La naissance du français
Texte intégral
N° 945. 1- 15 mai 2007
Bernard cerquiglini
Une langue orpheline
Minuit éd., 229 p.
Une nouvelle fois, Bernard Cerquiglini tente de traiter un problème, simple pour beaucoup et cependant absolument mystérieux : comment justifier, dater la naissance du français, notre « langue nationale ». En 1991, il publiait en Que sais-je? (n° 2576) une Naissance du français, fondée sur des hypothèses hardies, en particulier de longs développements sur les Serments de Strasbourg empruntés pour partie à Renée Balibar. Le présent ouvrage reprend le problème à frais nouveaux, avec une érudition neuve ; grâce à quoi, il trace l'histoire dramatique d'une illusion patriotique. Et c'est passionnant.
1Que le français descende du latin, on n'en doute plus depuis longtemps ; les délirants celtomanes qui ont fleuri jusqu'au XIXe s. ont disparu. Mais le XVIIIe s. soulignera que le latin d'origine était double : un latin policé, celui des grands écrivains et un latin vulgaire que les soldats d'occupation acclimatèrent en Gaule. Et puis ce furent les invasions germaniques, franques particulièrement ; jusqu'au IXe s., l'aristocratie franque était bilingue ; Hugues Capet en 987 est le premier roi unilingue roman. étrange « créolisation » qui a fait que « le français est sans doute la moins romane des langues néo~latines ».
2L'influence franque n'ayant guère dépassé la Loire, le pays se trouva divisé : langue d'oïl au nord, langue d'oc au sud. Prononcé à la mode franque, le gallo-roman reçut un accent tonique fort qui fit que les voyelles atones devinrent encore plus faibles et tombèrent et qu'inversement les voyelles toniques se diphtonguèrent. Le français était placé dans une relation frustrée avec la langue de prestige, le latin, ce qui explique, dit Bernard Cerquiglini, un purisme persistant, le rêve lancinant d'un âge d'or. Chaque génération apporte un couplet à la même chanson : le français se perd, le français fout le camp. Et privilégie les temps héroïques du classicisme et de ses vertus : clarté, vigueur, universalité. On sent dans ces pages percer la passion de l'ancien Délégué à la Langue française et fougueux réformateur.
3La science des textes allait remonter plus haut ; avec les mêmes fantasmes. C'est au XIXe s. que s'organise la recherche philologique, ce que Bernard Cerquiglini appelle « La fabrique de l'origine ». L'école des Chartes fondée au début du XIXe s. fournira les chercheurs ; l'Allemagne, très tôt, offrira des maîtres en érudition. C'est d'abord la stupeur devant la multiplicité des langues régionales, des dialectes, le fourmillement des versions manuscrites. Donc en premier, mettre de l'ordre. Un modèle : l'Allemand Lachmann qui rêve d'un âge d'or de la langue, à l'ordonnance régulière et paisible ; au besoin, il réécrit le texte pour retrouver la pureté originelle. Le professeur au Collège de France, Gaston Paris, s'en fera le disciple qui prétend, en proposant l'édition de la Vie de Saint-Alexis, « retrouver la forme que l'ouvrage avait en sortant des mains de l'auteur ». Reconstitution qui a un but : montrer que « le français est sorti du latin tout armé d'élégance et de charme », soulignant un idéal de la pureté romane avant les complications gothiques. L'origine de cette pureté serait à chercher du côté du Centre, en Normandie et en Ile-de-France, autour de l'abbaye de St Germain des Prés. Optimisme idéologique ; car honnêtement, les textes des premiers manuscrits sont très déconcertants, en particulier un « s » erratique : les pluriels en manquent, les singuliers en abondent. À la suite du précurseur, Raynouard, le chartiste E. Guessard montrera que le français ancien possède une déclinaison, pièce maîtresse d'une archéologie nationale. Puis, c'est G. Fallot qui tente de découvrir des lois et de classer les dialectes. Au nord, trois se dégagent : le normand, le picard et le bourguignon, assortis de multiples patois qu'étudient les amateurs des sociétés savantes. Mais le rêve, c'est de découvrir les signes d'une langue nationale et, rêve dernier, de l'originer à Paris. J. J.Ampère relève des régularités en ce sens. On tourne autour d'une thèse centralisatrice alléguant un unique et célèbre passage du poète Conon de Béthune qui dit que « li François » ont blâmé son langage, de ce qu'il n'était pas né à Pontoise.
4Dès lors, les philologues brodent plus ou moins. Littré loue la flexion à deux cas, signe d'ordre et brevet de latinité, marque d'une grande vigueur culturelle ; au nord, il reconnaît quatre dialectes, dont un au centre, sans autre précision ; selon lui, la dissolution du régime féodal aura raison de cette fragmentation. Chevallet sera plus précis : à partir du XIIe siècle, le français se développe grâce à l'appareil d'Etat ; cela dit sans la moindre preuve qu'une imagination romanesque.
5Après 1870, les philologues sont au pouvoir. La défaite a été amère : il faut dissimuler la bâtardise du français, magnifier devant les Germains la dignité du français. Notre langue est née à Paris, au cœur de la France, magnifiée par la Chanson de Roland. Comme le latin, le français a une tête, Paris, et de multiples patois qui sont comme un tapis multicolore. Relisons avec Bernard Cerquiglini Gabriel Bergounioux :
La France devient une entité préconstruite par la civilisation gallo-romane ; Paris, sa capitale naturelle ; le français, sa langue élue par le concours d'un peuple .
6Et encore Bernard Cerquiglini :
L'autorité scientifique apportée à la primauté francilienne est une victoire sur les forces obscures de la dissolution ; elle règle latéralement la question des patois.
7Le français est le latin parlé tel qu'il a évolué en langue. Contre le romanisme allemand, fondamentalement organiciste, Gaston Paris s'affirme historien et retrace le développement d'un groupe Champagne-Orléanais-Ile-de-France, ajoutant : « ce dernier n'était pas un dialecte bien nettement défini ». Dialecte qui serait une sorte de reste des dialectes voisins et deviendrait dominant ; en un mot, le français ; alors que le terme désigne ordinairement, à l'époque, la langue qui n'est ni le latin ni les autres langues vivantes. Le certain est que cette langue baptisée, mais non qualifiée, est décrétée dominante, unificatrice. En sorte que Gaston Paris et P. Meyer refuseront, contre toute honnêteté scientifique, aussi bien le franco-provençal d'Ascoli que la ligne de séparation entre les pays d'oïl et d'oc. Mais autant Gaston Paris est tranchant (« Le francien est le latin vulgaire parlé à Paris et dans les environs »), autant Brunot s'avancera prudemment et notera que l'expression « Ile-de-France » apparaît seulement en 1429.
8Mais alors, comment identifier ce francien, ce « français » sans spécificité. L'erreur, dit Bernard Cerquiglini, vient de ce qu'on pense seulement aux langues parlées. Or, le rôle de l'écrit permettra de comprendre la naissance du français. À partir des années 1200, les besoins d'une bourgeoisie non latinisante sont considérables. L'essor commercial et culturel appelle le développement d'une langue homogène qui sera distincte de la voix (Bernard Cerquiglini se réfère à Jack Goody). La première origine pourra être remontée à Ste Eulalie (880) et aux Serments de Strasbourg du IXe s. Cette langue sera suffisamment dénuée de dialectalismes pour être confrontée au latin et interprétable par tous les peuples de la région ; en particulier par les lecteurs professionnels. C'est, dit Bernard Cerquiglini, « le triomphe de l'action humaine sur la nature, l'histoire l'emporte sur la géographie ».
9Hypothèse dans le sens des recherches modernes, mais qui aurait plu à Michelet : c'est le triomphe de l'action humaine sur la nature. Hypothèse qui laisse conjecturer tous les romanistes modernes aux prises avec cette naissance fantastique. Une dernière proposition, finale, de Bernard Cerquiglini, pas invraisemblable. Que le français des origines a subi l'importance du tropisme normand, des cours anglo-normandes, de la cour d'Aliénor particulièrement. On peut penser qu'il est né « dans l'Ouest, chez les ducs de Normandie et d'Anjou, chez les rois d'Angleterre en un mot ». Impossible solution pour les nationalistes des siècles derniers.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Claude Chevalier, « La naissance du français », Modèles linguistiques, 3 | 2010, 149-152.
Référence électronique
Jean-Claude Chevalier, « La naissance du français », Modèles linguistiques [En ligne], 3 | 2010, mis en ligne le 23 octobre 2013, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/432 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.432
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