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AccueilHors-série3L’évolution du français

Texte intégral

N° 852, 15-30 avril 2003

Hélène merlin-kajman
La langue est-elle fasciste ? Langue, Pouvoir et Enseignement
Seuil éd., 416 pages.

« La langue est fasciste », l’expression est de Barthes, on le sait. La reprendre près de cinquante ans plus tard, c’est affronter la génération des années, aussi brillante que provocante. Mais c’est aussi, en la situant dans la modernité, la mettre en perspective. Et c’est, du même chef, analyser l’évolution de la langue imposée à la nation française par toute une série de déclarations et de décisions d’état dont la plus célèbre est l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539.

1Pour rendre l’affrontement plus saisissant, Hélène Merlin-Kajman a placé en couverture du livre une photo qu’une association pédagogique, l’AFEF avait placé en tête d’un numéro spécial de sa revue, intitulée « La langue dans tous ses états ». Elle représente un petit écolier qui tire une langue insolente aux trois couleurs de la France. Barthes, l’écolier aux trois couleurs, tout cela est d’interprétation difficile, mais rassemblé autour d’une même notion : la langue française actuelle est un lieu de violences et elle appelle un mouvement de libération. Pour Barthes, dire « langue fasciste », c’est dire qu’aujourd’hui cette langue châtiée qu’on appelle la langue française classique véhiculée par l’école impose à tous une vision autoritaire et préfabriquée du monde, monde de la domination, monde de toutes les violences. Ne reste à l’enfant qu’à tirer la langue à cette tyrannie, pour défendre la liberté d’expression. Voire. Cette liberté n’est-elle pas résignation à l’anarchie et à la violence ?

2La première cible de Hélène Merlin-Kajman, ce sont les enseignants réformateurs et le plus célèbre d’entre eux — et le plus attaqué — Philippe Meirieu. Pour ces réformateurs, il faut libérer le langage, ridiculiser règles et règlements, faire de tout texte un prétexte à jeux, un lieu de créations jubilatoires, fussent-elles absurdes, une source de commentaires. Mais n’est-ce pas pousser l’enfant à une situation schizophrénique où « rien n’est représentatif, mais tout est vie et vécu » ? Envisager le langage dans sa pure dimension actionnelle, laisser la bride au signifiant, c’est renoncer à la prééminence du sujet de la connaissance, c’est renoncer à la force de l’esprit organisateur, centre d’une société réglée. C’est abandonner l’enfant à une société folle, « marquée, comme le dit Robert Antelme, par une technologie forcenée, l’écrasement publicitaire, c’est-à-dire le langage réduit au sommet de cette technocratie généralisée, le langage réduit à un code et des ordres ». C’est livrer l’enfant aux sous-langages, à la communication des corps, aux signes d’identification, les chansons à la mode, les tatouages, les mots de passe, les désordres de l’internet, le piercing ; et même les crachats balancés pour délimiter les domaines.

3Les nouveaux pédagogues, dit Hélène Merlin-Kajman, ne sont que la figure naïve de la philosophie contemporaine. Il suffit d’énumérer. Bourdieu et la pragmatique survalorisent le langage, « rêve de pouvoir absolu » ; pour Foucault, la langue est un lieu d’oppression et fait partie des dispositifs du pouvoir ; les classements même qu’elle opère sont oppression. Nulle échappatoire. « L’énoncé, dit Deleuze, c’est le mot d’ordre. Lutter contre la langue du pouvoir par le pouvoir de la langue ». Alors, il faut « pourrir le français », dit Genet, « retourner la langue », dit Debord, lutter contre la « purification linguistique », dit un « grammairien philosophe ». Mille autre citations qu’on trouvera dans 120 pages de notes serrées, résumées en un mot d’ordre : il faut rivaliser avec un autoritarisme qui nous a été imposé par le siècle d’or du classicisme, dominé par la figure autoritaire du roi soleil.

4Ignorances. C’est ici que Hélène Merlin-Kajman propose une analyse des siècles classiques que la dix septièmiste qu’elle est connaît parfaitement. Et c’est sans doute la partie la plus intéressante de l’ouvrage parce qu’elle dissipe des méprises. Loin d’être un lieu d’autoritarisme, la langue classique est conçue comme expression de la collectivité, qui s’entend sur des règles et langue d’échanges. Comme le disait, dans une « intuition fulgurante » le Barthes d’avant la « langue fasciste », le purisme du XVIIe siècle est un effort sans précédent pour instituer « un univers où les hommes ne sont pas seuls » et où « la parole est toujours la rencontre d’autrui ». Répondant au grand traumatisme infligé par le XVIe siècle : les guerres de religion avec leurs massacres et leurs discours de haine.

5Discours exaltés fondés sur l’efficacité des deux premières tranches de la rhétorique, l’invention et la disposition. Ce que le XVIIe invente, c’est le charme et le plaisir des échanges de salons fondés sur les raffinements de la langue (l’élocution), un espace raffiné de la libre discussion, loin de la violence des groupes armés. Les modèles de cette éloquence, c’est Guez de Balzac aussi bien que Malherbe. Le sublime passait par l’ordure des mots, le purisme les polit, les arrondit. Marque du pouvoir ? Balzac dit qu’il suit le consentement du peuple et l’usage commun. Le souverain doit s’y régler comme les grands ; ce que confirme le P. Bouhours : « Comme la parole est le lien de la société et que la langue qu’une nation parle est commune à toute la nation, le public seul peut déterminer ce qui regarde la parole ». En somme, est transféré à la langue une fonction pacificatrice et unifiante qui avait été confiée à l’église ; « la langue va définir la liberté française pour la convertir en vertu ».

6En elle se fondent plusieurs traditions, la romaine autant que la germanique, celle des divers parlers qui constituent le français — et Hélène Merlin-Kajman montre comme cette diversité des parlers est aisément reconnue — ordonné par un siècle de raison à laquelle l’humeur française s’oblige librement. À elle se rattacheront, en sorte de former une « ethnicité fictive » (Etienne Balibar), la liberté et la rationalité. Ensemble animé et ouvert qu’elle appelle le classico-baroque.

7Âge d’or dont la leçon vaut encore en nos temps modernes où dérision et terreur s’accouplent pour refuser la représentation. Et Hélène Merlin-Kajman dénonce tous les langages de la terreur et revient longuement à l’expérience des victimes, de Walter Benjamin à Robert Antelme : le langage nazi, en unifiant le langage, détruit les corps. Le corps devient éloquent dans son dénuement même. Leçon pour nous :

Il s’agit de se détourner de toute valeur oratoire pour faire revenir ce corps, dans quelque état qu’il soit, dans le champ de la représentation, c’est-à-dire de le faire revenir à sa propre différenciation entre intimité inviolable et valeur commune à tous.

8C’est le sens qu’après Jean-Claude Milner, elle souhaiterait donner à un nouvel enseignement du français qui rassemblerait innovation et conservation. Il faut faire cohabiter ce français anarchique, barbare et désordonné qui se développe sous nos yeux et une langue dotée de puissance représentative. Dont on enseignera la grammaire.

9À vrai dire, c’est ce que très empiriquement ont déjà mis en place beaucoup d’enseignants, en France autant qu’en Allemagne, qui tentent de composer avec ces divers types de langue. Particulièrement avec cette expression où s’inscrivent tant de sensibilités contemporaines, « les langages de l’immédiation mystique, entre l’invective célinienne et la sommation vibratoire de Mallarmé, les jeux agglutinants du signifiant et l’incitation à la prouesse oratoire encourageant la surreprésentation de masse ». Dure tâche en vérité. Mais on ne choisit pas l’époque où on vit. Et plutôt que de subir les déchirements, feignons d’en être les organisateurs.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Claude Chevalier, « L’évolution du français »Modèles linguistiques, 3 | 2010, 115-118.

Référence électronique

Jean-Claude Chevalier, « L’évolution du français »Modèles linguistiques [En ligne], 3 | 2010, mis en ligne le 23 octobre 2013, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/425 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.425

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Auteur

Jean-Claude Chevalier

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