Pour le multilinguisme
Texte intégral
N° 915, 15-30 janvier 2006
Claude hagège
Les destins du français. Combats pour la diversité des langues et des cultures
Odile Jacob éd., 246 p.
« Qu’est-ce donc que le sens de l’aventure humaine sinon d’être un effort pour dominer l’entropie », écrit Claude Hagège en conclusion de cet essai. Essai qui est un plaidoyer éloquent pour la diversité linguistique, pour une diversité maîtrisée, tout autant qu’un pamphlet contre l’asservissement linguistique, contre la soumission à une seule langue, en l’occurrence l’anglais, l’anglais des affaires surtout qui apparaît aux tenants les plus serviles du mercantilisme libéral — et il cite Alain Minc — comme le seul horizon de survie possible. Contre les gouvernants « masochistes » qui subissent cette emprise de l’anglais sans réagir — voire l’encouragent —, contre les médias qui y cherchent un succès de réclame, le ton devient parfois vengeur.
1Danger mortel pour nos civilisations, danger aussi pour la paix, car ce monolinguisme de domination qui est destiné à ne profiter qu’à des minorités est gros de convulsions nationalistes, d’insurrections et de répressions. Les victimes de cette exclusion du parler de la communication native ne pourront répondre à cette violence que par la violence.
2L’exaltation du français est un trait constant, depuis des siècles, de notre pays. Mais il ne s’agit plus aujourd’hui de privilégier la France seule. Depuis la dernière guerre, c’est une francophonie solidaire qui assoit sa puissance, installée sur tous les continents. Et de décennie en décennie, elle prend son sens référée à une Europe qui se développe régulièrement, soit par l’alliance avec des pays industrialisés en pleine expansion comme l’Allemagne, soit avec des pays romans, de langue proche donc, auxquels l’Europe a apporté une chance exceptionnelle ; tels l’Espagne et le Portugal ; soit avec des pays depuis longtemps liés à la France. Il ajoute que la récente expansion de la Communauté européenne et de ses organismes, même si elle pose des problèmes de traduction, apporte une chance à la défense des langues indigènes solidaires et à l’exercice formateur du multilinguisme.
3L’intérêt du petit livre de Claude Hagège est qu’il s’appuie sur le rappel de fondations administratives efficaces ; il est donc aussi l’histoire des Commissions de la francophonie comme le Haut Comité de Pompidou, de ces lois de francisation conduisant à la loi Bas-Lauriol, modifiée Toubon. Il se situe surtout dans la ligne et les objectifs du Conseil supérieur de la Langue française auquel l’auteur a appartenu, Conseil qui repose significativement sur une Délégation rebaptisée récemment Délégation générale à la Langue française et aux Langues de France. Il s’agit pour les auteurs du projet de construire une communication sur le pluralisme de plus en plus affirmé de notre pays, même si l’école incarne toujours un anticommunautarisme laïc : les inventaires de l’INED (Institut de démographie) ont montré que des centaines de langues sont pratiquées en France plus ou moins familièrement, que les créoles aussi bien que les langues de Guyane font partie de notre paysage intellectuel, social et économique ; tout autant que les langues maghrébines ou africaines. Dans cette visée, la familiarité avec les patois et dialectes et langues de la communauté française n’est plus un handicap, mais un archipel dynamique d’une aventure tournée vers le futur, elle renforce cette langue commune véhiculée par les médias officiels.
4Position importante de la part d’un linguiste habile à manier avec virtuosité -- il le prouve ici encore une fois -- des dizaines de langues et soucieux d’un humanisme ouvert sur le monde. Le privilège d’une langue unique, l’anglais courant, l’anglais des affaires lui apparaît à tous égards détestable : « Le laminage des langues et des cultures dans un moule unique n’est pas une fatalité », écrit-il. D’une part, parce que l’anglais universel renforce nécessairement l’injustice, sociale et politique. L’étranger, si habile soit-il (et, a fortiori, quand il est malhabile) ne saura jamais l’anglais aussi bien que le natif et sera donc fortement désavantagé ; l’usager des langues romanes particulièrement qui, pour des raisons d’habitudes acquises, s’exerce plus difficilement que d’autres à la prononciation de l’anglais. D’autre part, l’étranger anglicisé appartiendra généralement aux classes dirigeantes qui peuvent investir massivement dans un apprentissage efficace pour leurs enfants (multiplication des cours par petits groupes, séjours à l’étranger, échanges, équipements électroniques, etc.). L’exigence du tout anglais approfondira nécessairement les coupures sociales. D’autre part et encore, parce qu’il s’agit d’un anglais déraciné, coupé de sa culture, de ses références livresques, etc. Qui tendra à s’isoler de sa langue matrice conduisant à un coûteux entraînement. C’est bien ce qu’avaient assumé les créateurs du Basic English en créant une parlure indépendante qui ne pourrait passer aux langues de culture que par un jeu de transpositions. Il est sans doute dommage que Claude Hagège, dont l’érudition impressionne toujours, n’ait fait aucune allusion à la création il y a cinquante ans (un anniversaire qu’on fêtait tout récemment à l’E.N.S. de Lyon) du Français fondamental (ou élémentaire) ; l’affrontement sur ce terrain de deux grands linguistes français : Marcel Cohen et Georges Gougenheim aurait fortement illuminé le débat. Paradoxalement, au bout de l’argumentation, Claude Hagège se trouve défendre l’anglais contre lui-même, l’anglais de la civilisation, de la culture, de l’internationalisme contre l’anglais, lieu commun universel à force d’être pauvre, trop souvent l’anglais des médias, hélas !, en un mot le « globalais », comme on dit volontiers.
5Ce petit livre n’a peut-être pas la profondeur ni l’érudition d’autres livres de Claude Hagège ; mais il traite de problèmes de violence politique avec élégance et générosité. Et surtout il défend avec chaleur une cause qui mérite d’être défendue : face à une Amérique isolée dans sa propre langue, l’ambition d’inscrire la langue française et sa tradition d’universalisme comme agent moteur dans la cause internationale du développement ouvert de la société humaine contemporaine et de ses langues.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Claude Chevalier, « Pour le multilinguisme », Modèles linguistiques, 3 | 2010, 133-135.
Référence électronique
Jean-Claude Chevalier, « Pour le multilinguisme », Modèles linguistiques [En ligne], 3 | 2010, mis en ligne le 22 octobre 2013, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/429 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.429
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