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Texte intégral

N° 970, 1-15 juin 2008

Héloïse neefs
Les disparus du Littré, Préface d'Alain Rey
Fayard éd., 1318 p.

Maurice grevisse et André goosse
Le bon usage, 14e édition
De Boeck, Duculot éd., 1600 p.

1Ces « Disparus du Littré » sont un ouvrage surprenant à tous égards. Héloïse Neefs a un ennemi qu'elle connaît bien pour avoir participé à de nombreux inventaires : les « tueurs de mots ». Sa cible : les auteurs de dictionnaires qui, non contents d'user les sens et la graphie des mots qu'ils exploitent, d'en abuser même, en tuent une masse d'autres, purement et simplement. Georges Perec en a parlé dans La vie mode d'emploi, les a affublés du nom de Cinoc, le « tueur de mots », selon son expression ; il en décrit les ravages :

Il avait fait disparaître des centaines et des milliers d'outils, de techniques, de coutumes. de croyances... Il avait fait s'évanouir dans la nuit des temps des cohortes de géographes, de missionnaires, d'entomologistes, etc., etc.

2Héloïse Neefs applaudit dans la page de garde et laisse à sa naïveté le pauvre Littré, adorateur de la science et de la raison qui écrit : « Une langue se gaspille qui sans raison perd des mots bien faits et de bon aloi ». À ce compte, le français est un incroyable gaspilleur. Fondée sur l'authentique Littré (notre époque en voit fleurir beaucoup de faux ; et un éditeur qui ne manque pas d'air propose même « une nouvelle édition inédite »), année des dernières éditions du Robert, du Hachette, du petit Larousse, pour comparaison, Héloïse Neefs a inventorié les milliers de mots courants qui ont disparu des dictionnaires en un siècle d'exercice.

3Idée provocante et peu partagée : la presse dite d'information relève à son ordinaire les mots nouveaux ajoutés dans chaque nouvelle édition des dictionnaires d'usage, beaucoup plus rarement les mots éliminés. L’opération est pourtant fort instructive, spectaculaire même ; de Littré à nos jours, ce sont bien 25 000 mots qui ont disparu des dictionnaires. Mots techniques évidemment, comme « éberguer », « ébeurrer », « ébroueuse " (c'est la femme qui casse les noix) ou cet « écaqueur », qui caque le hareng, mais aussi mots courants encore parfaitement compréhensibles aujourd'hui et souvent très évocateurs. Qui ne préfèrerait « eaubénitier » au plat et obscur « bénitier » où nous trempions les mains étant gamins. Ou « disserteur » qu'employait Voltaire le préférant à « éloquent » et « écrivaillerie » dont usait Montaigne ; les grands écrivains, experts souvent en parlures locales, préfèrent des mots de leur campagne à la morosité d'un terme officiellement reçu ; Flaubert, pour dire « à l'abri », privilégiait « à l'égaud ». Et Boursault parlait d'« emboiseries » plutôt que de « tromperies ». Comment évoquer un nez noirci par l'alcoolisme ou la vérole ; du Bellay disait très bien : « nez ébéné », mot illustratif. Et que dire de ce charmant « échauffaison » pour « marquer une éruption de la peau ». Évanoui de nos lexiques courants. Nos anciens utilisaient avec grâce ces mots évocateurs : ainsi « emprune » pour désigner 1'« airelle ». Disparu. Comme ont disparu ou sont restés, mais masqués, des termes comme ce « faitard » auquel nous préférons « fêtard » ; pourquoi pas jouer de l'un et de l'autre, voguant de celui qui se lève tard à celui qui fait la fête ?

4Parfois il reste un survivant : ainsi de la famille d'« éclopper » ne subsiste dans les inventaires modernes qu'« éclopé », tristement isolé. Ou bien « faseyer », si courant autrefois, que ne connaît aujourd'hui que l'apprenti de régates dont la voile se gondole. Et si j'osais, j'évoquerais ici ce merveilleux terme « féminie » pour désigner, un peu péjorativement peut-être, toute assemblée de femmes.

5Et encore une remarque : le lecteur moderne est le plus souvent parfaitement capable d'interpréter ces termes disparus, marquant que notre compétence linguistique nous donne un empan bien plus large que ce que semblent nous imposer les dictionnaires. Autour des mots reçus rôdent toutes sortes de possibilités d'interprétation, de substitution, et de création. La langue n'est pas réduite aux injonctions des dictionnaires, qu'ils sortent de l'Institut, comme l'édition de l'Académie en cours, sur laquelle ahane une petite troupe d'agrégés de grammaire ou d'officines commerciales. Pourquoi s'interdire « échoppier » à côté d'« échoppe », « éclecticisme » à côté d'« éclectisme » et « éclipsement » à côté d'« éclipse » ; et aussi « fantastiquer » (Montaigne) dans la famille de « fantasme » et « fantaisie », « fatrasserie » à côté de « fatrasseur » et « fatrassier » ; et aussi « ébouffer de rire », une « éboulée » et « diffamable » et « digresseur » ; et aussi « disconvenant » à côté d'« inconvenant » et aussi « dislocateur » et « disloquement ». Pourquoi « dispensaire » est-il reçu et non « dispensataire » qui a existé ; et, de même, « dissatisfaction » ?

6Hommage aux vertus créatives de la faculté langagière ; c'est ce qu'on éprouvera en feuilletant ce passionnant inventaire ; créations qu'interrompent seules les pressions sociales ou économiques et leur bras armé, les dictionnaires, qui souvent sclérosent ce qui n'était que mouvement encore flottant. L'ouvrage d'Héloïse Neefs rappelle constamment cette vérité des linguistes : tout dictionnaire n'est qu'un choix de quelques dizaines de milliers de mots prélevés dans les millions d'occurrences de l'usage courant. Les Littré, Larousse et autres Robert ne sont paroles d'évangile exclusif que pour les ignares organisateurs de jeux à la Radio ou à la Télévision. Le parleur ordinaire vit, lui, dans les trésors de Simbad.

Le « bon usage »

7Ainsi en est-il de toutes les manifestations de langue ; hors d'usage ou bon usage, les problèmes sont de même ordre. Et je me faisais cette remarque en lisant conjointement la quatorzième et toute récente édition du Bon usage de Maurice Grevisse, survenant quatorze ans après la treizième édition, et fortement grossie d'exemples nouveaux ; comme la précédente, elle a été revue, augmentée, bouleversée par un connaisseur, le gendre de Maurice Grevisse, le très remarquable grammairien qu'est André Goosse. C'est un énorme pavé de 1600 pages, le plus souvent en petits caractères, fruit des immenses lectures du gendre après celles de son beau-père, mais aussi du constant effort de cohésion et d'organisation d'André Goosse ; que dégage un effort parallèle dans la clarification du dispositif des développements. Au centre de chaque page, l'analyse, la justification des regroupements et les multiples exemples qui illustrent la règle proposée ; et marquent « le bon usage ». En marge, non seulement un Historique, mais aussi des Remarques de tous ordres qui introduisent une multitude de variables. Et dissipent mille préjugés. Où on s'aperçoit que le locuteur, à tout moment, dispose de multiples possibilités de variation, quelle que soit sa culture, variables significatives sur le plan des interprétations sémantiques comme des rattachements sociologiques ou ethnologiques. S'il y a longtemps qu'aucun grammairien s'il n'est cuistre n'interdit le subjonctif suivant « après que », s'il apparaît que le choix entre l'indicatif et le subjonctif marque des valeurs de sens différentes et appréciables ; le Grevisse, à cet égard, multiplie les exemples. Et il est peu de structures grammaticales qui n'autorisent de semblables variations. Ce que dissimulaient la plupart des lexicographes et grammairiens constamment tentés d'asseoir leur pouvoir sur des interdits, couverts par de pseudo-parallélismes logico-grammaticaux. Ce qu'avait montré, dans le cadre de la grammaire générative, le test dit d'acceptabilité. La structuration par les règles conduisait à proposer un grand nombre de variables dont le locuteur et surtout le récepteur appréciaient la pertinence, ce qui amenait à confirmer ou infirmer la règle proposée. Démarche encore plus forte dans ce que Maurice Gross appelait : « tirer sur les exemples ». Qu'un système de langue existe, c'est certain, natif ou non, peu importe au demeurant ; il est encore plus certain que le jeu des règles conduit à toutes sortes de variables que seuls interdisent des grammairiens obtus ou des contraintes sociales impérieuses. Je n'en prendrai qu'un seul exemple, pioché dans le Bon usage. Il est souvent enseigné que le tour « soit que... soit que... » est obligatoirement suivi du subjonctif. Pourtant un exemple signé Balzac déniché par André Goosse montre que la variation indicatif-subjonctif, marque une nuance très précieuse de la pensée. Voici cet exemple :

Soit qu'elles possédaient ces qualités ou qu'elles feignissent de les avoir (BU, 6 1134 Rem. 3).

8Ainsi commenté par André Goosse :

Dans cet exemple, l'indicatif n'apparaît que dans un des deux termes, comme si l'auteur ne considérait pas les deux explications comme également vraisemblables.

9De telles possibilités sont constamment offertes au fil des 1600 pages du Bon usage ou au fil des lectures ou des entretiens. Nouveau témoignage de ce qui rend si passionnant le métier du grammairien épris de suivre les fils intriqués des structures, de leurs variables, de leur réception et de leur interprétation.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Claude Chevalier, « L'usage  »Modèles linguistiques, 3 | 2010, 175-179.

Référence électronique

Jean-Claude Chevalier, « L'usage  »Modèles linguistiques [En ligne], 3 | 2010, mis en ligne le 22 octobre 2013, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/446 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.446

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Auteur

Jean-Claude Chevalier

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