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Texte intégral

N° 222 du 1er décembre 1975

Henri meschonnic
Le Signe et le Poème
« Le Chemin », Gallimard éd., 547 p.

1Depuis plusieurs années, depuis le Pour la Poétique, Henri Meschonnic, c’était d’abord une voix qui constituait en principe une pratique de l’écriture, une voix prophétique qui déterminait le se faisant comme systématique de l’avenir, voix polémique qui assaillait les idoles du jour et des salons — dont pas mal se sont déjà dégonflées. Un trajet solitaire, une pensée remarquablement originale : poète, il travaille le langage ; interprète, traducteur de la Bible, il décentre les grands problèmes de la linguistique occidentale, rendus plus critiques par l’extension considérable de cette discipline. Le Signe et le Poème, aujourd’hui, c’est un immense effort pour définir la place de l’analyse du signe dans la créativité de l’Occident.

2La linguistique comme science est un effort empirique qui se délimite un domaine et des règles du jeu ; des marges donc et un prix à payer. Ce qu’on appelle aujourd’hui la crise de la linguistique n’est que l’envers de ses succès. À quoi a toujours été sensible Chomsky : encore dans sa dernière conférence, si importante, à Vincennes, au début d’octobre, Chomsky définissait le dispositif logique où il inscrivait le renouvellement de l’articulation syntaxique et explicitement le parallélisait au biologique, court-circuitant avec insolence la place du sujet énonçant. Comme le dit Meschonnic, cette crise de la raison est bien une crise du sujet.

3Débat provocateur. Mais on ne voit pas comment on pourrait faire autrement si on veut prendre en compte ce qu’on prétend une révolution. Meschonnic cite Deleuze qui renouvelle Bachelard : « Qu’est-ce qu’une pensée qui ne fait de mal à personne, ni à celui qui parle ni aux autres ? ». Et l’incorpore à Empédocle : « Beaucoup de têtes poussaient sans cou ». Car le débat porte bien sur la coupure qu’exige l’empirie de la linguistique et sur sa signification. Analyse considérablement approfondie par rapport aux travaux précédents. Comme Jakobson, comme Chomsky, Meschonnic pense qu’il n’y a pas de réflexion théorique en linguistique sans histoire des théories. Et installe l’histoire comme choix décisif dans le vivre contemporain : histoire et faire s’impliquent.

4Donc le Signe et le Poème, c’est la prise au sérieux des théories sur le langage élaborées par l’Occident depuis les Grecs, mais surtout depuis 150 ans, depuis que la Grammaire générale est allée buter contre le comparatisme de Bopp et de Diez et apparemment s’exténuer dans la mort des Idéologues. Moment crucial où opère Humboldt à qui justement est consacré un long chapitre, sur le rapport du signe à la matérialité du langage et de cette matérialité au sujet. Et puis Hegel. Jusqu’à finir par Derrida qui aura presque un cinquième de cette Somme pour avoir ébranlé le jeu ancien et défini, pour les jeunes intellectuels, un discours compensatoire « où l’écriture se rêve ». Et un entre-deux : Peirce et Barthes et Paulhan et Morris et Saussure et Chomsky et Kristeva et Lacan et Heidegger, pour tenter d’établir les règles d’un jeu qui ne se connaît pas lui-même ou feint de ne pas se connaître ; que, tout empêtré dans le sacré et ses mythes, débusque, avec une extraordinaire minutie, Meschonnic.

5Encore Deleuze : « On n’écrit qu’à la pointe de son savoir, à cette pointe extrême qui sépare notre savoir et notre ignorance et qui fait passer l’un dans l’autre ». De Meschonnic une démarche à la fois critique, jusqu’à l’injustice, et reconstructrice qui marche par multiples citations brèves incluses dans un tissu prédicatif, nominal à la limite, qui se retrame constamment. Un exemple, parlant de Husserl :

La signification exacte est "l’idéal", contrastant avec la "défectuosité des déterminations temporelles et spatiales" qui tient à "notre incapacité de les déterminer autrement que par rapport à des existences individuelles déjà prédonnées…". Toutes les "fluctuations des significations" sont donc "proprement des fluctuations de l’acte de signifier" — à peu près la parole de Saussure. Au départ la linguistique structurale et la phénoménologie sont solidaires de la même sémantique, même psychologie, même sociologie. Etc.

6S’approfondit, se clarifie ainsi ce que Meschonnic, dès le Pour la Poétique, appelait une épistémologie de l’écriture — et qui avait été mal compris ; plus qu’une histoire des idées sur la science et ses méthodes, c’est une organisation des concepts en discours qui constitue une science matérialiste dans sa pratique même ; la science linguistique comme création, « poésie » au sens strict, qui définit les règles de son fonctionnement. Approfondie parce que située dans une histoire à faire : celle de l’ethnocentrisme occidental qui se ramène inflexiblement, depuis les Grecs, à son centre idéaliste, qui fait du signe la forme vide du monde et y implique l’angoisse métaphysique. Étonnant choix culturel, indéfiniment véhiculé comme tel, « bien qu’il ne s’impose pas ».

Les lacunes du marxisme

7Le signe est gardé sous sa forme de représentation soit par les instrumentalistes qui laissent le maniement « poétique » du langage comme un surplus, « grandiose » s’il le faut, et on y retrouvera réactivés, réencouragés les descendants de Saussure, le Saussure censurant ses recherches anagrammatiques (et censuré) et leurs contraires, les pragmatistes, qui, à leur achèvement, découvrent la perfection du langage, en sorte que, comme dit Paulhan, atteignant le sentiment « d’une étroite communion avec son esprit », l’écrivain a « l’étrange sentiment de parler comme s’il n’y avait pas de langage » ; soit par les hégéliens qui ne dialectisent que pour dédialectiser le signifiant. Une violente attaque contre les « lacunes » du marxisme, conjoint à la phénoménologie :

Tout ce qui est du marxisme d’une part et de la phénoménologie de l’autre, se trouve impenser le langage, coûteusement. Mais alors que Marx s’est occupé directement de l’économique et du politique, laissant ainsi dominer la métaphysique du langage, d’où ce qu’on sait, l’adoration phénoménologique, qui se prétend anti-métaphysique, est pernicieuse, car elle poétise. Sa sémiosophie, constitutivement, ne peut pas construire une théorie historique du signifiant et du poème. Elle est un art d’éluder.

8Cet impensé, c’est la place du sacré sans cesse occulté. Et qui se dévoile dans la pratique du langage, comme le montrent les phénoménologues. De Derrida :

Ce n’est pas le projet fondamental, la visée contre la métaphysique du signe, qui font difficulté dans l’œuvre de Derrida. Mais la situation de ses concepts, dans leur travail sur la science du langage et la théorie de l'écriture, leur propre pratique d’écriture, et leur effet, exemplaires dans tous les sens, imposent une réflexion.

9L’interprétation occidentale du signe est invinciblement attirée vers son mythe, comme même Derrida, celui de la confiance au langage qui découvre à l’homme le cosmique et les grandes aventures de la violence. Ici se fait l’unité de l’idéalisme, camouflé derrière les assurances de l’empirisme. Et se construit dans un drame, la mort du Juif, sacrifié dans le négatif de Hegel, sacrifié dans l’attaque par Marx du Capital, sacrifié par ceux-là même qui tentent de dédouaner Marx et Freud, mais qui ont besoin d’assassiner leur juif pour assurer leur mauvaise conscience idéaliste. Pages saisissantes de Meschonnic contre Sibony, déshistoricisant le Juif. Non « poétiser », mais entrer dans l’écriture hébraïque qui construit le sens de son avenir.

10Le point d’appui, c’est Babel, l’entreprise multiple : « Les adorateurs ne sont pas toujours les rieurs, dit Meschonnic. On s’est mis ici du côté des servantes ». Des artisans, plutôt, des constructeurs de tours, antinomiques des montreurs de tours. Le combat majeur de notre temps, c’est entre le cosmique et l’historique, entre la réduction anthropologique au mythe et l’entreprise du politique. Cette immense culture de Meschonnic, cette histoire interpellée, ces contemporains agressés, sont mis au service de la pratique de l’écriture et de son contradictoire scandaleux, la glossolalie. Ce qui exaspère Meschonnic dans le succès de Derrida, dont il sait l’importance, c’est que cette subversion de l’écriture s’amuse au-dessus d’un sacré lourd d’oppression. Il dit : la déconstruction quotidienne du langage, c’est le « caviar de la bourgeoisie ».

11Exigence de rigueur et décentrement pour un matérialisme. Travail essentiel pour les linguistes, dont ces quelques notes donnent mal l’idée : les progrès de leurs empiries appellent une hygiène qu’enseigne cette histoire critique de leur discipline. Mais surtout travail pour les politiques de cette société, invite à se déplacer vers ces propositions de vérité pragmatique dont le Juif est la marque : marque de la prédation du sacré par la violence qui lui est faite, marque des constructions possibles. Travail inséparable d’une morale passionnée.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Claude Chevalier, « Une œuvre essentielle pour les linguistes »Modèles linguistiques, 3 | 2010, 23-27.

Référence électronique

Jean-Claude Chevalier, « Une œuvre essentielle pour les linguistes »Modèles linguistiques [En ligne], 3 | 2010, mis en ligne le 14 octobre 2013, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/411 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.411

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Auteur

Jean-Claude Chevalier

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