L’instinct du langage
Texte intégral
N° 759, 1-15 avril 1999
Steven pinker
L’instinct du langage (The Language Instinct) trad. de l’anglais (États-Unis) par Marie-France Desjeux
Odile Jacob éd., 495 p.
1Ceci est la traduction d'un livre américain étonnant, paru en 1994 sous un titre énigmatique : The Language Instinct, qui évoque pour moi (et sans doute pour l'auteur) le célèbre Basic Instinct de 1992 dans lequel la somptueuse Sharon Stone manipulait les instincts primordiaux. Steven Pinker manipule humour, partis pris et large science en un cocktail provocateur : l'auteur, qui enseigne au MIT, est un inconditionnel de Chomsky (il s'étonne parfois que telle bonne analyse soit le fait d'un linguiste qui n'est même pas chomskyen), mais du Chomsky des années 70-80, celui des traces et des X-barres, qui visiblement convient le mieux à son entreprise. Les rapports des langues et des langages formels, comme les récentes grammaires d'unification tournées vers l'implémentation informatique ne l'intéressent guère. Car il est psycholinguiste plus que linguiste, psychologue plus que logicien ; et j'ajouterai : surtout pas sociologue. Ce qui est son droit.
2Le problème central, ce sont les rapports du langage et de la pensée. L'économie du livre est orientée vers le dernier chapitre, « La structure de l'esprit », qui proclame l'unicité de l'esprit humain décelable dans la multiplicité de langages au fonctionnement identique. Une adhésion sournoise au célèbre « sujet cartésien » — Descartes n'étant jamais cité (et peut-être est-ce préférable) — comme le proclame la péroraison :
Dans les plaisanteries échangées par les habitants des hautes terres de Nouvelle-Guinée dans le film de leur premier contact avec le reste du monde, dans les gestes de celui qui s'exprime dans la langue des signes, dans les papotages des petites filles dans une cour de récréation de Tokyo — j'ai l'impression de percevoir dans ces rythmes cadencés leurs structures sous-jacentes, et je sens que nous avons tous le même esprit ».
3Un pur produit des universités américaines. Dans les domaines qu'il choisit d'exploiter, Pinker cite avec pertinence tous les auteurs à la mode dans les universités américaines, surtout dans les années 70-80 ; il pousse jusqu'aux Iles britanniques pour les traits d'humour de Bernard Shaw ou de Lewis Carroll. Pour la clé universelle de ses évocations génétiques, Darwin (référence qui valait quelques mots d'explication, Darwin ne s'étant guère intéressé au langage dans son Essai sur l'origine des espèces) ; mais pas jusqu'au continent Europe. De la France, il connaît L'enfant sauvage de François Truffaut, le commandant Cousteau et les puristes ridicules de l'Académie française. Ses interrogations sur les mystères de la genèse du langage le conduisent dans les labos américains, mais jamais à Leroi-Gourhan, par exemple ; il ignore les célèbres hypothèses sur la relation entre la position debout et le développement des lobes pariétaux ; un peu trop matérialiste, sans doute, et, en outre, français.
4Avec un désir passionné d'instruire et d'expliquer, un sens superbe de la pédagogie, mais aussi une tendance savonnée pour la simplification. Livre refermé, restent des mines d'analyses incisives, des éclairages séduisants sur les découvertes des dernières décennies et de forts prurits d'irritation. En un mot, une Somme qui ne laisse jamais indifférent.
5À la base donc, selon Pinker, le langage doit être tenu pour un « instinct » :
Le langage n'est pas un produit culturel qui s'apprend comme on apprend comment dire, l'heure (...). C'est une partie distincte de la structure biologique de notre cerveau. Le langage est un savoir-faire complexe et spécifique qui se développe spontanément chez l'enfant, sans effort conscient et sans apprentissage formel, qui s'articule sans qu'il en connaisse la structure sous-jacente, qui est qualitativement le même chez tous les individus et qui est distinct d'aptitudes plus générales pour traiter les informations ou se comporter avec intelligence. C'est ainsi que certains spécialistes de sciences cognitives ont décrit le langage comme une faculté psychologique, un organe mental, un système de neurones et un module de traitement de données, mais je préfère le terme archaïque, je l'admets, d'instinct.
6C'est une adaptation biologique qui sert à communiquer des informations. Pinker récuse tous les behaviouristes interprétant 1e cerveau comme une « tabula rasa » et rejoint par le travers le Darwin de La descendance de l'homme, celui qui distinguait subtilement le langage qui n'est pas un instinct, puisqu'il doit être appris et le langage, tendance instinctive qui s'inscrit dans le développement du petit enfant. Les sciences contemporaines du langage, les immenses progrès en génétique et dans les analyses du cerveau vont permettre de dépasser le distinguo, par approches successives.
7En premier, il évoque les diverses formes de créations de langages qui permettent d'avancer des hypothèses sur le problème fascinant de la naissance de la parole chez l'homo sapiens, il y a 100 000 ans ou davantage : les sabirs, les créoles, les langages de signes chez les sourds, l'apprentissage du bébé. Il en ressort que partout « l'esprit contient les schémas des règles de grammaire ».
8S'ensuit-il que les mots déterminent la pensée ou l'inverse, faut-il adhérer à la fameuse hypothèse de Sapir-Whorf ? Les mécanismes sont plus compliqués, puisqu'on peut penser par images. Penser, dit-il, c'est mettre à la suite des symboles qui peuvent être des termes du langage. De façon élémentaire, c'est bien ainsi que fonctionne la machine de Türing, processus d'associations élémentaires qui permit au jeune Chomsky d'avancer la nécessité des transformations.
9Comme la vie, comme la pensée, le langage est fondé sur des systèmes combinatoires discrets, aux possibilités illimitées. Pinker affiche ses convictions chomskyennes : construire une phrase, c'est regrouper des ensembles modulaires, de nécessité inégale. Les principes sont partout les mêmes, mais les règles d'assemblage varient avec les langues spécifiques : l'alliance des préfixes et des suffixes naturalisant les « fossiles » du passé ou les emprunts, les listes de vocabulaire — jusqu'à 100 000 mots — et leurs règles de combinaisons pour distinguer les multiples homonymes et éliminer les synonymes, universel le jeu qui harmonise « l'esprit de l'enfant, l'esprit de l'adulte et la texture de la réalité » ; et qui progresse à grands coups d'anticipations dans un apprentissage d'une extrême rapidité. Même apprentissage dans le jeu des sons : selon les langues, le parleur possède de 11 à 141 phonèmes, chacun résultant d'une combinaison de gestes vocaux : « Les sons de parole remplissent ainsi parfaitement les lignes, les colonnes et les couches d'une matrice pluridimensionnelle ». Dispositif qui suppose un jeu d'articulateurs préétablis ordonnés par des gènes spécifiques.
10La grande difficulté pour tout parleur, qui le suit toute sa vie, c'est de construire des discours signifiants que la multiplicité des valeurs rend constamment ambigus. Ici l'Intelligence Artificielle, la Traduction Automatique nous ont beaucoup appris : pour qu'une machine comprenne un discours, il faut le construire ad hoc. La machine peine à interpréter les entourages immédiats et encore plus les références socio-culturelles. Fonctionnant selon des principes de probabilité, les machines sont dans le discours humain, qui est création, comme dans un perpétuel labyrinthe. Un échange comme : « La femme : "Je te quitte". L'homme : "Qui est-ce ?" », immédiatement compris par tout individu vivant en ménage est incompréhensible pour une machine, dit Pinker.
11Nos conversations entre nous fonctionnent parfaitement grâce à des règles de conversation :
Les auditeurs s'attendent tacitement à ce que les informateurs soient informatifs, fiables, clairs, sans ambiguïté, brefs et ordonnés et qu'ils restent dans le propos.
12écrit Pinker, s'inspirant des « règles de conversation » de P. Grice, de D. Sperber et de D. Wilson. Grâce à quoi l'homme interprète par projection des discours remplis de lapsus, de pronoms équivoques, de mystérieux non-dits. Grâce à quoi, par coups de force appropriés, nous inscrivons les formes les plus fortes de l'échange : « l'ironie, l'humour, la métaphore, le sarcasme, l'affront ... et la poésie ».
13Et de même, nous pouvons comprendre des langues qui nous sont étrangères, parce que d'une langue à l'autre on repère de nombreux universaux ; Pinker s'appuie ici sur les travaux aujourd'hui classiques de J.H. Greenberg. L'évolution des langues est d'une complexité encore mal identifiée, mais ce n'est pas un mystère : elle répond à des principes, dégagés, entre autres, par les néo-darwiniens, comme la variation, l'hérédité et l'isolement. Ce qui est frappant, c'est l'aptitude des hommes « à apprendre les parties variables du langage, comme un moyen de synchroniser leur grammaire avec celle de la communauté » et de les adapter à toutes les situations nouvelles, produisant par le jeu des générations, par l'intervention décisive des femmes, comme le remarque W. Labov, ces changements perpétuels que décrivent les historiens des langues.
14Ces manifestations nous ramènent au fonctionnement du cerveau et Steven Pinker s'y sent merveilleusement à l'aise. Des aires de Broca et de Wernicke, de l'examen des pathologies, on passe aux études récentes : la description de réseaux de millions de neurones avec synapses qui opèrent en millièmes de seconde. Ce qu'il appelle avec esprit une quête « neuromythologique » vise à définir, autant que faire se peut, le rôle des gènes dans la construction du langage et à représenter la construction du cerveau comme un soufflé « avec des couches délicatement superposées dans lequel chaque produit de gène est un ingrédient qui a un effet complexe sur un grand nombre de propriétés d'un grand nombre de circuits ».
15En entracte, une attaque contre « les puristes », les chroniqueurs de langage, ignorants, malfaisants et superstitieux. Des « chamans », dit-il. Certes. Mais, au lieu d'effets faciles, on aurait préféré une analyse du rôle de ces puristes dans la plupart des sociétés où ils assument publiquement le rôle symbolique du langage dans le mouvement des hiérarchies.
16Restait à mettre en place les accords finaux. Une hypothèse forte : que le développement du langage est l'évolution d'une rivalité cognitive entre groupes plutôt que le résultat d'un affrontement avec l'environnement ; ce qui conduit le chercheur à l'idée d'une nature humaine universelle conditionnée aux apprentissages : « L'esprit contient un grand nombre de modules différents, dont chacun est en phase avec la logique et les lois particulières d'un domaine donné ». Mais fallait-il ajouter : « Sur le plan éthique et politique, tous les hommes sont créés égaux, sont dotés de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur » ? On en laissera la responsabilité à Pinker et aux apôtres du rêve américain.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Claude Chevalier, « L’instinct du langage », Modèles linguistiques, 3 | 2010, 73-78.
Référence électronique
Jean-Claude Chevalier, « L’instinct du langage », Modèles linguistiques [En ligne], 3 | 2010, mis en ligne le 22 octobre 2013, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/438 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.438
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