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AccueilHors-série3Le pendule d’Eco

Texte intégral

N° 595, 16-29 février 1992

Umberto eco
Les Limites de l’interprétation
trad. de l’italien par Myriem Bouzaher, Grasset éd., 403 p.

1Umberto Eco est un romancier universellement connu, mais il est aussi, et c’est parfois moins connu, un très grand sémioticien, à la production abondante. — généralement traduite en français — exceptionnelle par l’étendue des curiosités autant que par l’art de traiter de façon claire l’artes problèmes les plus difficiles.

2Dans L’Œuvre ouverte (traduite en 1965), Eco, appuyé sur le cybernéticien N. Wiener, se montrait déjà attentif aux déchiffrements multiples (avec un privilège donné à Joyce). La Structure absente (1972), sans doute son ouvrage le plus célèbre dans le domaine, découvrait dans la dialectique entre codes et messages les rapports entre l’univers des signes et l’univers des idéologies, afin de pouvoir les transformer.

3Sa Sémiotique et philosophie du langage de 1988 marquait une nette inflexion. Toujours animé par une immense érudition, toujours au plus près de la recherche contemporaine, Eco tentait de définir une systématique générale de la sémiosis centrée sur cinq concepts : signe, signifié, métaphore, symboles et codes ; mais, et c’est là la nouveauté, il donnait une part majeure à l’histoire de la sémiotique, qui lui permettait de mettre à l’épreuve le champ culturel contemporain, opération indispensable si l’on admet avec Barthes que « la vie de la culture est la vie de textes gouvernés par des lois intertextuelles où tout “déjà dit” agit comme règle possible ». Fondé sur Peirce qui établit les liens nécessaires de la triade : le signe, comme expression, l’objet comme ce que le signe exprime, qui renvoie à un interprétant générant une nouvelle interprétation, il poussait vers la marge aussi bien les syntaxes et sémantiques formelles que les déconstructions sans frein de ce qu’on appelle le poststructuralisme. Le lecteur arrivait au plein centre des discussions contemporaines qui agitent les informaticiens, les sémioticiens et les linguistes — le dernier livre de J.-C. Milner dressant la sépulture de l’école chomskyenne, Introduction à une science du langage, en est ici le dernier témoignage.

4L’ouvrage qui paraît aujourd’hui est exactement dans cette ligne avec deux caractères spécifiques : Eco s’inspire encore plus fortement de la littérature du cognitivisme et de l’« intelligence artificielle », mais, comme il s’agit d’un recueil d’articles et communications, adaptés et refondus, le champ des curiosités, des mises en œuvre est très largement étendu avec une sorte d’allégresse, de joie dans la virtuosité qui conjoint théories du symbolique et prestiges de l’imaginaire. Les œuvres romanesques d’Eco apparaissent comme des battements réguliers (doit-on équivoquer avec un « pendule d’Eco » comme Eco lui-même avait équivoqué en choisissant pour titre de roman Le Pendule de Foucault, ainsi qu’il le raconte ?). Le titre, Les Limites de l'interprétation, marque clairement le propos et son ambition : si l’être, comme le prétend Aristote, est ce que le langage dit de façon multiple, quelles règles peut-on proposer pour que la sémiosis ne soit pas tenue pour illimitée, mais organisée par des objectifs cognitifs, quelles dérives folles éviter ? La rencontre avec la déconstruction derridienne sera un des points forts, comme on peut s’y attendre, de cette réflexion.

5Premier témoin des fantasmes interprétatifs : la sémiosis hermétique qui nous fait remonter aux Grecs. Elle conduit à nier les principes fondamentaux : l’identité, la non-contradiction, le tiers-exclu. Les livres disent la vérité, même s’ils se contredisent et ils disent autre chose que ce qu’ils semblent dire. Immense galerie des glaces : « Plus notre langage est ambigu et polyvalent, plus il use de symboles et de métaphores, et mieux il est apte à nommer un Un — c’est l’Un néo-platonicien, sujet transcendant — où se réalise la coïncidence des opposés ».

6Le secret final, c’est que tout est secret, renvoie à un secret qui n’est jamais dit. Le corpus de l’Hermès s’épanouit dans le Florence de la Renaissance et fait épanouir les gnostiques, qui identifient les signatures, les parentés de ressemblances qui déposent sur le monde un réticule infini d’interprétations. Comme le Foucault des Mots et des Choses qu’il rencontre ici, Eco suit le développement de la gnose jusqu’aux temps contemporains, chez tous ceux qui s’affrontent à l’identité de la raison et du langage : le gnostique moderne, prisonnier d’un monde malade, s’imagine investi d’un pouvoir surhumain, au-dessus des lois, pour réduire la fracture initiale : c’est Sade, mais aussi les romantiques et tous ceux qui s’adonnent à « une théorie sociale de la conspiration », comme dit Popper.

7Interprétation qu’on rencontre dans les lieux les plus imprévus : les arts de mémoire qui définissent d’étranges correspondances pour soulager la mémoire (la Divine Comédie ne serait-elle pas un immense art de mémoire, comme le suggérait Frances Yates ?), et même les doctrines de l’immunologie qui peuvent s’éclairer des propositions sémiotiques. Eco s’amuse-t-il, en faisant entrer dans l’étude des gnostiques le flot de gloses apportées à ses propres romans ? Elles l’obligent à se compromettre avec les mystères de l’interprétation en soulevant dans sa mémoire toutes sortes de structures absentes, crues à jamais abolies, quand il rédigeait Le Roman de la Rose. Situé dans cette interprétation d’ensemble, le jeu des métaphores en tire un nouvel élan. La construction de la ressemblance, par « aimantation » et « narcotisation » des propriétés, s’inscrit dans un monde possible, engage à « à voir le monde différemment ». On comprend que cette analyse séduise les épistémologues de la discontinuité : Kuhn y voit la possibilité de créer des paradigmes nouveaux, Gordon et Lakoff, après Bachelard et Ricœur, un élément déterminant de l’innovation scientifique.

8On ne peut alors esquiver la question : quelles règles permettent à ces interprétations de constituer un système qui déciderait d’une éventuelle « authenticité » ? On ne peut passer son temps à mettre en doute, à se réfugier dans l’indécidable ; le sémioticien Eco polémique brillamment contre les abus de la déconstruction, contre les devins obscurs ; le romancier Eco est fasciné par les violences qui marquent la recherche désordonnée de l’interprétation. Si Œdipe savait ce que sait Tiresias, il ne pourrait vivre dans son monde. Comme nous-mêmes, « les personnages narratifs vivent dans un monde handicapé » ; aussi nous attirent-ils, comme modèles des choix que nous devons faire dans ce monde incomplet et sémantiquement non homogène, comme dit Dolezel. Et nous restons saisis quand Robbe-Grillet conçoit des mondes inconcevables. Mais rassurés quand Conan Doyle infère d’indices ténus pour donner un sens à des mimiques, à des signes incompréhensibles.

9Car il faut bien s’entendre sur les critères de reconnaissance, même si les procédures sont conjecturales, même si elles dépendent à la fois du contexte du discours et de l’environnement socio-culturel. Tout texte implique un ensemble de présuppositions ; Eco, infatigable metteur en scène, utilise les concepts de la logique pour asseoir la dramaturgie de la vie. Le sémioticien tente de découvrir dans tout texte le système qui organise les inférences possibles. Découvrir le système, c’est exclure les déconstructions illégitimes. Œuvre non d’un seul, mais de tous : la communauté, perçue par l’habitude, détermine un signifié intersubjectif ; situé non dans un avant transcendantal, mais dans l’après des interprétations.

10Un dernier chapitre tout à fait étonnant de science fiction logique ; Eco demande qu’on le prenne au sérieux ; la fantaisie n’est-elle pas le meilleur révélateur du vrai ? Je donne le début :

Les membres de l’expédition Putnam sur la Terre Jumelle avaient été décimés par la dysenterie. L’équipage avait bu comme eau ce que les natifs appelaient ainsi, alors que les chefs de groupe parlaient désignation rigide, stéréotypes et descriptions définies.

11Je n’en dis pas plus ; Eco peut rendre tragique un affrontement de concepts. Mais on saura ce que c’est que penser en tapant la phrase : « J’aime les roses » pour l’inscrire dans les logiciels du disque dur et leurs illimitées capacités d’associations. Et en soumettant les ordinateurs trop facilement fous à l’exigence qu’Umberto Eco formule au final pour le livre : « Aussi, mon but n’était-il pas tant de dire ce qu’est la sémiosis illimitée, mais ce qu’elle ne peut pas être ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Claude Chevalier, « Le pendule d’Eco »Modèles linguistiques, 3 | 2010, 41-44.

Référence électronique

Jean-Claude Chevalier, « Le pendule d’Eco »Modèles linguistiques [En ligne], 3 | 2010, mis en ligne le 15 octobre 2013, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/418 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.418

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Auteur

Jean-Claude Chevalier

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