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Texte intégral

N° 516, 15-30 septembre 1988

Pierre encrevé
La Liaison avec et sans enchaînement. Phonologie tridimensionnelle et usages du français
Éditions du Seuil, 320 p., 1988.

1Ce livre est un livre de théorie sur un point central de la grammaire (la phonologie), il est une mise au point sur la théorie la plus récente (la phonologie tridimensionnelle), mais il est aussi une mise en scène claire et vivante de phénomènes très curieux qui affectent le parler quotidien et celui, plus particulier, des vedettes politiques. À mon sens un livre passionnant pour tout lecteur cultivé.

2Le sujet : la liaison, un phénomène typiquement français. Elle consiste à prononcer une consonne finale qui serait muette si le mot était isolé : on dit /peti/, mais un /petitarbre/, /quan/, mais /quantunhomme/. Elle se distingue de l’enchaînement qui lie à un mot suivant une consonne qui serait prononcée de toutes façons : /ilhabite/ et /ilhabitàlàcampagne/. Les liaisons obligatoires sont à peu près toujours observées (ils ont /izon/), mais les liaisons dites facultatives dépendent de toutes sortes de facteurs ; les classes populaires font très peu de liaisons, les classes traditionalistes les observent modérément, mais le taux s’élève chez tous ceux qui prétendent « bien parler » ; l’école a joué un rôle certain dans cette augmentation, comme aussi dans le choix des consonnes de liaison (/toujourencourse/ aurait dit M. de Norpois, /toujourzencourse/ dit-on à la TV). L’excès de scrupule conduit à des « cuirs », comme ces /quatrezémigrants/ si fréquents dans le poste. Comme dit Labov, la liaison est un « indicateur social explicite ».

3Un phénomène encore plus curieux se développe sous nos yeux (nos oreilles) : la liaison sans enchaînement. Elle consiste à coller la consonne de liaison à la fin du mot antécédent et l’isoler du mot suivant. Et cette rupture est réalisée de manières très différentes, avec des coups de glotte, de simples silences, etc. Un orateur comme Jacques Chirac l’utilise de façon maniaque :

/quant-un adversaire/

4mais il est loin d’être isolé : c’est le cas général chez les politiques.

5Le génie de Pierre Encrevé est d’abord d’avoir noté très tôt ce tic récent, ensuite d’avoir montré comment on peut utiliser cette évolution de la prononciation pour analyser des mouvements de société. Il retrouve cette grande idée de F. Brunot qui, en créant avec Ch. Bruneau en 1911 les « Archives de la Parole », avait bien vu qu’en enregistrant systématiquement les gens avec le cylindre de Ch. Pathé on connaîtrait tout de leurs habitudes, leur éducation, leur origine, etc., et qu’on pourrait « démêler le fait accidentel et individuel d’avec le fait général et permanent ». Cette démarche méthodique, filtrée par les analyses formelles des Américains, conduit à des résultats saisissants.

6Encrevé a donc privilégié le champ politique, parce que c’est un ensemble cohérent d’orateurs soucieux de « bien parler » et de souvent parler et d’affirmer leur « légitimité », comme dirait Bourdieu ; c’est un plaisir pour nous, abreuvés de campagnes électorales — et de leurs dérisions des Nuls ou du Bébête Show —, de saisir sur le vif les analyses du linguiste. Encrevé a étudié systématiquement les liaisons effectuées par 21 hommes politiques entre 78 et 81. On observe que R. Barre réalise 62,3 % de liaisons facultatives (dont 13,5 % de liaisons non enchaînées), G. Marchais 18,8 % (et 18 %), A. Peyrefitte 66,7 % (et 1,7 %), M. Rocard 61,5 % (et 0 % de non enchaînées). Et, pour tous, un taux infime de « cuirs » (0,07 %) : « des documents qui Zétaient » de G. Marchais répond au « On est resté Tau critère » de Giscard, même taux infime de liaisons obligatoires non faites.

7Il faut ajouter que les taux varient avec les situations : Mitterrand fait 84 % de liaisons facultatives dans ses Vœux à la TV et 55 % dans ses entretiens avec la presse et 54 % dans le grand débat de 81 avec Giscard, débats dans lesquels il peut moins surveiller son langage. Mêmes proportions chez Giscard : 78 % dans les discours TV officiels et 43,7 % dans le débat de 81 avec Mitterrand. Lorsque deux candidats comme Giscard et Mitterrand s’affrontent, les taux varient de la même façon chez l’un et chez l’autre selon le type de discours et toujours aux mêmes endroits. Signe frappant d’une régularité linguistique significative...

8Un dernier point : le nombre des liaisons facultatives non enchaînées croît dans le temps : Pétain et de Gaulle n’en font aucune en 1940. Depuis, la proportion ne cesse d’augmenter et s’accélère ces dernières années ; signe de l’importance d’un discours médiatique qui entraîne des modifications de la langue.

9Ces résultats conduisent à des analyses sociologiques. Certains sont frappants : G. Marchais fait très peu de liaisons facultatives, et A. Peyrefitte, normalien et ministre, est en tête du hit-parade de ces liaisons. D’autres résultats sont moins clairs, renvoyant à l’importance de variables de contenus et de situations, à la lutte de l’influence de l’école qui pousse aux liaisons et à la force de la tradition qui le réfrène comme pédantes. Couve de Murville, membre de la HSP, fait une liaison facultative sur deux, proportion « convenable », comme il dirait. Mais aussi, fait curieux, les taux de liaison de Pompidou, Giscard, Mitterrand ont nettement baissé après 68 pour remonter ensuite. On en conclut que l’homme politique varie instinctivement les taux de liaisons selon l’effet qu’il veut produire sur les auditoires déterminés, selon qu’il recherche la complicité ou vise à imposer une légitimité.

10Je n’ai extrait que quelques chiffres d’un monde fourmillant de statistiques et d’hypothèses qui attestent la régularité et le mouvement incessant des traits de langue. Encrevé a raison de citer Proust écrivant à Mme Straus que l’unité de la langue « n’est faite que de contraires neutralisés, d’une immobilité apparente qui cache une vie vertigineuse et perpétuelle ».

11Si l’on ajoute, pour les épistémologues, que P. Encrevé est aussi un théoricien très fort, on comprendra qu’il serait dommage de laisser passer un livre, à la fois spectaculaire et savant, qui montre qu’on peut satisfaire les spécialistes et les autres.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Claude Chevalier, « Pour les spécialistes et les autres »Modèles linguistiques, 3 | 2010, 37-40.

Référence électronique

Jean-Claude Chevalier, « Pour les spécialistes et les autres »Modèles linguistiques [En ligne], 3 | 2010, mis en ligne le 15 octobre 2013, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/417 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.417

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Auteur

Jean-Claude Chevalier

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