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Texte intégral

N° 842, 15 novembre 2002

Antoine culioli
Variations sur le linguistique. Entretiens avec Frédéric Fau, préface et notes de Michel Viel
Klincksieck éd., 262p.

Dans la troupe brillante qui, au cours des années 60, accoucha de la linguistique française que l’on sait, Antoine Culioli représente un cas singulier : il eut apparemment la carrière universitaire la plus prestigieuse : normalien, très jeune docteur en philologie anglaise, professeur à la Sorbonne à 36 ans ; et la suite. Il avait pourtant une originalité qui n’était guère partagée par ses collègues sorbonnards de l’époque : la passion des idées nouvelles avec l’ardeur à les diffuser ; en outre, une honnêteté intellectuelle rare.

1Dès 1960, il était présent dans de nombreuses équipes de recherche linguistique souvent créées par lui-même, spécialiste de traduction automatique, animateur d’un groupe transdisciplinaire à l’école Normale Supérieure ; l’été 67, il fut l’âme du grand séminaire de l’Association française de Linguistique appliquée tenu à Nancy qui rassembla tout ce qui comptait et allait compter dans la linguistique française ; tout cela malgré la charge écrasante d’une chaire à la Sorbonne, les cours, les centaines de mémoires à diriger. Il faillit même être l’organisateur de l’Université d’Antony, produit de 68 qui devait regrouper logique, mathématique et sciences du langage formalisables. Le projet échoua. Culioli allait du moins être un des piliers de la nouvelle Université de Paris-7.

2En cette même année 69, Gross et Ruwet brillaient avec leurs amis américains au Centre expérimental de Vincennes, véhiculant les deux grandes versions transformationnelles, celle de Harris pour Gross, celle de Chomsky pour Ruwet. Ils publiaient beaucoup, Gross surtout ; ils régnaient dans les revues. Culioli était infiniment plus réservé. Non qu’il ignorât quoi que ce soit de la nouvelle science que sa parfaite connaissance de l’anglais déchiffrait mieux qu’aucun autre ; non qu’il n’appréciât le génie de ces nouveaux maîtres de la linguistique. Mais avec l’immense culture qui était la sienne, il avait tendance à relativiser les éclats, à dégonfler certaines baudruches. En outre, scrupuleux à l’extrême, il ne publiait que rarement ; et il rapportait de lui-même un peu agacé les racontars. On répétait « Culioli ne publie pas ». Il préférait les cours oraux qui lui permettaient d’affiner, de proche en proche, de subtiles et minutieuses analyses. De-ci de-là pourtant étaient plantés dans la calomnie quelques articles denses — comme ce texte sur la formalisation qu’il avait confié en 1967 à une petite revue, animée par de jeunes normaliens, J. A. Miller et J.-C. Milner, les Cahiers pour l’analyse et qui, pour beaucoup, serait longtemps la pierre de référence. Articles originaux qui dépassaient la base française, les leçons de G. Guillaume et les cours d’E. Benveniste autant que la base américaine et étaient constamment frottés, sans concession, aux concepts de la nouvelle logique, que Culioli reprendrait minutieusement avec son disciple, le mathématicien J. P. Desclés.

3Et puis le temps des combats est passé, la retraite est venue, Culioli a laissé la charge des cours, les milliers d’étudiants qu’il avait formés. Il s’est retiré derrière le dôme du Val de Grâce et il s’est mis à publier régulièrement, en un temps qui n’est guère favorable à la linguistique, des articles anciens regroupés et réorganisés en volumes, joints à des articles nouveaux qui attestent tous la vigueur de sa pensée. Et comme une sorte de couronnement, cette longue suite d’entretiens tournant autour du projet central : définir une linguistique de l’énonciation. Avec l’ambition de tenir un discours de la méthode.

4Les entretiens avec Frédéric Fau sont divisés en sept journées (allusion à Sade ou aux Mille et une Nuits ; avec Culioli, on ne sait jamais), méthodiquement réparties. Avant tout est affiché le parti pris théorique et le refus de se limiter à des systèmes classificatoires de données — mêmes s’ils sont indispensables (sont visés ici les structuralistes stricts). Au reste, c’est la théorie qui fait apparaître les observables ; c’est elle qui déborde sur les sciences voisines pour définir les relations primitives du discours, les relations prédicatives, énonciatives et pour retenir les lieux d’interprétation : l’intonation, la situation, les références, les contextes ; c’est elle qui tisse des réseaux de marqueurs permettant de définir les opérations de construction d’un discours toujours foisonnant. Excès de précaution ? Certainement pas. Nous croyons bien nous comprendre, mais au prix de combien de gesticulations de langage. Nous menace constamment la réflexion de Bourdieu : « La compréhension est un cas particulier du malentendu ».

5Le linguiste, pour Culioli, ne saurait être trop prudent. Un exemple : rien que le fonctionnement du mot « bien » auquel il a consacré un long article, est une source de tourments : la multiplicité des emplois exige une triple approche syntaxique, sémantique et pragmatique. Le linguiste craint alors que cette obsession du détail apparaisse comme pathologique. Mais c’est que le parleur (Culioli, dans ces approches, privilégie l’analyse de l’oral) est constamment obligé d’ajuster son discours. Et la question est alors : « Pourquoi est-ce que je fais ce que je fais, comme je le fais ? À quoi cela rime-t-il ? ». Rejoignant en ce lieu même — et explicitement — le grand questionnement des Stoïciens dans ce qu’on pourrait appeler une pragmatique intégrée (une analyse des régularités de la parole efficiente) qui utilise les démarches classiques chez les linguistes et recouvre les ambitions des cognitivistes. On manipule ainsi qu’on dit : « Je sais fort bien, je peux fort bien », mais non « Je veux fort bien, je dois fort bien » ; et on ajoute, conjointement, qu’il faut « ne » devant « savoir et pouvoir » et « ne pas » devant les autres. Reste à analyser. Même tentative détaillée pour ce mystérieux « est-ce que » de l’interrogation. C’est dans ces minuties qu’on appréhende le fonctionnement du langage, des propriétés universelles mieux que dans les grosses machines du générativisme. C’est là qu’on embrasse cette rationalité à l’œuvre dont parle Milner et qu’on voit mieux l’intérêt de l’axiomatisation ; et là aussi qu’on saisit l’appétit fasciné de Culioli pour ce chatoiement constant de la langue en action, visible quand on analyse les opérations énonciatives après avoir brisé les barrières trop souvent dressées par les linguistes contemporains entre syntaxe, sémantique, pragmatique et prosodie.

  • 1 Jean-Claude Milner, Existe-t-il une vie intellectuelle en France ? Editions Verdier, 2002, 27 pages

6En fin d’ouvrage, la question est posée : que conseiller à un jeune linguiste ? La réponse de Culioli : « Refuser la quiétude qui semble aller de soi, avoir à la fois l’acuité, la rigueur, et puis d’un autre côté la souplesse et l’enthousiasme ». Et par là rejoindre paradoxalement son ancien disciple, J.-C. Milner qui, au terme d’un récent pamphlet ravageur, Existe-t-il une vie intellectuelle en France ?1 — et la réponse à la question, c’est évidemment « Non, aucune » —, conseille aux jeunes des classes montantes :

Qu’ils n’attendent rien que d’eux-mêmes : aller là où mènent les forces du savoir et de l’étude, sans craindre de déplacer les assis, de détrôner les puissants et d’exalter les méconnus.

7Le résumé de lectures logiques proposé en fin des Entretiens par Desclés pour introduire à la méditation linguistique et spécialement culiolienne, donnera au jeune enthousiaste du grain à moudre : Frege, la logique modale, la logique combinatoire, la topologie, etc. On lui souhaite le même appétit qu’avait Culioli.

  • 2 Tzvetan Todorov, Devoirs et délices, une vie de passeur. Entretiens avec Catherine Portevin, Le Seu (...)

8Et puisqu’on évoque l’histoire des idées linguistiques à partir des années 60, il serait injuste de ne pas citer le livre de souvenirs que vient de publier Tzvetan Todorov, particulièrement incisif et suggestif2. Dans l’explosion de la linguistique en France après 1965, Todorov a joué un double rôle : par l’entremise de Sollers et des éditions du Seuil, il a fait connaître le formalisme russe des années 20, que seuls quelques spécialistes avaient révélé dans des articles oubliés aussitôt que publiés, ou dans des livres — comme celui d’Erlich — méconnus en France ; d’autre part, grâce à l’entremise de Greimas et d’une revue débutante Langages, il avait répandu les principes du formalisme sémantique américain. Todorov raconte cette aventure avec la délicatesse et l’intelligence que ses amis connaissent. Mais davantage il évoque merveilleusement le rôle de passeurs qu’ont joué beaucoup d’étrangers en France. C’est à ce problème de la richesse intellectuelle et culturelle véhiculée par les migrants qu’il consacre le reste de l’ouvrage. Mais je sortirais là de ma compétence.

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Notes

1 Jean-Claude Milner, Existe-t-il une vie intellectuelle en France ? Editions Verdier, 2002, 27 pages.

2 Tzvetan Todorov, Devoirs et délices, une vie de passeur. Entretiens avec Catherine Portevin, Le Seuil, 2002, 398 pages.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Claude Chevalier, « À un jeune linguiste : lisez Culioli ! »Modèles linguistiques, 3 | 2010, 111-114.

Référence électronique

Jean-Claude Chevalier, « À un jeune linguiste : lisez Culioli ! »Modèles linguistiques [En ligne], 3 | 2010, mis en ligne le 22 octobre 2013, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/445 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.445

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Auteur

Jean-Claude Chevalier

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