L’un des plus grands linguistes du siècle
Texte intégral
N° 705, 1-15 décembre 1996
n. s. troubetzkoy
L’Europe et l’humanité. Ecrits linguistiques et paralinguistiques, trad. et notes par Patrick Sériot, précédé de Troubetzkoy, linguiste, ou historiosophe des totalités organiques, par Patrick Sériot, Mardaga éd., 245 p.
1Le Prince Nicolas Troubetzkoy (1890-1938) est généralement tenu pour l’un des plus grands linguistes du siècle. Spécialiste des langues caucasiennes et finno-ougriennes, dès son arrivée à Sofia en 1920 où il s’est réfugié après la prise de Rostov par l’Armée Rouge, il est reconnu comme un maître par Antoine Meillet ; en 1926, avec R. Jakobson et W. Mathesius, il sera un des créateurs du célèbre Cercle linguistique de Prague dont les thèses provocantes devaient étonner les linguistes au Premier Congrès international des Linguistes à La Haye en 1928. La publication de ses Principes de Phonologie, publiés en allemand à Prague en 1939, juste après sa mort (puis en français en 1949 et en russe en 1966) fera de lui un fondateur principal d’une nouvelle science qui jouera un rôle décisif dans l’expansion de la linguistique, la phonologie.
2Avec cet aspect, on pensait connaître assez bien Troubetzkoy. On n’avait, semble-t-il, guère fait attention en France aux articles de S. Lubenskij, de Jakobson et du géographe P. Savickij que L. Eisenmann avait publiés en 1931 dans sa revue Le Monde slave ; ceux-ci soulignaient le rôle décisif qu’avait joué Troubetzkoy depuis dix ans dans un mouvement important chez les émigrés russes, l’eurasisme ; Lubenskij ajoutait une grosse bibliographie.
3Le grand mérite de Patrick Sériot, professeur de linguistique slave à l’Université de Lausanne, est de s’être reporté directement aux œuvres et articles de Troubetzkoy rédigés en russe, ainsi qu’aux nombreux travaux qui se sont multipliés sur ce sujet en Russie depuis quelques années.
4Ces recherches renouvellent et modifient considérablement l’image qu’on se faisait de l’activité d’entre-deux-guerres de Troubetzkoy et de Jakobson qu’on rangeait volontiers dans la ligne du Cours de linguistique générale de Saussure. Or les perspectives des Russes sont profondément différentes. Beaucoup plus qu’à Saussure, ils se rattachent pour les langues directement à la tradition russe ou à l’école de Kazan inspirée par Baudoin de Courtenay ; plus généralement, ils s’appuient sur une vaste culture russe originale et sont au courant des théories des naturalistes et biologistes comme Berg, finalisées et antidarwinistes.
5Le N.S. Troubetzkoy de Sériot rassemble une suite de textes inspirés, étagés de 1920 à 1936, qui nous mettent au centre de son idéologie ; selon le mot du traducteur, ils sont « étonnants ». La linguistique n’y a qu’une part relative et est inscrite dans un vaste projet d’ensemble.
6Fils d’un philosophe important de l’Université de Moscou, le jeune Nicolas est un chercheur prodige. Depuis l’âge de quinze ans, il a publié des travaux originaux sur l’ethnologie finno-ougrienne et caucasienne. Inscrit à l’Université, il s’est aussitôt consacré à la linguistique, convaincu que c’était l’unique branche des sciences humaines qui possédât une méthode véritablement scientifique ; et il est allé passer un an à la Mecque des comparatistes, à Leipzig, où il retrouvera L. Bloomfield et L. Tesnière. Mais dès ce moment il projette d’éditer un livre, De l’égocentrisme (celui-ci sera publié en 1920 à Sofia sous le titre L’Europe et l’humanité), qui mettra en cause la psychologie des peuples, l’historiosophie et la méthodologie des sciences humaines ; il en discute longuement, pendant la guerre, avec Jakobson qui restera un ami intime. Il reprendra le débat à Sofia en 1921 au Cercle de philosophie religieuse, et publiera avec trois autres émigrés, le musicologue Suvćinskij, le théologien Florovskij et surtout l’économiste et géographe Savickij un recueil au titre énigmatique : Issue vers l’Orient. Pressentiments et accomplissements. Affirmation des Eurasistes.
7Le système d’idées des eurasistes est enraciné dans une philosophie de l’harmonie organique. Leur souci premier est de préserver l’unicité et la singularité de la culture russe, fondée sur l’héritage gréco-byzantin et la conquête mongole et de la défendre de l’invasion « romano-germanique », marquée par les réformes de Pierre le Grand, « une singerie superficielle et indécente de l’Europe », d’où datent tous les malheurs de la Russie ; ou de la protéger des désastres de la politique ukrainienne influencée par le catholicisme polonais. Dans un contexte intellectuel qui va de Hegel à Spengler, fondé sur Danilevskij, Troubetzkoy se sent comme personne russe solidaire de la nation russe et de sa religion, fondu en elles, moteur et sujet d’un destin historique ; symboliquement, ses écrits sont rédigés en russe, car l’Europe est incapable de recevoir un tel système ; comme l’écrit Troubetzkoy à Jakobson en mai 34, de retour de Paris : « Les Français sont repoussés par les formes de culture eurasiste et danubienne dans lesquelles s’exprime la phonologie ». Les Européens croient naïvement que leur culture est un aboutissement ; c’est une illusion d’optique. Il faut poser le principe de « l’égale valeur et de l’incommensurabilité qualitative de toutes les cultures et de tous les peuples de la Terre ». Et Troubetzkoy ajoute : « Déclarer supérieurs ceux qui sont différents est arbitraire, antiscientifique, naïf et, finalement, stupide ».
8Conservatisme ? Non. La recherche de nouvelles formes de culture est une nécessité vitale, du moment qu’elles sont assimilables, du moment que les couches inférieures du peuple enracinées dans la terre et les couches supérieures plus raffinées, plus ouvertes peuvent se les communiquer dans une interpsychologie qui sauvegarde l’intégrité de la personne, individu ou nation (et ici Troubetzkoy s’appuie sur Les lois de l’imitation de Tarde, livre traduit en russe en 1892). Autrement, c’est une société d’hybrides accidentels, encombrée d’un excès de biens culturels qui provoque la mort et les conflits.
9La révolution de 1917 en est un exemple éclatant. Comme révolution, elle est un sursaut du peuple russe. Mais le socialisme n’est qu’une variable du cosmopolitisme, un sous-produit des Romano-Germains qui conduira à l’aliénation, au surarmement, à l’excès technologique, à la violence. La sagesse des eurasistes est fondée sur la connaissance de soi-même, l’exigence de « Sois toi-même » ; le gnoti seauton opère une synthèse entre « le relatif et le subjectif d’une part, l’absolu et le général de l’autre » qui conduit à « la pénétration mystique du sens de l’être et de l’univers » ; le principe organisateur, c’est la foi orthodoxe. Après la domination du communisme, « une réaction décisive doit nécessairement avoir lieu, avec l’aide de Dieu. La future culture russe doit devenir religieuse, de haut en bas, etc. ».
10Propositions appuyées par les analyses jointes du linguiste et de l’ethnologue (comme dit Sériot, « La langue n’est pas pour lui un système de signes, mais le révélateur d’un type culturel »). L’élément slave est à la base de la culture russe, déchiré entre l’Occident et Byzance, mais surtout associé à l’Orient, à l’Orient touranien (iranien, azéri, turkmène, ouzbek, etc.) dont l’influence se marque aussi bien dans les rythmes musicaux que dans la danse et l’ornementation que dans des vertus morales de steppe comme la hardiesse ou dans les formes de la vie religieuse. Avec une science éblouissante, Troubetzkoy identifie dans les limites de l’Eurasie, chez les peuples de la Volga et de l’Oural jusqu’au Turkestan russe et chinois, des regroupements de langues soit génétiques (les familles) soit par proximité (les unions) qui assurent « un tableau grandiose dans son inépuisable complexité ». Unité définie aussi par les oppositions : éléments de l’Eurasie, les Mongols ont emprunté au bouddhisme indien, mais ont refusé langue et psychisme sémites : « Le Sémite trouve un plaisir particulier à découvrir des contradictions et à les résoudre de façon casuistique, le Turk déteste le sentiment inquiétant de contradiction interne et s’avère incapable de le surmonter ». Même si dans un article « Sur le racisme » de 1935, Troubetzkoy refuse le racisme germain et justifie les aspérités juives par la condition des migrants, il retient cependant chez la plupart d’entre eux « une psychologie destructive, des calculs froids et cyniques qui, dans l’immense majorité des cas, constituent un grand malheur ».
11L’unité de l’Eurasie se manifeste dans l’environnement physique, les caractéristiques anthropologiques, le sol, la végétation. Devant le Cercle de Prague, Jakobson, en décembre 1930, apportera aux Eurasiens l’appui d’un linguiste virtuose découvrant dans les langues multiples de l’Eurasie des traits unificateurs, signifiant les raisons de vivre des Eurasiens dans « une communauté de destin historique ». En 36, il se faisait baptiser à Prague dans la foi orthodoxe, avec Savickij pour parrain.
12Grâce au livre de Sériot, nous savons comment la linguistique de Troubetzkoy et Jakobson doit être inscrite dans un ensemble épistémologique cohérent. Les textes sont éclairés et situés par une forte préface du traducteur, des notes précises, une Bibliographie, un Index ; et un texte important de R. Jakobson, écrit en 1982 comme préface à une traduction italienne de L’Europe et l’humanité.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Claude Chevalier, « L’un des plus grands linguistes du siècle », Modèles linguistiques, 3 | 2010, 49-53.
Référence électronique
Jean-Claude Chevalier, « L’un des plus grands linguistes du siècle », Modèles linguistiques [En ligne], 3 | 2010, mis en ligne le 15 octobre 2013, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/420 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.420
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