Une nouvelle histoire de la langue française
Texte intégral
N° 754, 16-31 janvier 1999
Jacques chaurand (sus la dir.)
Nouvelle Histoire de la Langue française
Seuil éd., 818 p.
La sortie de cette Nouvelle Histoire de la Langue française au Seuil est un signe des temps. Il y a peu, on ne vantait que grammaires formelles ou cognitivisme. Cette Nouvelle Histoire montrera au public qu’il n’est aucun domaine de l’étude des langues et de la langue française, en particulier, qui n’ait fait des progrès considérables.
1En deux domaines, surtout : dans les inventaires empiriques, assistés ou non par ordinateurs, et dans les démarches d’ensemble. Les inventaires d’abord : on se souvient des premières compilations des années 50, celles de la Commission Gougenheim : les fiches étaient traitées à la main ou en mécanographie ; tout sommaire qu’était le dépouillement, fondé sur des enregistrements du français courant, il donna une idée nouvelle du français et transforma l’enseignement de notre langue, pour l’étranger surtout. Puis ce fut, dix ans plus tard, le Trésor de Nancy, ses gros ordinateurs et la création des bases de données ; la base Frantext met aujourd’hui presque 200 millions d'occurrences avec contextes, français littéraire et français technique, à la disposition des utilisateurs qui peuvent les malaxer à leur aise. Dans la Nouvelle Histoire de la Langue française, E. Brunet donne une idée des exploitations possibles et balaie beaucoup de fantasmes. Il en ressort que l’histoire de notre langue est beaucoup plus stable qu’il ne semble à quelques polémistes à l’information pauvre. Certes, selon les siècles, il y a eu beaucoup de créations lexicales, encore plus de variations orthographiques, mais les choses se tassent et, comme le dit Brunet, « c’est avec du vieux qu’on fait du neuf », en jouant avec les suffixes, la composition et les figures de sens. Le rôle de certains emprunts, italianismes autrefois, anglicismes maintenant est très surévalué et ne dépasse pas l’honnête moyenne nécessaire. Tout au plus croit-il voir se dessiner dans ses graphiques une évolution : l’économie de la phrase se simplifierait, le groupe nominal semble se gonfler. Ce n’est qu’une tendance : les langages de programmation comme le langage de l’information sont, écrit-il, un jeu de variables emboîtées dans le groupe nominal ; mais le français spontané semble bien suivre la voie inverse. Alors...
2Depuis plus de dix ans, les ordinateurs ont envahi un autre terrain, déjà amélioré par les magnétophones, celui des dialectes et patois : l’Atlas linguistique de la France, commencé en 1939 par A. Dauzat avec des moyens misérables et des méthodes socio-ethnologiques un peu primitives, a été considérablement amélioré grâce aux moyens offerts par le CNRS. Aujourd’hui, inscrits dans deux regroupements à l’échelle européenne, les inventaires de patois peu à peu informatisés permettent de traiter les parlers locaux par grandes masses. Croisées avec l’étude des textes, ces recherches sont décisives : elles éclairent l’évolution du français à l’intérieur des langues romanes, aussi des langues éclairées comme le québécois, aussi le français familier et particulièrement le français dit fautif qui n’est souvent que de l’ancienne langue perpétuée ; encore mieux, les appellations paysannes qui n’en finissent pas de survivre. Enfin, elles dissipent des mythologies qui ont la vie dure : ainsi l’existence d’un fabuleux « francien », dans la région parisienne, qui aurait été un ancêtre du français et qui aurait peu à peu refoulé les autres dialectes ; fantasme de philologues patriotes d’après 1870, G. Paris ou F. Brunot, qui logeaient à Paris le cœur de la langue nationale. Examen fait, il n’y a jamais eu de « francien ». En un article plein de science et d’humour, M.-R. Simoni décrira les fantômes actuels de ce dialecte qui n’existait pas.
3Mais c’est aussi le dispositif d’approche qui a beaucoup changé : l’Histoire de la Langue française de F. Brunot, comme j’ai essayé de le montrer dans les Lieux de Mémoire de P. Nora, III, 2, tentait de rapprocher l’évolution de la langue des conditions sociales de la France dans un effort très marqué idéologiquement : la perfection de la langue classique, aboutissement de cinq siècles de pouvoir centralisateur, s’ouvrait, dans les tourmentes de la Révolution de 89, aux grandeurs et aux idéaux de l’État-nation, configurés par la Révolution et l’Empire. Le travail de Brunot, mort en 1937, s’arrêtait en 1815, date-clé pour Brunot comme pour Michelet. Dans ces dernières années, les systèmes d’ensemble proposés par Foucault dans les Mots et les Choses, les multiples études de Bourdieu et de ses élèves ont fortement influencé les démarches en Histoire de la langue. On cherche à définir des paradigmes, on accorde un soin particulier au rôle des institutions, civiles et religieuses ; des dépouillements très étendus portent sur les dictionnaires, les grammaires, les textes de lois. Les trois tomes de l’Histoire des Idées linguistiques (le dernier est sous presse chez Mardaga), édités par S. Auroux, montrent la fécondité de ces argumentaires. On sait maintenant qu’il faut faire remonter très tôt, dès le XIIIe siècle pour le français, les compilations de vocabulaire et les premiers essais de grammaire, en Angleterre surtout ; je renvoie à l’exposé de S. Lusignan. Les premières grammaires du XVIe s., comme l’énorme et stupéfiant Esclarcissement de la Langue françoise de J. Palsgrave, comme le Tretté de L. Meigret, comme les dictionnaires des Estienne, ne sont pas un début, comme on l’a cru longtemps, mais un aboutissement porté en avant par la vague de la Renaissance, ainsi que le montre G. Clerico. On sait aussi maintenant que les recueils de Remarques, ceux de Vaugelas, de Bouhours, des académiciens, proposent une langue unifiée à la classe nouvelle des agents du pouvoir qui se forme autour du gouvernement monarchique. Dans le même sens, on sait que la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal qui s’est formée dans les « petites écoles » des jansénistes (1660) s’enracine, grâce à Arnauld, dans la conceptualisation médiévale, mais ouvre, comme Foucault l’avait montré, un champ nouveau du savoir qui sera encore exploité par les systèmes formels de la Grammaire générale et, pendant tout le XVIIIe siècle, par la considérable floraison des grammaires générales, prééminentes dans toute l’Europe ; celles-ci configureront l’enseignement qui se met en place dans les Écoles centrales, dans les Lycées napoléoniens et jusqu’aux écoles de la République.
4Mieux connus aussi les dictionnaires. L’inventaire informatisé des huit éditions du Dictionnaire de l’Académie (réalisé par le Canadien T.R. Wooldridge et I. Leroy-Turcan) constitue l’épine dorsale d’une prodigieuse prolifération de dictionnaires depuis la fin du XVIIe s. et surtout tout au long du XIXe s. ; écrire et consulter des dictionnaires de toutes économies, de tous domaines est, aujourd’hui encore, avec la vogue des Larousse, des Robert, etc., une passion française. Comme est une passion française l’amour du « génie de la langue », un mythe « flou », comme l’a montré H. Meschonnic, que les académies et l’enseignement, que le prestige de la culture et des lettres ont tenté de maintenir dans des frontières fixes ; en plein XIXe s., le Littré, œuvre d’un médecin positiviste, passionné par le romantisme, est, paradoxalement, un monument qui vise à fixer la gloire du génie classique.
5Au centre d’un millénaire de « néologie foisonnante », une constante tension vers l’unité ; et cela, dès l’origine, Jacques Chaurand, décrivant le proto-français, prouve que, dès la Séquence de Ste-Eulalie, donc dès le IXe s., encore plus au XIIe siècle, dans la partie dite d’oïl, la part de langue commune d’un milieu dirigeant qui s’élargit sans cesse est considérable ; on peut tout juste parler de « colorations régionales » ; seuls « les paysans sont voués à la diversité dialectale ». L’administration royale diffusa, à partir du XIVe s., un français commun puissamment régulé (l’ordre SVC, le système des articles, etc.), enrichi de milliers de mots de culture, le plus souvent empruntés aux anciens, diffusé par les notaires royaux. Grâce aux traducteurs et à la puissance des rois, le français est tenu pour la « translatio studii », la langue même des transferts de savoir. Et Villers-Cotterêts ne sera qu’un aboutissement, installant définitivement un français équilibré et enrichi au XVIe s., transfiguré aux siècles des Louis par les belles-lettres. Et aujourd’hui encore, dit F. Gadet, malgré les néologies techniques, malgré les modes lancées par les médias, les différences s’estompent vite, tant régionales que sociales (qu’en est-il du parler « beur » ?), autant en France que dans les pays limitrophes (Belgique, Suisses, Québec). Cependant que s’affirment des français identitaires : il y a un français québécois comme il y a des français africains. Et que sont installés à la limite le « joual » du Québec, les créoles, les parlers mixtes africains, comme le célèbre « Petit Français » d’Abidjan. Perspectives pour la francophonie. Domaines ici presque inconnus encore il y a vingt ans, sinon des chercheurs étrangers à l’hexagone, tant l’obsession française de la « pureté » (autre terme « flou ») du parler central tendait à les considérer comme des dérives vicieuses, à ignorer ces « sabirs et baragouins », comme disait Brunot. En un chapitre trop bref, l’un des fondateurs de la créolistique française, R. Chaudenson, résume l’ampleur des recherches.
6Face à la monstrueuse et géniale Histoire de la Langue française, poursuivie sur onze tomes par F. Brunot, coiffée d’un bizarre XIXe s. limité par Ch. Bruneau aux mouvements littéraires, achevée par les trois tomes collectifs, disparates et passionnants (le troisième, 1944-2000, est sous presse), pilotés par G. Antoine et R. Martin, puis B. Cerquiglini, les 800 pages de la Nouvelle Histoire de la Langue française de Jacques Chaurand sont une évolution médiane, dans la ligne de ce qu’avait fait Dauzat : une histoire d’ensemble raisonnable — parfois un peu trop — et, généralement, bien informée. Un ouvrage ouvert et de bonne foi.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Claude Chevalier, « Une nouvelle histoire de la langue française », Modèles linguistiques, 3 | 2010, 67-71.
Référence électronique
Jean-Claude Chevalier, « Une nouvelle histoire de la langue française », Modèles linguistiques [En ligne], 3 | 2010, mis en ligne le 15 octobre 2013, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/437 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.437
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page