- 1 On renvoie en particulier aux travaux de Bernard Vouilloux, qui n’a pas cessé de montrer la difficu (...)
- 2 Voir à ce propos Dubois, J. (1963).
- 3 Voir le collectif édité par Dufief, P.-J & Melison-Hirchwald, G. (2016).
- 4 Philippe, G. (2016), « Importer l’impression » : 87-130.
- 5 Vouilloux, B., « L’impressionnisme littéraire : un mythe fécond », dans Gengembre, G. & Leclerc, Y. (...)
1Notions parmi les plus floues du point de vue littéraire, l’impressionnisme littéraire ne cesse de faire parler de lui, ne fût-ce que parmi ses détracteurs1 ou, encore, ses nombreux avatars, qui vont de l’ « instantanéisme littéraire » de Jean Dubois2 – notion qui n’a rien perdu de son intérêt – à la catégorie, peut-être encore plus imprécise, d’ « écriture artiste » à laquelle a été consacré un collectif en 20163. Dans son essai French Style. L’accent français de la prose anglaise, Gilles Philippe consacre tout un chapitre à la façon par laquelle les Anglais ont « importé » le phénoménisme typique d’une certaine prose française (de Flaubert à Zola), même si à travers l’atténuation de certains phénomènes – le style nominal, par exemple – qui ne pouvaient qu’apparaître comme trop étranges (voire trop étrangers) en langue anglaise4. Le « mythe fécond »5 de l’impressionnisme littéraire ne cesse donc de nourrir la réflexion des critiques, et bien au-delà de la tradition française, où cette notion a déjà fait couler beaucoup d’encre.
2L’un des points de force des deux journées d’études des 17 et 18 novembre 2016 à l’Université de Toulon a été, sans aucun doute, la présence de chercheurs s’inscrivant dans des traditions critiques différentes (française, anglaise, hispanique, italienne) : en effet, chacun a su faire réagir cette notion au sein d’une perspective critique déterminée, et cela est évident dans la palette de contributions ici ressemblées, insistant chacune sur un ou plusieurs sens possibles de la notion d’impressionnisme.
- 6 Saunders, M. 2004 : 427.
3Toujours du point de vue des préalables théoriques, Max Saunders dans ses travaux sur Ford Madox Ford a mis en évidence le fait que pour l’auteur de The Good Soldier les notions de « Modernism » et d’ « Impressionnism » sont à peu près superposables, et il a remarqué justement que si « the vagueness that “Impressionnism” can connote seems integral to its signification as a critical term, […] this definitional problem is compounded by an historical one [because] again, in Art History the chronology is much clearer »6.
- 7 Cette définition a été donnée par Marine Bernot, qui dans sa thèse Ford Madox Ford (1873-1933) en q (...)
4L’hésitation définitoire se reflète aussi dans le laps de temps que recouvrent les auteurs analysés ici, et qui est nécessairement ample : grosso modo, on va de l’une des premières tentatives de roman d’Octave Mirbeau (Dans le ciel fut publié en feuilleton en 1892 et l’année suivante) à l’impressionnisme de Ford (son essai On Impressionnism date de 1914 mais ce type d’écriture qualifie largement ses « chroniques » et « vagabondages »7 des années 1930), des œuvres de l’espagnol Gabriel Miró qui recouvrent les années 1905-1920 à l’impressionnisme musical du poète et prix Nobel Eugenio Montale, dont le recueil Ossi di seppia fut publié en 1925.
- 8 « Yet Ford also presented literary impressionism as a much broader movement, stretching from Flaube (...)
5Afin de donner un premier jalon à l’intérieur de cette question épineuse, ce n’est pas un hasard si l’on a d’abord évoqué la définition fordienne, toute personnelle, du courant « impressionniste » : l’écrivain anglais a en effet tendance à le présenter comme un mouvement beaucoup plus vaste que ce que l’on pourrait croire, en partant de l’attention de Gustave Flaubert pour le rendu perceptif jusqu’aux solutions inédites (autrement dit, modernistes) d’un James Joyce ou d’un Ezra Pound8. Il nous semble que les contributions réunies dans le présent volume partagent la position fordienne, d’autant plus que la variété des littératures nationales ici représentées, relevant de l’apparition d’un même phénomène avec des caractéristiques propres à chaque code et à chaque culture, demandait une étiquette nécessairement vaste. Et néanmoins, c’est celle-ci qu’on voudrait démanteler en faveur d’une notion critique plus précise : le phénoménisme.
- 9 Bally, Ch. (2007) : 317.
- 10 Voir ici-même en Annexe la contribution d’André Joly, « De la parole antérieure à l’écriture, de l’ (...)
- 11 Voir Gaillard, F. (1997) : 330-331.
6En fait, le deuxième aspect qui constitue une tendance partagée par presque tous les contributeurs, c’est le fait d’avoir réfléchi, du moins initialement, sur l’étymon du terme « impressionniste », comme le proposait déjà Charles Bally : la préférence psychologique de l’esprit, en ce qui concerne la perception des phénomènes et dans leur rendu par le langage, à rester « attaché […] à l’impression première »9. C’est un regard nu, rapproché, myope si l’on veut : dans la chaîne des causations en termes de dicibilité, cela correspondrait à une fidélité majeure à « l’univers percevable des choses »10. Dans un article portant sur le pastiche du Journal des Goncourt que Marcel Proust a inséré dans Le Temps retrouvé, Françoise Gaillard montre à quel point les fondements, éminemment matérialistes du point de vue philosophique, de l’« écriture artiste » des Goncourt gagneraient à être redéfinis à partir d’une notion moins ambiguë que celle de l’impressionnisme littéraire : le phénoménisme11. Ce type d’écriture serait alors l’équivalent littéraire d’une phénoménologie de la perception.
- 12 Vouilloux, B. « L’impressionnisme littéraire : un mythe fécond », dans Gengembre, G. & Leclerc, Y. (...)
- 13 Cité par Pierre Michel dans son introduction à Dans le ciel (Mirbeau, 2003 : 5).
7Or, c’est tout le rapport entre le sujet sensible, si l’on veut « impressionnable », et la traduction langagière de son appréhension du réel auquel renvoie la notion du « phénoménisme », ceci permettant ainsi d’insister sur la discordance, sur l’imperfection, voire sur la fracture ou sur le hiatus entre la conceptualisation (le dicible) et l’univers, plutôt que sur les éléments d’harmonieuse contiguïté et continuité. Le « phénocentrisme », comme on l’a aussi joliment défini (Pouzet-Duzer, 2013, p. 202) est peut-être la caractéristique de l’impressionnisme littéraire qui gagnerait à être mieux connue, afin de sortir de l’impasse d’une étiquette trop ambivalente. Chez les écrivains phénoménistes, en effet, « la ligne d’écriture laisse se détacher le punctum sensoriel, les grands rythmes romanesques se fragmentent, le lien, ou le liant narratif ou discursif semble se dissoudre dans la pulvérulence des “notations”, un mot que le langage critique de l’époque associe souvent aux « impressions » [de] la jeune école de peinture »12. Voilà d’où vient l’équivoque issue de notre appellation. Emblématique à cet égard pourrait être aussi une confidence qu’Octave Mirbeau fait à Claude Monet en 1891 : « je suis dégoûté, de plus en plus, de l’infériorité des romans, comme manière d’expression »13. Impressionnisme et crise du romanesque, voire, plus en général, de toute expression langagière liée à ce qu’on peut percevoir – et par conséquent conceptualiser, connaître et dire – de ce monde : voilà ce qui apparaît comme l’un des fondements des articles qui suivent.
- 14 Marcel Schwob, cité par Pouzet-Durer, V. (2013 185-186).
8Avant de passer à la présentation plus détaillée de chaque contribution, nous saurons gré à Virginie Pouzet-Duzer d’avoir retrouvé la définition très précise, et rarement citée en effet, que Marcel Schwob donne de l’impressionnisme littéraire. Pour l’auteur de Cœur double, le réalisme proprement dit, « celui qui n’a pas de prétentions scientifiques, qui ne recherche pas le lien de causes efficientes » est bien ce qu’on préfère nommer phénoménisme : « il s’agira d’imiter la nature dans les formes que nous saisissons en elle. Les œuvres naturelles ont une composition, une organisation ; sans chercher à décomposer cette organisation dans ses parties déterminantes, on essaiera de la reproduire artificiellement. […] L’art de composer les impressions remplace les causes finales qui imposent des formes aux parties de la nature »14. Le phénoménisme littéraire est bel et bien un artifice qui tente de mimer une (prétendue) fidélité au réel, surtout au flux vital qui le parcourt incessamment : le terme impressionnisme, s’il définit un mouvement pictural bien connu, ne peut alors que d’une façon imaginée, ou métaphorique, s’appliquer à l’écriture littéraire : voilà pourquoi il serait préférable de l’éviter, les raccourcis analogiques cachant souvent des pièges même pour des critiques renommés.
L’ordre des contributions suit grosso modo l’ordre chronologique des ouvrages ou des auteurs qui y sont présentés.
9Le premier des écrivains évoqués est le français Octave Mirbeau (1848-1917), dont on fête en cette année 2017 le centenaire de la mort. Véritable révolutionnaire de la prose romanesque entre les deux siècles, Octave Mirbeau a su mettre en question non seulement la morale bourgeoise de son temps, mais il est aussi arrivé à marquer un tournant décisif dans la crise du roman, à travers le bouleversement des structures et des choix stylistiques du genre. Si la forme romanesque lui apparaît désormais largement insuffisante, dans le but d’exprimer la complexité de son tempérament artiste, qu’en est-il de ses choix linguistiques et stylistiques ? Ami de Claude Monet, découvreur du génie de Van Gogh, Mirbeau a bien connu les différentes incarnations de l’écriture artiste et du style décadent. Dans son article, intitulé « Octave Mirbeau, Dans le ciel : de l’imperfection de l’écriture impressionniste », Davide Vago se penche sur un roman qui parut en feuilleton en 1892-1893 et ne fut jamais réuni en volume par son auteur. Formé par trois récits emboîtés l’un dans l’autre, Dans le ciel insiste sur la primauté des sensations du sujet : c’est le triomphe de la perception personnelle tendue jusqu’à ses limites. D’autant plus que les deux protagonistes sont l’un, un écrivain raté (Georges, alter-ego de l’auteur), l’autre un peintre, Lucien, dont la destinée ressemble beaucoup à celle de Van Gogh. Et néanmoins, dans un récit où la subjectivité l’emporte largement sur le reste, les stylèmes du phénoménisme sont introduits afin de montrer toute leur carence. Mirbeau semble continuellement suggérer au lecteur toute leur insuffisance à exprimer l’énorme (ex-norma) élan vital qui anime tout artiste, peintre ou écrivain peu importe, dans sa relation au réel. L’écriture des impressions devient alors représentative de l’insuccès, dans ce roman exemplaire qui anticipe quelques tendances du psycho-récit cher à D. Cohn15.
- 16 Philippe, G. (2016), p. 88. Sur l’écriture impressonniste chez Zola, je renvoie en particulier aux (...)
- 17 Philippe, G. (2016) : 109.
10Le nom de Georges Moore (1852-1933), dont on reconnaît enfin le rôle fondamental qu’il a su jouer en tant que « passeur » de formes entre la France et le monde anglophone, a été souvent rattaché à Zola, à tel point que Gilles Philippe reprend l’étiquette du romancier « zolaesque »16 qu’on lui a souvent associé. Rétablir la filiation impressionniste du romancier irlandais, comme l’a préconisé Philippe dans son essai, est aussi l’objectif de la contribution de Dairine O’Kelly. Dans l’article intitulé « Georges Moore, confessions et rêveries réminiscentes » on esquisse ce parallèle : on résume d’abord son rôle capital dans la diffusion des idées impressionnistes, en s’appuyant en particulier sur les souvenirs recueillis dans Confessions of a Young Man (1886, sa traduction française datant de 1888). Dairine O’Kelly se concentre par la suite sur l’analyse de deux longs extraits de Hail and Farewell, son chef-d’œuvre de mémorialiste, qui parut en trois volumes (1911-1914). Tandis qu’une certaine influence des peintres impressionnistes (en particulier Manet, Monet et Degas) sur l’esthétique de Moore est désormais acquise, l’article se concentre sur son « sens d’intention » qui, loin d’être un simple reflet du naturalisme à la Zola, mine plutôt la progression logique du récit. En particulier, Moore opte pour l’abandon de la linéarité du temps, au bénéfice d’une représentation spatialisée ou d’une configuration par association d’idées. Son « pointillisme »17 se rattacherait plutôt du « nynégocentrisme naturel du langage » (selon la célèbre formule de Damourette et Pichon), à savoir la triade moi-ici-maintenant de la conscience vive, qui est à même de substituer à la réalité de la continuité chimérique du temps, l’illusion de la continuité permanente de l’espace.
11Le nom de Marcel Proust (1871-1922) a souvent été, à tort ou à raison, associé à l’impressionnisme. Dans sa contribution, Geneviève Henrot revient sur la question afin de montrer les analogies, mais surtout les différences ou les évolutions, entre l’écriture de Du côté de chez Swann et l’écriture de l’instantané. Chez l’auteur de la Recherche, en fait, la pratique des stylèmes du phénoménisme est au service d’une poétique bien identifiable, basée sur l’unité à posteriori (le « fondu ») d’éléments qui ne relèvent qu’apparemment de la dispersion du style artiste. Dans « De l'impression à l'expression : stylèmes du suspens(e) chez Proust », on revient sur les quatre modalités que Proust a pratiqué afin de transformer l’impression en « expression » : l’impressionnisme scriptural chez Proust – autrement dit, la présence des configurations « artistes » dans l’unité phrastique – se caractérise en effet par les effets de zoom, les tournures en boucle qui balancent une apparente accumulation digressive, ou par la présence d’éléments retardants qui font décaler sur la droite l’apport rhématique de la phrase. En ce qui concerne l’actance, l’importance accordée à la sensation va de pair avec l’effacement du sujet lyrique, qui n’est que le bénéficiaire souvent passif des sensations. À cela Geneviève Henrot a ajouté une analyse fine de ce qu’elle appelle l’ « impressionnisme structural », à savoir la place que l’auteur de la Recherche accorde à toute « posture d’accueil phénoménologique et geste d’appropriation du monde » : au niveau interphrastique, en effet, c’est le fragmentisme du temps et de l’espace qui se traduit chez Proust dans l’importance dont jouit toute forme d’aspectualisation. Par la suite, l’article examine les artifices syntaxiques aptes à véhiculer l’impression avant l’acte de saisie ou de compréhension intellectuelle des mêmes : c’est ce qu’on appelle à juste titre l'impressionnisme cognitif de Proust, autrement dit le passage de l’impression à son expression. La quatrième (et dernière) évolution correspond à l’entente profonde qui existe entre le phénoménisme proustien et la mémoire, que Henrot examine à travers le plus célèbre (et énorme) écart entre sensation et réminiscence de la littérature contemporaine : l’épisode de la madeleine. Ici l’écriture du suspens trouve finalement son fondement esthétique et poétique.
12Dans « L’impressionnisme fordien : entre tradition et innovation », Marine Bernot démontre les relations étroites qui existent entre Ford Madox Ford (1873-1939) et l’impressionnisme. Il faut quand même préciser que l’essai de Ford, On impressionnism est étonnamment en retard : sa publication date de 1914. Mais, comme nous l’avons dit plus haut, chez Ford la chronologie impressionniste a tendance à se superposer aux inventions du modernisme. C’est ce que Marine Bernot démontre dans sa contribution : si le nom du romancier est rarement associé au mouvement, en réalité l’esthétique impressionnisme se greffe, d’une façon inédite, sur d’autres influences littéraires et artistiques, comme la sensibilité et l’imagerie romantique des préraphaélites, la rigueur et l’économie lexicale d’un Flaubert et d’un Maupassant, au flux de conscience de James, également expérimenté par Conrad. Il faut en fait rappeler que Ford et Conrad collaborèrent d’une façon étroite pour la rédaction de The Inheritors (1901) et Romance (1903). L’impressionnisme fordien est donc l’un des éléments d’une personnalité complexe, en réalité encore très peu connue dans son intégralité : son père était un critique musical d’origine allemande (Francis Hueffer). Ford changea son nom, de Ford Madox Hueffer à Ford Madox Ford en 1919, en souvenir de son grand-père, le peintre préraphaélite Ford Madox Brown. L’esthétique impressionniste se trouve alors au creuset de plusieurs tendances, et Ford est à même d’en reprendre certaines caractéristiques afin de faire éclater la chronologie narrative de ses romans. On arrive ainsi à la mouvance moderniste du début du xxe siècle, à laquelle le nom de Ford doit désormais être rattaché sans hésitation.
- 18 Voir son « Souvenir de Gabriel Miró » (La Nouvelle Revue Française, 1 mars 1957 : 575-5756).
13C’est à la porosité existant entre peinture et écriture que se rattache la contribution de Marie-Stéphane Bourjac, qui, sous le signe de la lumière « impressionniste », propose un parallèle entre l’œuvre picturale de Joaquín Sorolla (1863-1923) et quelques romans de Gabriel Miró (1879-1930). La comparaison est possible tout d’abord pour une raison chronologique : les deux artistes atteignirent en fait leur maturité à la même époque, entre 1905 et 1910. Dans l’article intitulé « Entre écriture et peinture impressionnistes : Joaquín Sorolla et Gabriel Miró », Marie-Stéphane Bourjac retrace premièrement la commune appartenance au Levantin espagnol et leur préférence pour une palette chromatique vive et imprégnée de la lumière aveuglante de la Méditerranée ; de même, ils sont tous les deux débiteurs de l’impressionnisme musical de Debussy tout comme de la peinture des « macchiaioli » italiens. Dans la contribution, on s’arrête sur les portraits de jeunes femmes et d’enfants à la plage de Sorolla, qui dans ses tableaux insiste sur les mouvements saisis sur le vif et sur les teintes claires : ses sujets sont ainsi associés aux procédés stylistiques de l’écrivain Miró. C’est en particulier le soleil et son odeur (« olor a sol ») qui envahit les pages du romancier, tout comme les références aux jeux de lumière et de soleil. La lumière éclatante ne cache pas, toutefois, la réalité amère des tensions sociales ou de la pauvreté : même sa recherche lexicale du mot désuet, antique ou régional donne à ses pages une couleur unique. Si le sort de deux artistes sera très différent (succès international pour Sorolla, avec une brillante carrière aux États-Unis, demi échec pour Miró, mélancoliquement intransigeant dans sa quête), il faut souligner que Valery Larbaud ne sera pas insensible à l’atmosphère inédite de l’écrivain espagnol : ce sera lui, en effet, qui traduira un bref texte de Miró, une partie de El Humo dormido, sous le titre La semaine sainte (1925) et qui lui consacrera un souvenir dans la NRF18.
14C’est par l’intermédiaire de la musique que l’étiquette d’impressionniste peut être relayée, même si d’une façon imprécise, aux premiers essais poétiques du poète italien Eugenio Montale (1896-1981 ; prix Nobel de littérature en 1975). La notion d’« impressionnisme musical » a été souvent associée au nom de Claude Debussy : Vladimir Jankélévitch en parle dans un essai devenu célèbre, en mettant en évidence les rapports entre Symbolisme, peinture impressionniste et les choix inédits de Debussy (Jankélévich 1961). C’est Ruth Moser qui en a traité diffusément dans son essai : pour expliquer la révolution opérée par Debussy qui remplaça la gamme diatonique avec celle par tons (ou gamme chromatique), elle insiste sur le fait que le musicien « est avant tout captivé par la sensation qu’il cherche passionnément à traduire par sa musique. Ce sera une traduction “musicale” et non pas programmatique, une métamorphose de la sensation en valeurs musicales »19 qu’il recherche passionnément. C’est à ce type de sonorité chargée de sensation, à ces colorations inédites que le jeune Montale est sensible au début de sa carrière de poète. Giulia Grata retrace les premières tentatives poétiques du poète génois, qui voudrait traduire en vers les vagues montantes et descendantes des timbres de Debussy. Dans l’article « De l’inspiration musicale au tableau impressionniste : la fin du symbolisme dans le recueil Ossi di seppia d’Eugenio Montale », elle explique comment cette inspiration musicale est progressivement abandonnée par le poète, au bénéfice d’une poésie plus narrative et plus logique : les quelques tableaux impressionnistes qui résistent dans le recueil Ossi di seppia sont alors des « sortes d’Eldoradi », relégués à une plénitude appartenant à l’adolescence et désormais perdue.
15Afin de boucler la boucle, le numéro se clôt sur la traduction française de l'essai incontournable « De l'impressionnisme littéraire de Max Saunders.
16Si la plupart des articles ici regroupés concernent des œuvres en prose (Mirbeau, Moore, Miró, Proust, Ford) et, pour être plus précis, surtout des œuvres romanesques, la contribution de Giulia Grata sur l’impressionnisme musical chez Montale ouvre une piste importante pour des recherches futures, à savoir la relation entre phénoménisme et poésie. Il s’agit un effet d’un domaine que les critiques ont très rarement abordé, ayant le plus souvent privilégié le roman pour des raisons évidentes. Tandis que le nom de Paul Verlaine a été déjà rattaché, à cause probablement de son « insaisissabilité » stylistique (Pouzet-Duzer, V. 2013, p. 231), à l’impressionnisme pictural, que peut-on dire des autres poètes qui font leur entrée en littérature à peu près à la même époque ? Le terme « impressionnisme », vraisemblablement, serait encore une fois un raccourci pour simplifier « les échos complexes entre peinture et poésie » (Pouzet-Duzer, V. 2013, p. 240). Néanmoins, afin de mieux saisir les limites de cette étiquette, il serait intéressant d’envisager une recherche au niveau de la poésie européenne de cette époque, notamment à l’aune de l’impressionnisme musical qui pourrait fournir le trait d’union nécessaire pour une enquête aux résonances transnationales.
- 20 Voir Cigada, S. (1995). Sur la question, une journée d’études à l’Université de Lausanne, intitulée (...)
17Une deuxième piste pourrait être envisagée si l’on considère le rôle des traducteurs et des traductions dans la diffusion du phénoménisme, voire, en général, de l’esthétique impressionniste. Nous prenons comme modèle, encore une fois, le livre de Gilles Philippe cité au début de cette introduction, où il est question des rapports entre la prose anglaise et l’écriture artiste française. Il faudrait en effet élargir ce type d’investigation à d’autres littératures (Italie, Espagne, etc.), en envisageant ainsi un comparatisme qui passe par les stylèmes et s’appuie sur le rôle incontournable de la traduction. Sergio Cigada le préconisait dans un article de 1995 consacré aux modalités de transmission des structures littéraires entre des langues différentes20.
18Enfin, relire la littérature contemporaine à partir du phénoménisme signifie accorder une place importante aux positions phénoménologiques d’un Heidegger ou d’un Merleau-Ponty et à leur application en littérature. On sait à quel point la lecture de Proust a profité de cette démarche, mais il y a évidemment d’autres écrivains, même très proches de nous, qui seraient susceptibles de cette lecture.
19Ce seront autant de sujets pour d’autres rencontres scientifiques autour de la question.