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Résumés

L’objectif de cet article est de démontrer les relations étroites qui existent entre Ford Madox Ford (1873-1939) et l’impressionnisme. Si le nom du romancier est rarement associé au mouvement, en réalité l’esthétique impressionniste se greffe tardivement (1914), d’une façon inédite, sur d’autres influences littéraires et artistiques, comme la sensibilité et l’imagerie romantique des préraphaélites, la rigueur et l’économie lexicale d’un Flaubert et d’un Maupassant, au flux de conscience de James, également expérimenté par Conrad. L’impressionnisme fordien est donc l’un des éléments d’une personnalité complexe, en réalité encore très peu connue en France dans son intégralité. L’esthétique impressionniste se trouve alors au creuset de plusieurs tendances, et Ford est à même d’en reprendre certaines caractéristiques afin de faire éclater la chronologie narrative de ses romans. On arrive ainsi à la mouvance moderniste du début du xxe siècle, à laquelle le nom de Ford doit désormais être rattaché sans hésitation.

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Texte intégral

Introduction

1L’appréhension du réel se fonde sur les impressions de l’observateur, lesquelles peuvent varier selon son état : l’influence de la passion, selon Rousseau et par la suite Chateaubriand et Stendhal, est déterminante pour notre vision du monde, il n’y a donc pas de vérité immuable, seulement des manières de sentir. C’est une optique que le critique littéraire et historien de la littérature Michel Brix appelle la « modernité romantique », fondée non pas sur une conception a priori de la réalité (platonisme), mais sur l’appréhension du monde, sur une esthétique des sensations. Selon ce spécialiste de Gérard de Nerval, « la modernité romantique est issue d’une exigence de vérité » et cette vérité, c’est celle des sensations : elle est donc nécessairement individuelle, particulière, singulière, liée à une recherche d’authenticité dans la sensation, dans une certaine manière d’« être-au-monde ».

2Si le présent article, centré sur la « manière de sentir » particulière de l’homme de lettres anglais Ford Madox Ford, commence par un long excursus sur l’évolution de la peinture au xixe siècle, c’est parce que l’esthétique du petit-fils de Ford Madox Brown et du neveu par mariage de Christina et Gabriel Dante Rossetti y est intimement lié. Comme il le dit lui-même : « I came out of the hothouse atmosphere of Pre-Raphaelism where I was being trained for a genius » (Memories and Impressions).

1. De l’Impressionnisme : évolution d’un style

1. 1. Du pinceau…

  • 1 Dans 1848. Les révolutions romantiques et démocratiques de l'Europe (1970), Calmann-Levy éd.

3En 1848, l’Europe est témoin d’une montée rapide du nationalisme, résultant en une série de soulèvements populaires (Printemps des peuples), probablement inspirés, entre autres, par l’aspiration romantique d’émancipation sociale, comme l’a suggéré l’historien Jean Sigmann1. Le sentimentalisme et l’utopisme, cependant, tombent en désuétude en cette période politiquement sensible de l’histoire, au cours de laquelle les libertés et les droits promis aux classes moyennes et populaires sont reconsidérés, voire étouffés par les pouvoirs en place. Les artistes de cette période, dits « réalistes », tels que Whistler ou Courbet, sont affectés par les profonds changements qui bouleversent la société ; ils se veulent les témoins de leur époque, puisant leur inspiration chez ces populations opprimées ; il s’agit de dépeindre leur quotidien sans fard, avec la plus grande précision possible.

4à cette même période, en Angleterre, les peintres William Holman Hunt, John Everett Millais et Dante Gabriel Rossetti s’opposent, eux aussi, à l’art pompier (pour des raisons d’ordre artistique, plus qu’idéologique) pour fonder la Confrérie des Préraphaélites, en référence au peintre Raffaello Rancio (dit Raphaël, 1483-1520), maître de la Renaissance italienne, que la Royal Academy portait aux nues. Si les membres de la confrérie ne cachent pas leur admiration pour la technique de l’artiste, surnommé le « prince des peintres » par Hunt, ils réprouvent le culte du beau et des apparences de son époque, qui poussait les artistes à idéaliser et à magnifier la Nature. Les préraphaélites aspiraient, au contraire, à des représentations plus humbles, candides et pieuses, à l’image de celles des Primitifs, et en empruntèrent la pureté des formes et les couleurs éclatantes, tout en en renouvelant l’iconographie.

5Les peintres préraphaélites, puisaient leur inspiration dans la littérature (entre autres : Shakespeare, Keats, Browning) et la Bible, dont ils souhaitaient historiciser les protagonistes (mythiques et religieux) en les peignant à la façon des Réalistes. Réalisme qui, selon Ford, « was a sort of – Realism inspired by high moral purpose », (Ancient Lights, 152-153). Ford Madox Brown, le grand-père maternel de Ford Madox Ford (dont le patronyme d’emprunt témoigne de l’attachement qu’il lui vouait), bien qu’associé aux Préraphaélites, n’intégra cependant pas la confrérie, craignant que le groupuscule n’étouffe sa créativité sous l’effet d’une théorisation ségrégative.

6En effet, deux ans seulement après sa fondation, la Pre-Raphaelite Brotherhood finit par s’éteindre peu à peu, sous l’effet de scandales et de conflits internes. À l’exception de Holman Hunt, qui resta fidèle à la philosophie originelle du mouvement, certains membres quittèrent la confrérie, tandis que Dante G. Rossetti lui insuffla un nouveau style médiéviste mettant en scène des épisodes de la légende arthurienne, l’amour courtois et le folklore moyenâgeux. Sous son pinceau, les figures féminines se déclinent dans des postures sensuelles et nonchalantes, contrastant radicalement avec le puritanisme victorien des premières œuvres préraphaélites. Désormais, Rossetti, Edward Burne Jones et leurs collaborateurs composent des œuvres autotéliques s’inscrivant dans la mouvance esthétique – prônant « l’art pour l’art » - théorisée quelques années plus tôt par Théophile Gauthier, dans la préface de Mademoiselle de Maupin (1835).

7Bien que souvent confondus, le préraphaélisme de Hunt et l’esthétisme de Rossetti, constituent deux périodes distinctes d’un même courant artistique, qui avaient pour dénominateur commun de vivre dans un imaginaire, inspiré d’un passé lointain et idéalisé, pour échapper au conventionnalisme ambiant.

8En France, le rejet de l’académisme étant essentiellement une démarche politique, les artistes « indépendants », tels que les réalistes, cherchaient à dénoncer l’austérité de leur époque plutôt qu’à la fuir. Cette peinture, d’abord contestataire, se radoucit vers le dernier quart du xixe siècle, se parant à nouveau des couleurs lumineuses que l’on avait pu observer chez les romantiques, comme Turner ou Corot. Il s’agit désormais de mettre en traits la beauté et la poésie du quotidien, et non son austérité. Il s’agit également d’innover, car le nouveau siècle approche, et de capturer l’accélération de cette société moderne. De ce nouvel élan naît l’impressionnisme, forme de réalisme romantique, sous la brosse des peintres français Claude Monet et Auguste Renoir en 1869.

  • 2 La première occurrence de cette expression remonte à la Biographia Literaria (1817) de Samuel Coler (...)

9Le mouvement revendique une peinture « naturelle » et anti-académique, qui représente le monde tel qu’il s’offre à l’œil de l’artiste ; la forme est fragmentée en une juxtaposition de touches colorées qui, dans leur assemblage et leur intensité, rappellent les mouvements et les jeux de la lumière propre à un contexte défini, souvent connu des spectateurs ; justifiant ainsi la notion d’« impression », expérimentée par l’artiste. Ainsi, le soleil, référent universel représenté sous les traits d’un rond jaune, nous apparaîtra parfois cuivré, voire écarlate. Le regardeur devra donc accepter de « suspendre son incrédulité »2 – en abandonnant momentanément ses propres référents – pour appréhender cette représentation personnelle et sensible du monde.

10Il s’agit donc d’une forme d’art naturellement proche du discours, et par extension de l’écriture, car elle donne à voir, de par son fort potentiel déictique, une scène résultant de l’expérience d’une personne (moi), en un lieu donné (ici), à un instant précis (maintenant).

1.2… à la plume

  • 3 Action du regardeur ou des critiques.

11S’il est vrai que la plupart des mouvements picturaux ont précédé leur homonyme littéraire, le simple fait de verbaliser des œuvres d’art3, ou de transposer un style, de la toile à la page, semble avoir entraîné, de façon systématique, une conceptualisation rétroactive de ces courants esthétiques, comme pour justifier, expliquer leur existence – leur donnant par la même occasion, une substance et un cadre théoriques. C’est ainsi que se sont tissés les premiers liens de la dialectique image texte, ayant rythmé l’histoire des Arts.

12Outre cette remarque (que l’on ne pourra développer exhaustivement ici), qui s’applique à la majorité des courants artistico-littéraires, l’on constatera que la prose fordienne, dont il demeure difficile de définir le style, s’est nourrie de l’idéologie de divers courants picturaux, du romantisme à l’impressionnisme, en passant par une révision du réalisme.

  • 4 Attesté en Europe, à la fin du xviiie siècle et à la première moitié du xixe siècle surtout ; défin (...)
  • 5 Sans compter l'influence directe de son père Francis Hueffer, musicologue allemand (1845-1889), spé (...)

13Le romantisme tout d’abord, pour la méfiance que Ford entretenait à l’égard des arguments rationnels, ainsi que pour son dégoût du matérialisme puritain, sentiments que l’on retrouve chez Blake, Shelley, Byron et Wordsworth. Mais aussi pour le sentimentalisme rural dont il fait montre dans ses mémoires, lorsqu’il évoque ses journées de labeur au potager, et rêve d’une nation de « small producers ». Un romantisme, au sens original du terme également – à savoir, un « courant d’idées, d’expression littéraire, artistique s’inspirant du Moyen Âge, de ses valeurs chrétiennes, chevaleresques »4. Deux déclinaisons d’un même mouvement qui alimentèrent la Confrérie des Préraphaélites, au contact de laquelle le jeune Ford grandit5.

14D’un point de vue plus formel, la prose fordienne est semblable à la peinture, dans le rapport qu’elle entretient avec la vision, oculaire ou « intérieure » (mind’s eye, mémoire). Dans Ancient Lights, Ford souligne que Ford Madox Brown commençait par peindre les yeux de ses sujets – qu’il veillait à ne jamais retoucher – à partir desquels il organisait le reste de sa composition. Loin d’être anodine, cette anecdote permet à Ford de montrer à son lecteur combien la démarche de son artiste de grand-père et la sienne étaient analogues.

  • 6 Ils écrivent ensemble trois romans : The Inheritors (1901), Romance (1903) et quelques années plus (...)

15Quelques années plus tôt, Ford notait : dans The Soul of London (1905) : « The vaguest thoughts flit through your brain : the knot on a whip, the cockade on a coachman’s hat, the sprawl of a large woman in a victoria, the windshield in front of an automobile. You live only with your eyes, and they lull you » (123, spm), soulignant ainsi la prédominance de la vision sur tous les autres sens de l’artiste. Joseph Conrad, avec qui il entretint une étroite et fructueuse collaboration pendant une dizaine d’années6, réitère cette idée dans sa préface de The Nigger of the Narcissus (1897) : « My task which I am trying to achieve is, by the power of the written word, to make you hear (spm), to make you feel (spm) – it is, before all, to make you see ! » (spa). Célèbre déclaration à laquelle Ford fait écho dans un de ses premiers récits autobiographiques : « [Ancient Lights] in short, is full of inaccuracies as to facts, but its accuracy as to impressions is absolute […] My business in life, in short, is to attempt to discover, and try to let you see, where we stand » (Ancient Lights, XV, spm)

16À l’image de peintres tels que Turner, Manet ou les Préraphaélites – qui déclaraient peindre fidèlement ce qu’ils voyaient – la nouvelle vague littéraire anglaise initiée par George Moore (voir ici-même article 3), et poursuivie par Conrad et Henry James, cherchait à invoquer dans l’esprit du lecteur des impressions (voire des sensations) artificielles, à écrire des images par l’intermédiaire de « mots justes », évocateurs et percutants, comme le faisaient Flaubert ou Maupassant. Pour illustrer cette pratique, Ford n’hésite pas à citer sa tante par mariage, la poétesse préraphaélite Christina Rossetti, qu’il considérait bien volontiers comme l’égale de l’écrivain français :

I am perhaps eccentric when I say that I consider Christina Rossetti to be the greatest master of words – at least of English words – that the nineteenth century gave us. Her verse at its best is as clean in texture and as perfect in the choice of epithet as any of Maupassant’s short stories. (Ancient Lights, 54-55).

  • 7 Ford dit d'eux dans Ancient Lights : “They seemed to me to resemble […] nothing so much as a group (...)

17Si le Préraphaélisme et l’Esthétisme avaient chacun leur charme désuet7, Ford estimait que la brièveté de leur succès était sans doute due au moralisme que Ruskin, puis Rossetti et Morris avait tenté d’apposer à un courant initialement « born of Realism » (Ancient Lights, 58-59 ; spm). Il est intéressant de noter que cette même tension, entre esthétisme et réalisme, est une constante de l’œuvre fordienne. En dehors de toute question morale – que Ford avait en horreur – l’effet de réalisme pouvait-il, devait-il prévaloir sur la qualité et l’équilibre de la prose ? Le « mot juste » – et par extension, le texte tout entier, étant censé refléter les impressions de l’écrivain, une telle écriture conviendrait difficilement à un texte scientifique ou factuel ; mais qu’en serait-il d’un récit de vie ?

18Pour Ford Madox Ford, la réalité était nécessairement affaire de subjectivité, puisque saisie à travers le prisme sensible de l’individu – une conception analogue à l’idée de realitas platonienne, englobant à la fois l’idée et la matière des choses. Dans Joseph Conrad : A Personal Remembrance (1924), l’écrivain ose gommer la traditionnelle – et jusqu’ici inviolable – cloison, qui séparait fiction et nonfiction :

For, according to our view of the thing, a novel should be the biography of a man or of an affair, and a biography, whether of a man or an affair, should be a novel, both being, if they are efficiently performed, renderings of such affairs as are our human lives. (Ford : 1924 ; spm)

  • 8 “Represent or depict artistically”, d'après l'Oxford English Dictionary.

19L’emploi du substantif « renderings », dérivé du verbe « render » – très usité dans le milieu des Arts visuels8, accentue encore davantage l’étroit rapport qu’entretiennent réalisme et esthétisme dans la prose fordienne, le premier ne pouvant être imité que grâce aux artifices du second – qui seront développés dans le chapitre suivant.

20Au fil des années, cette porosité des genres, propre à l’œuvre de Ford, a suscité de nombreux débats, entre ses contemporains ou ses biographes, quant à l’exactitude de certaines rencontres, dates et anecdotes. Max Saunders, auteur d’une imposante et méticuleuse biographie de deux volumes sur Ford Madox Ford, a consacré de longues années de recherche à mettre en lumière ces zones d’ombre. Au-delà de la question des faits, qui a donc été amplement traitée – et qui dépasse le cadre de cet article – subsiste encore la question du style fordien, souvent qualifié d’« impressionniste ».

2. Petit guide de l’« impressionnisme » fordien

2.1. Impressionniste… Ford le serait devenu bien malgré lui, raconte-t-il :

A few years ago, if anybody had called me an Impressionist I should languidly have denied that I was anything of the sort or that I knew anything about the school, if there could be said to be any school […] I don’t know ; I just write books, and if someone attaches a label to me I do not much mind. » (On Impressionism, 257-258, spm)

21Une bien curieuse confession pour quelqu’un ayant collaboré activement avec Conrad depuis 1898 et dont la prose était déjà orientée vers l’impression. Dans la préface de Ancient Lights (1911), sa première chronique, Ford formule, à son tour, son attachement aux impressions plutôt qu’aux faits, en imitant les paroles de Conrad « to try to let you see » (spm). Il officialise son appartenance au mouvement en 1914, en esquissant les fondements de cette écriture – fruit de sa collaboration passée avec Conrad – à travers un essai intitulé On Impressionism, pour lequel le roman à succès, The Good Soldier, publié un an plus tard, en 1915, servit de mise en application.

2.2. La relation sujet-objet

2.2.1. L’impressionnisme, une question d’ego

22Dans « Ford Madox Ford : Autobiography, Urban Space, Agoraphobia », Matthew Beaumont (2010) rappelle que la doctrine esthétique de l’impressionnisme repose sur l’hypothèse que, dans l’acte de représentation, c’est le sujet, non l’objet, qui compte, où, si l’on préfère, la relation entre les deux. Ce qui revient à dire, d’après lui, que la signification de la narration est transmise par le processus même de sa représentation, de telle façon qu’en fin de compte, sujet et objet deviennent indissociables. C’est ce qu’entend le poète romantique Keats lorsqu’il dit : « Beauty is in the eye of the beholder ».

23Cette forme d’écriture, Ford la qualifie ouvertement d’« egotism », puisqu’à travers elle, se manifeste l’ego du narrateur, et par extension, celui de l’auteur. Elle donne donc lieu, dit-il, à de multiples exagérations (« the Impressionist must always exaggerate »), mais aussi à des répétitions, à un vocabulaire coloré (voire tendancieux) ou à une ponctuation des plus fantaisistes (abondance de points de suspension, d’exclamations, d’incises, des phrases inachevées laissées en suspens), laissant transparaître une personnalité et des émotions.

Whereas in Nîmes !… Aha, M. Alphonse Daudet !
For shall I, or anyone who was with me, ever forget the exquisite – the exquisite – flavor of the huge platter of little birds […] that we ate in the wine-vault behind the Protestant temple at Nî…
But no !… See to what turpitudes local patriotism will lead one !… I have enrolled myself under the banners of Frédéric Mistral and of Tarascon against the mendacious hosts of Alphone Daudet and of Nîmes. (Provence, 30-31, spa).

24C’est donc un effet comique qui est produit dans l’extrait ci-dessus, tiré de Provence (1935) – une des dernières chroniques impressionnistes de Ford – le narrateur s’enflamme, puis s’interrompt, se ressaisit ; rappelant assurément le ton des Confessions of a Young Man (1886) de George Moore (ici-même 29-63). L’auteur n’est pas un narrateur distant, c’est un (ra) conteur, voire un entertainer.

2.3. La relation narrateur-lecteur

25En peinture, comme en littérature, on voit se dessiner dans les œuvres apparentées au courant impressionniste, une volonté commune de « dialoguer » avec leur public, ou du moins de les extirper de leur passivité de récepteur, de briser la distance révérencieuse imposée par l’objet d’art, ou l’objet-livre, entre artiste et regardeur, écrivain et lecteur. Pour F. Letissier (2005 : 53) :

[…] l’objectif clairement posé [de l’impressionnisme littéraire est] de mettre le lecteur devant l’obligation de percevoir, pour son propre compte, une scène pour laquelle il n’aurait que des éléments factuels, disparates, et sans relations a priori les uns avec les autres ». Ainsi, à la façon d’une myriade de touches colorées qui, une fois que vous plissez les yeux ou que vous reculez, se fondent naturellement en un paysage sensiblement perceptible.

26Une telle démarche pose néanmoins un sérieux problème, en matière de point de vue narratif. Il serait tentant, selon Ford, de gommer complètement le narrateur de façon à faciliter l’immersion du lecteur dans la scène décrite. Chose irréalisable, si l’on considère que l’égo du narrateur impressionniste (auteur ou personnage) transparaît nécessairement à travers son récit. La narration omnisciente, bien qu’impersonnelle par essence, serait aussi irréaliste, sans compter que son application se limite au domaine de la fiction.

27Chez Ford, cette apparente difficulté est judicieusement contournée par ce que j’appellerai la « narrativité dialogique », qui équivaut à un monologue intérieur déguisé en conversation. Car c’est par cette forme narrative, analogue à la tradition orale, que nous parviennent informations et anecdotes, au quotidien. Pour accomplir cette illusion, Ford fait de son lecteur un interlocuteur silencieux, qu’il nomme aussi « silent listener », ou « homo bonæ voluntatis » (homme de bonne volonté) – rappelant la « suspension volontaire de l’incrédulité » de Coleridge, mentionnée plus haut.

  • 9 Voir à ce sujet, Bernot : 2015 : 105-113.

28Le narrateur donne l’illusion que l’instant d’écriture coïncide avec l’instant de lecture, en employant des pronoms personnels tels que you ou we/us, ces derniers augmentant l’impression d’une complicité tacite entre l’auteur et son lecteur9, comme ici : « Yes you are right. This is a magnificient and generous civilization, this of ours. Let us think of something else » (Ford, 1937 : 274).

29Ce lien permet par ailleurs de renouveler perpétuellement l’actualisation transcendante du présent d’écriture – en supposant des pensées au lecteur («you are right »), en l’interpellant («Listen », op.cit., 253), ou en l’enjoignant à poursuivre le voyage dans l’espace-temps de sa mémoire («let us think of something else » op.cit., 274 ; « But let us forget Edinburgh and steady ourselves… We were talking about bus travel », op.cit., 282).

3. Imiter la « vie intérieure » - artifices du réalisme

3.1. Mots justes et justesse des mots

30Dans son récit de vie Drawn for Life : a Memoir ([1940] 1999), Stella Bowen écrivait au lendemain de la mort de son héros :

When he said, ‘It is necessary to be precise,’[…] what he really meant was that you must use precision in order to create an effect of authenticity, whatever the subject of your utterance, in the same way as the precision of a brushstroke gives authenticity to an image on canvas, and need have no relation to anything seen in fact. Words to Ford were simply the material of his art, and he never used them in any other way (cité dans, Maunsell : 2018, 92, spm).

31La « précision » fordienne, permettant de convaincre le lecteur (but ultime de l’écrivain impressionniste, selon Ford) peut prendre plusieurs aspects. Il y a tout d’abord la justification : toute information ou tout détail personnel concernant les protagonistes d’un récit, ne sauraient être introduits fortuitement dans le récit, sans aucune raison. L’information lambda perd son caractère anecdotique aussitôt que lui est attribuée une cause, et devient alors une donnée significative de l’histoire. De cette façon, chaque détail – même a priori anodin – est porteur de sens et participe à la cohérence harmonieuse et symbolique des éléments et des événements du récit.

32Et puis il y a la précision dans le choix des mots, le fameux « mot juste », évoqué plus haut. Pour illustrer ce principe, Ford évoque la préparation de sa trilogie sur Katherine Howard, au cours de laquelle il passa des mois à enquêter intensivement sur la vie d’Henry VIII pour tenter de cerner la personnalité du monarque. Malgré la quantité d’informations recueillie, Ford déplore n’avoir rien trouvé de satisfaisant, le contenu des archives étant trop factuel. Une seule phrase impressionniste, à la façon de Maupassant, telle que « C’était un monsieur à favoris rouges qui entrait toujours le premier », explique-t-il, aurait suffi à introduire le personnage et à marquer durablement l’esprit du lecteur de l’œuvre, de façon à ce qu’il ne cesse de mettre en doute la pertinence de cette première impression, avant de se faire son propre avis sur le personnage.

3.2. Les dialogues

33La retranscription des dialogues tient également une place importante dans la quête fordienne de réalisme. L’auteur conseille à l’écrivain impressionniste de toujours veiller à la vraisemblance des événements et des attitudes qu’adoptent ses protagonistes. Par exemple, si un personnage devait rendre compte d’une longue conversation à laquelle il a pris part, il serait naturel que sa mémoire n’en ait conservé que certaines bribes, tel que les sujets abordés, certains mots ou déclarations qui l’auraient marqué, la prosodie et les gestes de son interlocuteur, ou même les éventuelles associations d’idées auxquelles il se serait distraitement livré, au cours de la conversation.

3.3. Progression d’effet

34C’est à Edward Garnett qu’on doit l’initiative de la collaboration entre Joseph Conrad et Ford vers 1898. De nos jours, les critiques littéraires s’intéressent moins aux trois romans qui ont en été le fruit, qu’aux discussions littéraires entre les deux hommes.. D’après Ford (Joseph Conrad : A Personal Remembrance, 1924), malgré les tensions et les désaccords, il y a eu un consensus sur un certain nombre de points, comme, par exemple, l’importance du roman comme moyen privilégié d’expression des idées contemporaines et, d’autre part, que l’impression que fait un roman doit être quelque chose de nébuleux, qui ressemble autant que possible à notre appréhension de la vie réelle et non à un rapport chronologique des faits :

We agreed that the general effect of a novel must be the general effect that life makes on mankind. A novel must therefore not be a narration, a report. Life does not say to you : In 1914 my next door neighbour, Mr. Slack, erected a greenhouse and painted it with Cox’s green aluminium paint…. If you think about the matter you will remember, in various unordered pictures, how one day Mr. Slack appeared in his garden and contemplated the wall of his house (180-181).

35La vie, expliquaient-ils, ne narre pas, elle imprime des images sur notre cerveau. Le roman ne doit pas chercher à décalquer le déroulement des événements, mais à dévoiler le fonctionnement de notre vie psychique. À l’instar de la peinture impressionniste qui cherche à recréer le processus physiologique de la perception, le romancier doit remplacer l’œil du peintre par les images empreintes de la mémoire, qu’il juxtapose à la manière d’un tableau cubiste. C’est ainsi, la progression d’effet – d’après Georges Letissier (2005 : 56), un terme emprunté à Condillac – est une meilleure solution pour rendre la réalité vécue que la suite chronologique des événements du roman classique. L’idée prédominante étant de construire progressivement, et ostensiblement, un réseau de connexions logiques entre les constituants de l’intrigue.

36D’un point de vue plus structurel, Ford propose une sorte de schéma narratif permettant de capter l’attention du lecteur, qu’il faut à tout prix divertir.

37Il suggère d’alterner trois phases :

  1. une phase d’annonce, de description (établissement des faits), ce qu’en termes journalistiques on appelle l’accroche,

  2. une phase de démonstration (on fournit un exemple),

  3. une phase de surprise, d’étonnement (on ajoute un élément qui contraste singulièrement avec ce qui précède).

38Cet enchaînement, destiné à être reproduit et répété tout au long de l’œuvre, attiserait la curiosité. Efficace, peut-être, mais surtout déstabilisant, car susceptible de perturber la lecture et la compréhension immédiate de l’énoncé, la deuxième et troisième phase s’apparentant à des digressions qui, à première vue, s’éloignent du sujet de départ. Ford promet néanmoins qu’à force de répéter ce cycle, encore et encore, le lecteur finira par découvrir, sous l’apparent désordre, certaines connexions qu’il ne soupçonnait même pas, en d’autres termes, la « clé » de l’œuvre :

39At the very end, your contentions will appear like a ravelled skein. And then, in the last few lines, you will draw towards you the master-string of that seeming confusion, and the whole pattern of the carpet, the whole design of the net-work will be apparent (OI : 268, spm).

40Dans cet extrait, Ford fait référence à la nouvelle The Figure in the Carpet (1896) de son mentor et collaborateur Henry James : esquisse allégorique de l’intention artistique, pareille au motif complexe d’un tapis persan, dont seul le créateur détient le secret.

3.5. Artifices de la vie intérieure

41D’un point de vue toujours formel, Ford suggère que la meilleure façon d’imiter le réel est de reproduire la simultanéité, donc la superposition, des points de vue intellectuels (tournés vers l’imaginaire, le rêve, le souvenir, les sentiments) et visuels (tournés vers son environnement), puisque nous ne percevons la réalité qu’à travers notre for intérieur :

A piece of Impressionism should give a sense of two, of three, of as many as you will, places, persons, emotions, all going on simultaneously in the emotions of the writer. […] Impressionism exists to render those queer effects of real life that are like so many views seen through bright glass – through glass so bright that whilst you perceive through it a landscape or a backyard, you are aware that, on its surface, it reflects a face of a person behind you. For the whole of life is really like that ; we are almost always in one place with our minds somewhere quite other (1914: 263).

42Ford fait ici référence à la fibre du récit impressionniste, inspiré par des phénomènes sensibles de la réalité ordinaire : nous sommes physiquement conscients de notre position spatiale et de notre environnement grâce à nos sens ; malgré cela, il arrive que notre esprit vagabonde hors des cadres physiques actuels de l’espace et du temps. Ces deux états de conscience se succèdent, se superposent et parfois même se confondent, produisant ainsi d’étranges enchaînements de pensées.

43C’est vers cela que tend l’impressionnisme fordien, mode d’expression cherchant à partager avec le lecteur un état d’esprit intérieur – voire intime, tel que nous sommes susceptibles de le vivre quotidiennement. Une fois que le lecteur dispose du contexte dans lequel est ancré le personnage central, c’est-à-dire de son état physique et psychique, il devient alors plus aisé de s’identifier à lui et de voir les choses à travers le prisme de son existence. Cet effet de style sera, idéalement, exécuté avec subtilité de façon à ce que le lecteur puisse distinguer réalité et rêverie.

4. Conclusion : Impressionnisme… ou modernisme ?

44Pour les non-spécialistes, le terme impressionnisme est associé à tort, d’après le chef de fil du mouvement Claude Monet, au groupe de jeunes peintres qui exposaient aux Salon des Refusés. « J’ai toujours eu horreur des théories, dit-il quelques années avant la fin de sa vie en précisant, Je n’ai que le mérite d’avoir peint directement, devant la nature, en cherchant à rendre mes impressions devant les effets les plus fugitifs, et je reste désolé d’avoir été la cause du nom donné à un groupe dont la plupart n’avaient rien d’impressionniste ».

45L’application du terme à la littérature, réservée aux stylisticiens et aux universitaires, risquerait d’étonner le lecteur ordinaire, ce qui explique la surprise que Ford exprime dans son article de 1914. Surtout à cette date-là, le naturalisme – le mouvement littéraire contemporain des impressionnistes – avait été depuis longtemps remplacé par le symbolisme, qui avait été à son tour remplacé par le modernisme.

46Il n’en demeure pas moins qu’on compte un grand nombre de toiles dites « impressionnistes » qui, même si elles divergent radicalement par la technique employée, s’attachent à reproduire le frémissement de la vie. Force est de conclure que l’impressionnisme est davantage un état d’esprit qui conditionne la technique ; par état d’esprit, il faut entendre philosophie, intention artistique sous-jacente.

47Par ailleurs, l’« impressionnisme » fordien n’est pas qu’une affaire d’expérience visuelle, Ford s’intéresse davantage aux déductions intellectuelles, qui succèdent aux premières impressions glanées par le regard de l’observateur. On trouve d’ailleurs très peu de passages dans sa prose où – comme le disait George Moore des écrivains naturalistes « la plume de l’écrivain tente de rivaliser avec le pinceau du peintre et le burin du graveur » (ici même 29-63).

48S’il fallait trouver un terme pour cataloguer l’œuvre de Ford, celui qui poserait le moins de problèmes serait sans doute celui de moderniste – terme qu’on trouve sous la plume de Huysmans dès 1879. C’est un mot qui mérite d’être entendu littéralement, c’est-à-dire comme « goût de ce qui est moderne ». Autrement dit de l’adopter comme le terme générique pour toute forme d’expression artistique pénétrée par le goût de l’expérimentation et la recherche de la forme qui capte le mieux, ce qui Ford aurait appelé « « the spirit of the age ».

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Notes

1 Dans 1848. Les révolutions romantiques et démocratiques de l'Europe (1970), Calmann-Levy éd.

2 La première occurrence de cette expression remonte à la Biographia Literaria (1817) de Samuel Coleridge, à qui elle est généralement attribuée

3 Action du regardeur ou des critiques.

4 Attesté en Europe, à la fin du xviiie siècle et à la première moitié du xixe siècle surtout ; définition du CNRTL.

5 Sans compter l'influence directe de son père Francis Hueffer, musicologue allemand (1845-1889), spécialiste de la culture des troubadours.

6 Ils écrivent ensemble trois romans : The Inheritors (1901), Romance (1903) et quelques années plus tard, The Nature of the Crime (1909).

7 Ford dit d'eux dans Ancient Lights : “They seemed to me to resemble […] nothing so much as a group of old-fashioned ships' captains (17 ; spm).

8 “Represent or depict artistically”, d'après l'Oxford English Dictionary.

9 Voir à ce sujet, Bernot : 2015 : 105-113.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marine Bernot, « L’impressionniste selon Ford Madox Ford »Modèles linguistiques, 75 | 2017, 105-120.

Référence électronique

Marine Bernot, « L’impressionniste selon Ford Madox Ford »Modèles linguistiques [En ligne], 75 | 2017, document 5, mis en ligne le 28 novembre 2018, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/4158 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.4158

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Auteur

Marine Bernot

Membre de l’équipe Babel EA 2649

Docteur en linguistique et stylistique anglaise, contractuelle à l’Université de Toulon

mbernot@hotmail.fr

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Droits d’auteur

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