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AccueilHors-série3Une renaissance rhétorique ?

Texte intégral

N° 783, 16-30 avril 2000

Histoire de la rhétorique dans l’Europe Moderne, 1450-1950
publiée sous la direction de Marc fumaroli
PUF éd., 1359 p.

Cet énorme ouvrage est le résultat d’un travail d’équipe, animé par Marc Fumaroli depuis une vingtaine d’années. Fumaroli, qui achevait une thèse sur la rhétorique classique, s’est trouvé mêlé dans les années 70 à un grand débat qui n’envisageait pas moins que la mort — et, conjointement, la résurrection, bien sûr — de la rhétorique.

1Dans deux célèbres articles de Communications, G. Genette et P. Kuentz, fondés sur Jakobson et sur l’axe métaphore/métonymie, proposaient une théorie de la Rhétorique restreinte : les cinq parties de la rhétorique (invention, disposition, énonciation, action, mémoire) s’étaient, selon eux, peu à peu réduites aux figures de pensée et d’élocution et réduites encore plus aux deux figures de la métaphore et de la métonymie. Réduction due au privilège donné à l’analyse littéraire, à l’art, à l’esthétique de la prose et du vers, aux travaux de la critique écrite qui trouvaient leur aboutissement dans les propositions de la nouvelle Sorbonne, dans la glorification par Lanson de la dissertation et de l’explication de textes. La rhétorique se détournait de sa vocation ancienne : la formation de l’orateur, de cette technique éprouvée de la persuasion, elle se réduisait à une étude de l’art et l’artiste. Mais dans le même temps, certains comme le groupe belge Mu, comme Ch. Perelman, d’autres de plus en plus nombreux, annonçaient l’avènement d’une nouvelle rhétorique. Les remous de ce grand débat appelaient une mise en perspective, une histoire des arts de la parole dans les vernaculaires modernes, que seule une équipe de chercheurs pouvait entreprendre.

2Disons tout de suite que ce Dictionnaire est un superbe travail d’ensemble, à la fois vivant et érudit, où l’on s’instruira sans cesse sur les relations établies dans des sociétés polies entre des arts d’intellection et des arts de persuader, sur le certain et le probable, le vrai et le vraisemblable. Disons aussi qu’il est difficile à lire d’une traite : portant sur cinq siècles, passant d’un pays d’Europe à l’autre, rhétorique, dialectique, argumentation se composent et se décomposent, référées à autant de modèles. Complexité multipliée par les points de vue différents, souvent superposés, des vingt-quatre auteurs. Paradoxalement, confusions et transferts et regroupements instruisent sur le jeu et les enchevêtrements des formes de cultures beaucoup mieux que n’aurait fait un effort de réduction linéaire. Ils nourrissent une interprétation épistémologique, souvent refoulée, qui prête du moins à reconstitutions. Une affirmation, au moins, en clair : chaque crise de la culture implique une redéfinition de la rhétorique, une redistribution des cartes.

3L’ouvrage privilégie en son début les rôles déterminants des cercles mondains d’Italie et de France autant que des mouvements religieux à partir du XVe siècle qui redonnent toute leur vigueur aux analyses des Grecs et des Latins (resituées par A. Michel) pour se dégager de la scolastique. Alors se constitue une classe de gens cultivés, fondés sur les langues vernaculaires, qui retournent aux Anciens pour s’orienter dans les expériences les plus diverses ; ils recherchent une méthode de discours qui découvre les procédures du probable et du crédible ; les réformés leur donneront une vigueur particulière. Les maîtres : L. Valla, R. Agricola, J.-L. Vives, J. Sturm, P. Ramus enfin qui publie, en français, une Dialectique (1550). Dialectique et rhétorique rivalisent : « Valla avait fondu la dialectique dans la rhétorique, Ramus lui donne sa revanche ». L’apogée de cette rhétorique humaniste dégage des notions fortes comme l’ironie qu’on retrouve aussi bien chez l’Érasme de l’Éloge de la Folie que dans le Courtisan de B. Gracian : on peut dire une chose et son contraire. Et privilégie des formes nouvelles comme les dialogues souvent en langue vernaculaire (ainsi chez Sp. Speroni, 1542). Car de plus en plus d’écrivains — mais non Érasme — pensent que cet art total, la rhétorique, ne s’exerce bien que dans les langues modernes.

4Alors elle anime cette langue toscane, éprise de beaux textes comme chez Bembo ou de conversations comme chez les hommes de cour, à Padoue ou à Florence. Tous se retrouvent dans les académies, les Inflammati, la Crusca ; ils prendront le Tasse pour guide. Ces milieux italiens seront un modèle pour l’Europe polie.

5Le mouvement s’étend dans les collèges et prend les Anciens pour modèles, Cicéron surtout ; aussi Quintilien ou le Pseudo-Longin. Les maîtres multiplient les « prélections », les exercices et les déclamations qui permettent de cultiver l’« action ». Les collèges du Sud, plus mondains, privilégient les lettres et le discours quotidien. On glisse ainsi à l’éloge des langues vivantes et, au milieu du XVIe siècle, on publiera des rhétoriques en vernaculaire. Mais sous l’influence de Ramus, la rhétorique est restreinte, réduite à l’élocution et à l’action : intervention, disposition et mémoire sont renvoyées à la dialectique pour constituer un art de la vérité probable. Elle se renforce alors des analyses des belles-lettres qui fleurissent chez les hauts fonctionnaires et les hommes de cour. En France, Coqueret et Presles travaillent à cette exaltation, en sorte même d’étudier le rythme des versets et d’écrire des Poétiques comme celle de Fouquelin. Sur cette voie, la rhétorique, scolarisée, n’est plus un garant privilégié du jeu social, comme le voulait Castiglione, mais un exercice de pédants.

6Le grand siècle va remodeler ces évolutions nucléiques, comme dit ailleurs Umberto Eco. Le renouveau religieux posttridentin se trouve un style, grand et magnifique. Les jésuites dans leur collège recherchent une Rhétorique outil. Au tournant du siècle, les jeux d’esprit, les pointes, les épigrammes assouplissent les styles ; mais ils reculeront devant la critique classique, celle de Descartes d’abord qui recherchait la clarté par l’analyse et renvoyait le syllogisme à la rhétorique, celle des jansénistes surtout. Pascal était situé en un lieu cardinal et son Art de Persuader, comme le suggèrent les Pensées, aurait été un considérable Art de la Pratique de la Parole :

Pascal prévoit les ravages d’un rationalisme néo-cartésien ; il pose les fondements d’une rhétorique renouvelée, destinée à régler les rapports sociaux des sociétés futures et dont les sciences mêmes ne pourront se passer (G. Declercq.).

7Critique du jésuite Bouhours aussi, qui ressource la beauté dans la vérité, dans la convenance que l’œuvre doit avoir avec la nature. Dans les salons, les cercles, les académies est exaltée l’« urbanité » — terme nouveau critiqué par G. de Balzac — qui brille dans l’« élocution » ; se forme un style individuel, parlé et écrit, qui est par le fait un « art de parvenir ». Moment capital.

La substitution d’une rhétorique mondaine à la rhétorique des magistrats aura contribué à l’avènement de la littérature comme entreprise esthétique et hédonique qui poursuit en même temps le beau et le plaisir (B. Beugnot.).

8Le mouvement s’étend en Europe. L’Angleterre se soucie d’une langue sobre et claire qui tienne compte de l’observation expérimentale de la réalité. Locke distingue le jugement qui dissocie de l’esprit qui associe. Et l’esprit, c’est le « wit ». L’Italie voit se détacher Vico pour qui la rhétorique est l’ars, instrument de connaissance du monde : les figures de base sont des manières de s’expliquer. En France, la grammaire générale se charge de la rhétorique et inclut dans le moule de la « phrase » et dans les fonctions l’essentiel des figures ; elle se propose comme art de parler et d’écrire dans l’Encyclopédie, la rhétorique n’est plus un art de la persuasion, mais un art de jouir et de marquer l’expression des passions, la représentation d’un tableau et le travail de la pensée dans le langage. La notion de spectateur se substitue à celle d’orateur. Le modèle est le style coupé dans lequel l’auteur travaille tropes et synonymes. En contraste, Rousseau désigne la sensation, la conscience interne ; et « un sensualisme de l’absolu devient possible qui va de pair avec une rhétorique du sublime » (A. Michel). « Un déplacement considérable », écrit J-.P. Sermain.

9La rhétorique survit dans les collèges, appuyée sur un arsenal de dictionnaires et de remarques ; elle y restera prospère jusqu’à la fin du XIXe siècle et ne disparaîtra qu’avec la fondation de la dissertation en 1890 (avec l’explication de textes, « leçon de choses à la base de tout », dit J. Ferry) et la réforme de 1902 : désormais « le littéraire ne parle pas du monde, mais de l’art de parler » (F. Soublin). Fureur de l’Action française pour qui cette réforme détruit l’idéal classique de la culture au profit de l’idéal moderne de civilisation. En vérité, le promoteur de la réforme, Lanson, défendait un art de lire contre un art d’écrire et de parler.

10Pour finir, Antoine Compagnon s’interroge sur les raisons d’un surprenant retour à une « rhétorique généralisée », il n’y aurait plus que de la vraisemblance et pas de vérité. Et cite Nietzsche, Paulhan et Vico, pour parler de la poéticité du langage. Et puis prend en compte Jakobson et le poststructuralisme et Lakoff, le « linguistic turn » ; mais aussi bien Derrida et Paul de Man et la doctrine relativiste de la déconstruction ; et la pragmatique qui définit les relations avec les autres ; et les stratégies persuasives au lieu du langage des faits. Et là constate que ce discours général tend à flotter : « Toute énonciation est figurale, instable et se retourne contre l’intention qui l’a voulue ». Compagnon le dit bien : la rhétorique devient la bonne à tout faire, la servante à tous usages de la poéticité que chacun interprète à sa guise. Et cite Gadamer qui suit Dilthey :

La vérité humaine, distincte de la vérité scientifique, ne peut être atteinte par les techniques linéaires de la démonstration apodictique, mais par les approximations de l’herméneutique.

11Nœud complexe que tranche Fumaroli avec une proclamation étrange : « Le “tournant linguistique” des années 60 a malgré lui donné lieu à une renaissance rhétorique ». Malgré lui ? Motif : la linguistique ne peut fonder une nouvelle rhétorique puisque ses interprétations ne sont que des théories séparées de la pratique, que les mots y triomphent des choses. Étrange myopie de l’académicien qui se fonde sur des racontars et refuse de voir l’immense réservoir d’interprétations textuelles qu’a construit une science du langage au XXe siècle, incessamment renouvelée au contact des discours et des analyses cognitives. Et qui appelle de ses vœux une rhétorique de Sorbonne fantasmée plus que fondée. En somme, refuse de discuter d’un art de la parole qui se constitue pour tenter de vendre un art de la parole fantôme.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Claude Chevalier, « Une renaissance rhétorique ? »Modèles linguistiques, 3 | 2010, 91-95.

Référence électronique

Jean-Claude Chevalier, « Une renaissance rhétorique ? »Modèles linguistiques [En ligne], 3 | 2010, mis en ligne le 22 octobre 2013, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/441 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.441

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Auteur

Jean-Claude Chevalier

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