque « les règles du débat ». En rhétorique, le malentendu est constant, la dissension inévitable entre une communauté raisonnante et la doxa ambiante. Kant a posé la question de l'inconnaissable ; mais le positiviste Eugène de Roberty range dans l'inconnaissable le champ même de la philosophie à qui il ne laisse que « le rôle de décrire et de synthétiser une théorie de la connaissance ».
5Les termes du discours sont truqués, soit parce qu'ils évoquent un monde préjugé quand on parle de néo-libéralisme ou de totalitarisme, soit parce qu'ils ne sont que captation, quand on parle de révolutionnaires, soit sujets à de multiples glissements comme quand on passe de rationnel à raisonnable. Ou infalsifiables comme le marxisme orthodoxe que Karl Popper prend en exemple. Sans compter les présupposés du type : les hommes sont nés égaux ou bons.
6Le sophisme est constamment affleurant. En sorte que raisonner, c'est d'abord douter de la valeur des outils. Selon les voies multiples empruntées. On pose que l'induction est plus claire et la déduction plus noble ; l'explication causale toujours insuffisante ; le raisonnement par abduction plus efficace en sciences (Charles Sanders Peirce) qu'en politique ; le raisonnement par analogie, peu en faveur auprès des logiciens, le raisonnement axiologique à distinguer, comme le fait Max Weber, de la raison instrumentale. Valeurs et normes sont argumentables, discutables, à l'infini : « Les sophismes, dit Marc Angenot, forment une classe grise plutôt qu'une classe d'impostures ». Partout, la souplesse est de mise ; sauf à en excepter le fanatisme : « On ne discute pas avec une barre de fer », disait Ernest Renan en évoquant l'Église.
7Une troisième partie analyse les grands types de logique argumentative qui se partagent l'histoire des discours. La raison est constamment menacée, mais surtout les discours établis, éveillant frustration, rancœurs, convoitises, ce que Friedrich Nietzche visait quand il parlait de morales du « ressentiment ». Le commun des mortels vit dans des « climats d'opinion » ; mais le visionnaire se nourrit de grands systèmes utopiques, organisés en idéologies, « bricolages d'antinomies et d'apories », qui répondent du moins à un désir maladif de cohérence. Appel à quoi tentent de répondre les théoriciens comme Auguste Comte qui supplantent l'angoisse que font naître les doutes de la modernité et le foisonnement des idéologies. S'imposent alors la hantise de l'injustice et du mal social qui conduisent à chercher la cause du mal ; et à la théoriser dans l'existence de la propriété. Avec un remède : la socialisation des moyens de production où l'homme n'aura plus intérêt à faire le mal.
8Efforts que Marc Angenot rassemble sous le terme de « gnose » qu'il définit comme « une attitude permanente de l'esprit humain dans son effort de saisie du monde », comme un itinéraire pour sortir de ce bas monde qui n'est qu'infamie, œuvre d'un Démiurge pervers. Ascèse qui trouvera son accomplissement dans l'explosion des idéologies au XXe siècle, animées du désir d'un bien absolu, fondé sur la raison, en vue de quoi « tout est permis ».
9En sorte de déboucher sur un avenir improbable. « L'activité de raison, conclut Marc Angenot, sert autant à cacher le monde qu'à l'appréhender ». Visée dérisoire et quasi-héroïque : « L'humanité, dit Marcel Gauchet, s'intéresse surtout aux problèmes qu'elle est incapable de résoudre ».
10Livre d'illuminations et d'immense érudition, fouillé, répétitif, ressassant ; souvent paradoxal ou irritant ; mais constamment excitant, pour les post-modernes que nous sommes, affrontant, avec la relativité des savoirs, ce qui nous a longtemps fait vivre : les coupures épistémologiques de Michel Foucault, la falsification de Karl Popper ou les champs de Pierre Bourdieu.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Claude Chevalier, « Les termes du discours sont truqués », Modèles linguistiques, 3 | 2010, 181-184.
Référence électronique
Jean-Claude Chevalier, « Les termes du discours sont truqués », Modèles linguistiques [En ligne], 3 | 2010, mis en ligne le 22 octobre 2013, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/447 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.447
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