Chaque langue est l'écho d'une autre
Texte intégral
N° 947, 1-15 juin 2007
Daniel heller-roazen
Écholalies, essai sur l’oubli des langues, trad. de l’anglais par Justine Landau, texte entièrement revu et augmenté par l’auteur, avec la collaboration d’Agathe Sultan,
Gallimard éd., 547 p.
Seuil éd., 293 p.
1Un livre brillant, souvent paradoxal, aussi éblouissant par l'érudition que par l'agilité intellectuelle que par la hardiesse des hypothèses. L'auteur définit lui-même son projet, ce qu'il entend par « Écholalies », en page 4 de couverture :
Répétition automatique de mots prononcés par autrui : c'est ainsi que les scientifiques ont défini, depuis le dix-neuvième siècle, le phénomène exceptionnel que l'on nomme écholalie, dont l'étude relève, dit-on, de la psychologie.
2Sans se borner à cette acception médicale, Daniel Heller-Roazen donne à l'écholalie un sens inédit, qui la mène jusqu'à ce seuil où elle se confond avec le concept même de langage. Dans de courts chapitres qui tiennent à la fois de la fable et de l'essai, une seule thèse s'énonce : chaque langue est l'écho d'une autre dont elle ne cesse de porter témoignage. Plus radicalement, chaque langue est l'écho de ce babil enfantin dont l'effacement a permis la parole.
3De ces essais, l'un deux, central, semble concerner de très près Daniel Heller-Roazen. Est évoqué le cas étrange de l'écrivain Elias Canetti, parlant dès l'enfance le ladino, puis le bulgare avec ses proches, puis l'anglais à Manchester, enfin contraint, à Lausanne, dans un milieu francophone, d'apprendre durement, douloureusement l'allemand, phrase à phrase, de la bouche de sa mère, jeune veuve qui s'en faisait une langue de l'amour et de l'intelligence, puis rencontrant le tchèque avec Kokoschka, une expression tchèque qui évoque un bulgare inexplicablement proche, langue apparemment oubliée et intime. Jusqu'à ce que Canetti comprenne qu'il n'est aucune langue véritablement maternelle, mais seulement entre toutes un jeu de transpositions et de reviviscences, tel qu'est le jeu poétique. Et Daniel Heller-Roazen cite Marina Tsvetaïeva écrivant : « Aucune langue n'est la langue maternelle ». Et elle ajoutait : « Ecrire des poèmes, c'est écrire d'après » (« Dichten ist nachdichten »). Ce serait la dimension ultime de la parole, « l'espace dans lequel toute langue, mue par une musique qui excède ses frontières, se traduit d'elle-même pour passer dans une autre ».
4Biographie qui est sans doute auto-biographie par transfert. élevé à Toronto, dans un milieu anglophone, Daniel Heller-Roazen suit un cursus français, avant de se consacrer à l'allemand à Johns Hopkins University, puis à l'hébreu, au grec et à l'arabe, aussi bien qu'à l'ancien provençal, devenu familier avec une dizaine de langues et de cultures qui donnent à tout ce qu'il écrit l'allure d'un jeu d'appels et de réminiscences, hanté par l'oubli, frère jumeau de tout apprentissage. Thème qui court incessamment tout au long de l'ouvrage. Enfin, traducteur et interprète de Giorgio Agamben qu'il cite volontiers.
5Livre construit, encadré par deux textes mémorables : « Au sommet du babil » et « Babel », se mirant l'un dans l'autre. Le premier est un écho du célèbre essai de Roman Jakobson, rédigé, en Norvège et Suède, entre 1939 et 1941, lorsqu'il avait fui les nazis, Langage enfantin et aphasie et lois générales de la structure phonique ; essai fondé sur la constatation d'une évolution surprenante : un nourrisson, notait-il, est capable d'articuler dans son babil une somme de sons qu'on ne trouve jamais réunis à la fois dans une seule langue, ni même dans une famille de langues : des consonnes aux points d'articulation les plus variables, des mouillées, des arrondies, des sifflantes, des affriquées, des clicks, des voyelles complexes, des diphtongues, etc.
6Aucune limite aux pouvoirs phoniques de l'enfant qui gazouille. Mais il perd toutes ses facultés dès l'acquisition des premiers mots ; et, en l'espace de plusieurs années, il maîtrise les phonèmes de ce qui sera sa langue, dans un ordre structurellement déterminé. Tout se passe comme si cette acquisition obligée n'était possible qu'au prix d'une totale amnésie linguistique. Peut-être, dit Jakobson, la perte d'un arsenal phonétique sans limites est-elle le prix à payer pour s'intégrer de plein droit dans la communauté d'une langue. Toute reprise de ce babil premier n'est qu'un écho de la perte d'un arsenal phonétique sans limites, une écholalie.
7Le deuxième, « Babel », est inverse — et conclusif. Tour de Babel entreprise par la folie des hommes qui conduisit à la confusion des langues et à l'infinité des commentaires. Le récit biblique conclut à la dispersion de ces constructeurs fous et à la multiplication des langues que les initiateurs du projet voulaient précisément éviter, aboutissant non à construction ni destruction, mais à une totale confusion : soixante-douze langues, dit la tradition. C'est bien le fait de l'homme, dit Dante, « animal très remuable et très changeant », fondé, dit encore Dante, sur « l'oubli de la langue première ». Mystère qui a ému les exégètes de la Torah ; selon Rabbi Yo'hanan une partie de la Tour a survécu, mais « l'air qui l'environne faisait perdre la mémoire ». Et pourtant l'homme, comme le remarque Walter Benjamin, dans l'amnésie reste le lieu de l'inoubliable ; comme il s'en trouve un exemple frappant chez le prince Mychkine de Dostoïevski qui, dans l'amnésie épileptique même, découvre le sens de l'inoubliable. Et peut-être sans le savoir, continuons-nous à habiter cette part survivante de la tour, livrés à la confusion des langues et obstinés dans l'oubli.
8Un pivot central, minuscule et significatif, repose sur l'étoile des linguistes : l'astérisque, signe éclatant de la présence : de l'absence évoquée dans « L’astre philologique ». Il apparaît chez les comparatistes du XIXe siècle, marque d'un prodigieux effort de résurrection de formes disparues, indispensables à toute reconstruction hypothétique d'une proto-langue, comme dit Schleicher. À l'inverse des étymologistes qui ordonnent des formes réelles, les linguistes de l'origine classent des formes qui, par définition, n'ont aucune attestation. Curieuse science, fondamentale pourtant, qui est la science du déjà oublié. Gabelenz en 1843 avait envisagé la possibilité d'un astérisque indicatif, mais c'est Schleicher qui en propose l'emploi pour dénoter ces formes déduites, pour faire de *fathar, la racine du védique pitar, du grec patèr et du gothique fadar ; et depuis lors, l'astérisque est devenu un élément décisif de l'hypothèse linguisfique en lui donnant une résonance poétique.
9Commodité non endossée par les modernes comme Troubetzkoy qui n'en voyaient pas l'utilité argumentative. Curieusement, c'est le générativisme qui lui donna un nouvel essor. Fondant une science empirique, Noam Chomsky, dès les Structures syntaxiques de 1957, distinguait la grammaticalité et l'agrammaticalité et le faisait à l'aide de propositions falsifiables. « Comme toute science galiléenne, elle se devait de mettre ses propositions, prédictions et descriptions, à l'épreuve de la réalité de son objet ». Et l'astérisque précédait toute formule tenue pour non attestable ; et se multipliait. Proposition qui devait devenir un lieu d'infinies contestations. « Toute langue, écrit encore D. Heller-Roazen, se définit par la présupposition de ce qu'elle n'est pas » et rejoint par là le domaine de l'écholalie.
10Tels sont, brièvement résumés, trois essais-charnières extraits des vingt-et-un de l'ensemble. Tous les autres sont animés de la même puissance créative visant la même finalité. Qu'il s'agisse de 1'« aleph » hébraïque, lettre fondatrice et non réalisée, des mètres arabes et des scansions hébraïques, de 1'« H » qui est et qui n'est pas (en sorte que les Français, racontait Heinrich Heine, avaient fait de son nom « Mr Un Rien »), de l'impossibilité de saisir l'origine d'une langue (et Heller-Roazen rejoint ici le dernier livre de Bernard Cerquiglini que j'évoquais récemment). Je n'en dis pas plus laissant au lecteur la joie des découvertes à faire.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Claude Chevalier, « Chaque langue est l'écho d'une autre », Modèles linguistiques, 3 | 2010, 159-162.
Référence électronique
Jean-Claude Chevalier, « Chaque langue est l'écho d'une autre », Modèles linguistiques [En ligne], 3 | 2010, mis en ligne le 23 octobre 2013, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/434 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.434
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page