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Texte intégral

N° 734, 1-15 novembre1998

Robert f. barsky
Noam Chomsky, une voix discordante
trad. de l’anglais (Canada), par Geneviève Joublin
Odile Jacob éd., 283 p.

Dans la célébrité de Chomsky, politique et linguistique se mêlent, fondés sur une activité démesurée : conférences, cours, interventions, affrontements, manifestations, livres, des dizaines de livres, seul ou en collaboration, dont beaucoup sont traduits en français.

1Un mouvement perpétuel d’invention. Il est le père de ce qui a été tenu par certains comme une « révolution copernicienne » : la grammaire générative transformationnelle, la GGT. Une théorie spectaculaire qui a tenu le monde savant en haleine, car elle a constamment évolué, par remises en cause successives jusqu’à la tout récente théorie minimaliste des années 90 qui remet tout sur la table. Elle a construit des modèles cognitifs auxquels se sont affrontés les plus grands ténors des sciences humaines et des neuro-sciences : Skinner, Jakobson, Piaget, Foucault, tant d’autres. Même agitation démesurée en politique, enracinée dans les groupuscules américains, mais visant à occuper le théâtre du monde : ce « libéral anarchiste » a été de tous les combats aux États-Unis, en Amérique du Sud, en Asie surtout, sûr de son droit, payant courageusement de sa personne, traquant les infamies du monde industriel, les complices, les résignés ; il a dénoncé sans relâche les « bains de sang » et leur source : le capitalisme américain, ses financiers et leurs bras exécutifs : le Pentagone, la CIA et, au-delà, les convives des banquets de têtes.

2C’est l’homme politique surtout qui a fasciné Robert Barsky ; celui-ci a dépouillé de multiples sources peu accessibles, mais surtout il a demandé l’éclairage à Chomsky lui-même, avec qui il a échangé une grosse correspondance depuis 91. En ce sens, c’est un livre de parti pris, mais un parti pris proclamé et donc qui ne trompe pas ; c’est au lecteur à exercer son esprit critique en confrontant les textes cités. Ce livre de passion, publié en 1997 à MIT Press avec de nombreuses illustrations (qui hélas ! ont disparu de l’édition française) a soulevé de nombreuses réactions dans les pays anglo-saxons (voir le Site internet : http://www.arts.uwo.ca/Chomsky/mit). En Europe, on verra.

3C’est une biographie facile à lire ; elle suit le cours de la vie de Chomsky en le flanquant de multiples citations. Chomsky a grandi dans le milieu de l’école juive où enseignaient ses parents, un père spécialiste d’hébreu et une mère qui cultivait le sionisme et les lumières, dans un quartier de Juifs, de quakers et de catholiques. Il est inscrit dans une école de type Dewey, où l’on cultive la liberté de création et d’innovation ; il en restera fortement marqué. Il est très tôt politisé : jeune garçon, il est impressionné par la guerre civile espagnole et par les anarcho-syndicalistes. Il s’exalte de l’Homage to Catalonia d’Orwell qui milite dans le POUM catalan. Il apprend de Bakounine que les masses organisées peuvent être victorieuses ; mais il lit en même temps un travail de son père sur un grammairien hébreu du XIIe-XIIIe siècles, David Kimbi.

4Adolescent, il est plus proche des anarchistes juifs que du PC. De 44 à 49, il fréquente de multiples cercles qui s’expriment dans Partisan Review, Politics ou Living Marxism. De plus en plus partisan.

5Étudiant à Philadelphie, il rencontre Zellig Harris, militant anarchiste et linguiste génial ; et puis N. Goodman et Bar-Hillel ; il lit Carnap. Fellow à Harvard depuis 51, il récuse les démarches inductives et les nouvelles technologies, trop behavioristes à son sens ; il s’oriente vers une modélisation de la compétence du sujet parlant qui depuis lors lui tiendra lieu d’évangile ; il veut « la vérité sur le langage et la théorie linguistique ». Ses recherches se séparent de celles de Harris qui s’intéresse à la recherche documentaire automatisée. En même temps, il semble si bien séduit par la mythologie sioniste qu’il envisage de s’installer avec sa femme dans un kibboutz ; il est tenté par différents mouvements qui tirent vers l’alliance avec les Arabes ou le stalinisme et le trotzkisme. À aucun moment, il ne sera facile de le situer, car, comme il le dira plus tard à M. Ronat, il se défie des « professionnels » et de leurs prétentieuses machines si facilement récupérées par « la ruse des pouvoirs » ; il se fie plutôt à une indignation du sens commun : les sciences sociales, dit-il, sont accessibles à tout le monde. Les bases les plus sûres pour Chomsky, ce seront les déclarations de Bertrand Russell dont il avait un poster dans son bureau. Il les reprendra dans ses conférences à Trinity College en 1971 :

Le socialisme, comme tout autre phénomène vital, apparaît davantage comme une disposition naturelle que comme un ensemble de doctrines rigoureusement définies.

6Position justifiée par la foi en l’anarchisme qui constitue « l’idéal ultime vers lequel toute société devrait tendre » ; arc-boutée sur un interdit : la violence qui « se révèle infiniment dangereuse dans une démocratie et risque de détruire les structures fragiles de la vie civilisée ».

7En 55, Jakobson le fait entrer au MIT, un incroyable milieu interdisciplinaire. Il enseigne, lit, écrit et théorise comme un forcené : de l’énorme manuscrit de 55, Logical Structure, sortiront de multiples analyses dans les années suivantes. Le premier extrait, Syntactic Structures, séduira, sera discuté (un article significatif sera refusé par Word, la revue de Martinet), mais les disciples viendront vite.

8Quel rapport établir entre les exaltations politiques et les analyses linguistiques ? À peu près aucun, dit Chomsky à M. Ronat. Et le fait est que les relations sont difficiles à établir, paradoxe saisissant en un temps où l’épistémè totalisante est dominante. Ce n’est pas en Chomsky qu’on trouvera une explication. Curieux génie qui laisse plusieurs systèmes organisateurs parler en lui et assume l’ensemble avec détermination et assurance : « compétent et sûr de lui », dit Barsky. Dès le début des années 60, il est maître adulé qui produit avec une fécondité stupéfiante et répond aux critiques, quand bon lui chante, assis sur un « extrême mépris du monde intellectuel », dit toujours Barsky. Mobilisé, il est vrai, par une intense activité politique, contre la guerre du Vietnam en particulier et ses massacres. Retrouvant les penseurs des Lumières, qui encouragent le « potentiel humain » et le culte de la raison.

9Ici peut-être, dans ce que Chomsky retient de l’épistémè cartésienne, se nouent le rationalisme des structures sous-jacentes exposé dans Aspects (un rationalisme d’avant Locke) et les impératifs catégoriques de la morale.

10Les événements de Berkeley et de Paris 68 ne le toucheront guère ; il récuse les gourous autant que les grands universitaires et préfère les communistes à Marcuse. Préfère encore plus de simples militants comme l’Anglaise Peggy Duff ou ceux qui ont payé de leur vie leur attachement aux droits comme les chefs des Black Panthers.

11Un moment significatif : le curieux et encore obscur épisode Faurisson, sur un vieux fond d’hostilité à l’égard des nombreux intellectuels français « travaillés par des tendances totalitaires », parfois dotés, écrit-il, d’« une mentalité de commissaire politique ». La véhémence conduit à la simplification. Défendre la liberté de parole certes ? Mais qui donne le droit de parole ? La question ne sera pas posée. Et fallait-il écrire de Faurisson, dans la préface de l’édition de la Vieille Taupe, que « c’était une sorte de libéral relativement apolitique » ? Chomsky qui, comme toutes les gloires de l’époque, avait harangué, en 75, les étudiants de Vincennes, désormais rayera définitivement Paris de la liste de ses escales. Il évitera un milieu où trop de gens semblent « faire du discours rationnel un passe-temps bizarre et inintelligible ».

12L’aventure linguistique était-elle un fantasme comme l’affaire Faurisson ? Qui le sait ? On sait du moins qu’il en reste une masse fabuleuse de concepts et de stratégies à réinvestir. On sait aussi que la lutte contre la violence des puissants n’est jamais terminée. Et on aimera Barsky d’avoir su attacher le lecteur à l’un de ces génies fascinants qui semblent aujourd’hui une survivance dans le temps des isolats informatiques et de la littérature des petits riens.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Claude Chevalier, « Chomsky, biographie »Modèles linguistiques, 3 | 2010, 63-66.

Référence électronique

Jean-Claude Chevalier, « Chomsky, biographie »Modèles linguistiques [En ligne], 3 | 2010, mis en ligne le 21 octobre 2013, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/424 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.424

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Auteur

Jean-Claude Chevalier

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