Rhétorique et littérature
Texte intégral
- 1 Voir la mise au point de L. Pernot, La Rhétorique dans l’Antiquité, Paris, 2000, p. 39-40.
- 2 Cf. Diodore de Sicile, XII, 53, 2-5.
1Le terme « rhétorique » provient directement du grec rhêtorikê qui signifie « art du discours » ou « art de la parole ». Le mot semble attesté pour la première fois vers 390, chez Alcidamas, dans son discours Sur les auteurs de discours écrits ou Sur les sophistes, et chez Platon, dans le Gorgias, ce qui ne signifie pas pour autant que ces deux auteurs l’ont inventé. Il devait en effet exister déjà auparavant, tout en étant réservé à un emploi technique, comme le suggère le suffixe « ikê »1. La spécificité du terme, ajoutée au naufrage d’une grande partie de la littérature grecque, explique la distribution de ses occurrences. Quoi qu’il en soit, le dialogue de Platon où le mot apparaît met en scène un personnage historique dont nous savons qu’il vint à Athènes en 427 av. J.-C. Originaire de Léontinoi en Sicile, Gorgias avait en effet été envoyé en ambassade par ses concitoyens pour demander une aide militaire à Athènes contre les attaques de Syracuse qui menaçait Léontinoi et d’autres cités. Conduit devant l’assemblée, Gorgias prononça un discours remarquable, caractérisé par des figures de style qu’on n’avait jamais entendues avant lui, au point que les Athéniens, stupéfaits et charmés, accordèrent les secours demandés2.
2L’étymologie du nom « rhétorique » et l’anecdote relative à Gorgias indiquent déjà le rôle crucial que les Grecs ont joué dans le domaine concerné. L’Antiquité grecque n’est sûrement pas l’inventrice de l’art de parler, et d’autres civilisations pourraient revendiquer ce titre, mais pour nous Occidentaux il est indéniable que ce sont les Grecs qui ont introduit la notion pour en faire un élément-clé de notre culture. En même temps, en réfléchissant à l’art du discours et en le théorisant, les Anciens nous ont aussi inculqué la suspicion à l’égard de la parole. Encore aujourd’hui, la« rhétorique » est souvent associée au vide, à la malhonnêteté ou à l’emphase. Une telle conception est héritée en particulier de Platon qui, très souvent dans son œuvre, a critiqué la rhétorique pour les dangers qu’elle implique. Dans cette perspective le texte le plus important est précisément le Gorgias, qui constitue une attaque féroce contre la rhétorique assimilée à un art de la manipulation.
- 3 La présentation qui suit se fonde essentiellement sur Pernot, op. cit. n. 1, mais aussi sur G. Kenn (...)
3Il vaut la peine de dépasser ces préjugés, pour expliquer ce qu’est la rhétorique et pour comprendre ce qu’elle apporte aux études littéraires en général en tant qu’outil interprétatif. Dans la première partie de cette étude, nous rappellerons brièvement ce que représente la rhétorique dans l’Antiquité3 ; dans la seconde, seront présentés, à titre d’exemples, deux textes littéraires modernes, dont la lecture atteste la rémanence des stratégies rhétoriques.
4Pour comprendre ce qu’est la rhétorique, il est utile d’en rappeler les définitions fournies par les Anciens. Sur ce sujet, un des exposés les plus complets se trouve chez Quintilien qui, au chapitre 15 du livre II de l’Institution oratoire, présente un panorama des définitions possibles.
5La rhétorique peut être définie d’abord comme une ars ; d’autres y ont vu une pratique (usus) ou une vertu (uirtus). Il faut être attentif au mot « art » qui désigne, dans l’Antiquité, moins la création artistique qu’une méthode avec des règles destinées à la pratique d’un savoir-faire ou d’un métier. Ainsi, par exemple, pour désigner un traité, qui fait le point sur l’ensemble des procédés rhétoriques, on parle d’ars ou de tekhnê.
6Plus précisément la rhétorique est aussi la scientia bene dicendi, c’est-à- dire la science de bien parler, mais aussi de dire le bien. Le terme « scientia » mérite l’attention, car il implique un système de connaissances rationnelles dont la rhétorique est un possible objet parmi d’autres. Le mot « dicendi » est également important car il suggère que l’art en question peut concerner tout type de discours. Quant à l’adverbe « bene », il est d’une polysémie remarquable : il évoque la correction de la langue, l’esthétique des mots, la valeur morale et l’efficace du discours.
- 4 453 a 2.
7Une troisième définition, plus répandue, fait de la rhétorique la uis persuadendi, c’est-à-dire le pouvoir de persuader, et reprend l’expression fameuse du Gorgias : peithous dêmiourgos (« ouvrière » ou « productrice de persuasion »)4. La rhétorique est ainsi l’art de composer des discours qui emportent la conviction du public. En ce sens, la rhétorique implique un problème moral, parce que l’orateur peut persuader du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, et parce que la rhétorique peut devenir une arme utilisée indifféremment pour le bien et pour le mal.
8Ces définitions restent relativement indéterminées dans la mesure où elles ne spécifient ni un genre littéraire ni un domaine précis. Mais elles font comprendre que la rhétorique est la pratique et la théorie de l’art du discours : « rhétorique », dans le sens plein du terme, implique une technique et une application, et c’est ainsi qu’elle vise à comprendre et à produire de façon contrôlée la persuasion. Il apparaît en outre que la rhétorique a son importance dans la vie publique et qu’elle a partie liée avec la beauté, le goût et la morale. Enfin la rhétorique est une technique efficace qui provoque l’adhésion d’un public. En tant que méthode et savoir-faire, elle suppose des recettes et des trucs, mais aussi une réflexion sur le rôle et sur le fonctionnement de la parole. C’est pourquoi la « rhétorique » concerne aussi bien un discours antique qu’un discours moderne (un discours électoral par exemple).
9Du point de vue de la persuasion, il faut rappeler que la rhétorique recourt principalement à deux types de moyens pour parvenir à ses fins : les moyens affectifs et les moyens rationnels.
10Les moyens affectifs consistent à jouer avec les affects, à créer des émotions en parlant. Ces émotions sont celles qu’on appelle « passions » au XVIIe siècle, par exemple : la colère, la joie, la compassion, etc. Il s’agit d’exciter l’indignation contre celui qu’on accuse au tribunal ou, au contraire, de susciter la pitié envers celui qu’on défend. Dans ce contexte, la rhétorique joue sur la corde sensible et c’est là une fonction que la littérature reprend à son compte. Ce qui est en jeu, c’est le pathos, c’est-à- dire les émotions provoquées dans le public. Mais l’orateur, et en général celui qui tâche d’être persuasif, veut aussi susciter des réactions émotives à l’égard de lui-même. C’est pourquoi l’orateur peut mettre en valeur son expérience, son âge, ses qualités, etc., pour donner de lui-même une image qui suscite la sympathie de l’auditoire (et donc la persuasion). Ici nous parlons de ce que les Anciens appellent l’êthos.
11Les moyens rationnels sont des moyens logiques, tels que les raisonnements, les arguments auxquels recourt l’orateur pour construire son discours. Dans le cas d’un procès, par exemple, ces arguments peuvent être objectifs ou plus complexes. Parmi les arguments objectifs, l’accusateur peut se référer au texte d’une loi, à un témoin, à un contrat, à des aveux obtenus par la torture et à des serments. Quant aux arguments complexes, ils varient selon la situation envisagée. Par exemple, pour défendre Pâris, qui a provoqué la guerre de Troie en enlevant Hélène, on pourra dire que le fils de Priam est une personne respectable puisqu’il a été choisi comme juge par les trois déesses Héra, Athéna et Aphrodite (dans ce cas on parle d’enthymème fondé sur le topos du jugement antérieur). Autre exemple : pour défendre Socrate accusé d’impiété, on dira que le philosophe est accusé d’impiété mais que ce grief ne se vérifie pas si l’on entre dans les détails, puisqu’on serait bien en peine de dire quel sanctuaire il a profané ou quels dieux reconnus par la cité il n’a pas honorés (on parle ici d’enthymème fondé sur le topos des parties ou du détail). Il n’est pas question ici de citer beaucoup d’exemples, mais on aura déjà compris que l’argumentation peut être un exercice subtil et complexe, proche du sophisme (par exemple : tous les chats sont mortels ; or Socrate est mortel ; donc Socrate est un chat !).
12Pour comprendre — au moins schématiquement — ce qu’est précisément la rhétorique, il est possible de distinguer cinq niveaux principaux : 1) la pratique ; 2) l’enseignement ; 3) la recherche théorique ; 4) la réflexion philosophique sur la rhétorique ; 5) la présence de la rhétorique dans la littérature.
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Le premier niveau est celui de la pratique oratoire, de l’éloquence, c’est-à-dire des orateurs. Il faut souligner d’emblée l’importance de la parole vivante dans les sociétés antiques. Tout le fonctionnement social est fondé sur la parole, que ce soit au tribunal, dans les assemblées ou lors des cérémonies. Cette importance se vérifie depuis l’épopée homérique jusqu’à l’Empire romain, sans parler de nos sociétés modernes : il suffit de penser aux exercices rhétoriques que constituent l’interview d’un candidat à une élection ou l’annonce de la formation d’un nouveau gouvernement sur un des perrons de l’Élysée. En ce sens il convient de distinguer les principales situations rhétoriques dans lesquelles les orateurs antiques prennent la parole — situations que nous retrouvons aux époques postérieures. Ces types de situation, qui peuvent impliquer une mise par écrit et une révision littéraire des propos prononcés, sont au nombre de trois et concernent la vie publique.
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Le premier type de situation est constitué des assemblées, comme l’ekklêsia, la boulê et le sénat, où des discours sont prononcés avant que des décisions soient prises. Dans ce contexte, l’orateur a pour fonction de conseiller ou de dissuader, et l’on parle de discours délibératifs, parce que l’assemblée délibère avant de voter, avant de prendre une décision. À cette première catégorie appartiennent aussi d’autres types de prises de parole, par exemple le discours d’ambassade, la harangue militaire ou le sermon.
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Le deuxième type de situation concerne les séances au tribunal.
Dans ce cas il y a un jury qui écoute un accusé et un accusateur. Il ne s’agit plus ici de délibérer, mais d’accuser un adversaire et de se défendre. Beaucoup d’exemples antiques nous ont été transmis (Démosthène, Eschine, Cicéron, etc.), et le schéma judiciaire se retrouve dans la littérature plus récente (je pense à certaines fables de La Fontaine ou au pamphlet « J’accuse » écrit par Émile Zola). -
Le troisième type de situation rhétorique prend forme dans les assemblées civiles qui donnent lieu à la prononciation de discours de cérémonie. Plusieurs cas sont à distinguer : l’éloge d’une cité ou d’un monument, l’éloge d’un contemporain (par exemple pour son anniversaire), l’éloge d’un mort ou de plusieurs défunts (on se souvient qu’Athènes organisait des funérailles publiques en l’honneur des morts au combat et qu’à cette occasion la boulê, c’est-à-dire le Conseil, désignait un orateur pour louer les braves avec un discours appelé epitaphios logos, c’est-à-dire « oraison funèbre », comme les oraisons composées par Bossuet). Mais d’autres circonstances se prêtent à la récitation de discours de ce type : par exemple quand un gouverneur arrive dans une cité, un orateur officiel est dépêché pour l’accueillir avec un discours de bienvenue qui fait son éloge ; ou bien, lors d’une fête religieuse (panégyrie), on célèbre le dieu en l’honneur duquel les festivités sont organisées. Dans des cas de ce genre on parle d’éloges, de discours épidictiques. À cette troisième catégorie appartiennent aussi des discours inclassables qui ne sont pas forcément liés à une réalité institutionnelle, par exemple les éloges d’Hélène composés par Gorgias et Isocrate, ou l’Éloge de la mouche de Lucien.
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Après la pratique oratoire, il faut évoquer la pédagogie. En effet, l’éloquence est sous-tendue par l’enseignement rhétorique, dont les origines remontent au moins à l’époque classique. À ce propos, on se souvient de la parodie qu’en fait Aristophane dans les Nuées, mais l’on peut aussi penser au discours que Phénix tient à Achille dans l’Iliade (IX, 442-443), quand il rappelle au jeune héros pourquoi le père de ce dernier lui a confié l’éducation de son fils : il devait lui apprendre à être « un bon diseur d’avis » et « un bon faiseur d’exploits ». Ce précédent nous fait comprendre que, déjà dans le monde héroïque, éduquer un enfant signifie lui enseigner à parler. L’idée s’avère donc très ancienne et un tel enseignement a connu un essor extraordinaire, avec la constitution d’un cursus scolaire qui s’est développé, qui a été harmonisé dans tout le bassin méditerranéen et qui a été adopté (et adapté) dans certains cas jusqu’au XIXe siècle. Sans qu’il soit question ici de traiter de l’éducation dans l’Antiquité, je voudrais simplement rappeler les étapes principales du cursus : après les leçons du grammatistês (qui enseigne à lire et à compter), l’élève antique suit les cours du grammatikos (qui poursuit l’enseignement de la lecture, avec des exercices de composition écrits et oraux, comme la fable, la narration, l’éloge, etc.) ; il va ensuite chez le rhêtôr, c’est-à-dire le professeur de rhétorique, qui enseigne à faire des discours, tels que les meletai, ou déclamations, qui sont des discours fictifs et qui requièrent une importante culture historique et littéraire. À ce niveau, la rhétorique constitue le cursus de base suivi par les élites de la société grecque, puis par les cadres de l’Empire romain. Comme témoignages de cet enseignement ont été conservés quelques textes, quelques manuels, quelques recueils d’exercices corrigés, et ce qui est intéressant pour notre propos, c’est que cette pédagogie a laissé beaucoup de traces dans la littérature antique et moderne. C’est ainsi qu’on observe l’influence de la pédagogie dans la création et dans l’évolution des genres littéraires : qu’il suffise de penser à l’empreinte de la rhétorique dans la tragédie éloquente d’Euripide et aux adaptations littéraires d’exercices scolaires tels que l’éloge, la narration, la comparaison ou la prosopopée.
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Après la pratique oratoire et l’enseignement, il convient d’évoquer la recherche théorique, en tant que troisième manifestation de la rhétorique dans l’Antiquité. C’est là un aspect qui n’est pas moins important pour notre connaissance de l’éloquence. Il s’agit de toutes les œuvres théoriques qui ont été composées, par exemple la Rhétorique à Alexandre ou les traités de Cicéron. Ces traités sont des ouvrages de réflexion où sont classés les différents types de discours, de procédé, de figure, où sont examinées les notions propres à la rhétorique, comme le sublime ou la vraisemblance. Y sont aussi étudiés les parties du discours, les différents types de style et d’argumentation. Selon la tradition, le premier manuel de rhétorique aurait été composé en Sicile vers 465 av. J.-C., à l’époque de la chute des tyrans. À cette date, beaucoup de procès auraient été organisés pour permettre à ceux qui, de retour d’exil, voulaient récupérer leurs biens confisqués, dans un contexte de restauration de la démocratie dans plusieurs cités siciliennes. Selon Cicéron (Brutus, 46), qui se réfère à un ouvrage perdu d’Aristote, c’est à ce moment-là que deux hommes, Corax et Tisias, édictèrent une théorie et des préceptes rhétoriques, pour répondre aux besoins des plaideurs. Dans le monde gréco-romain, les auteurs de traités ont été très nombreux, mais beaucoup de leurs textes n’ont pas été conservés. Cependant, les ouvrages transmis permettent de se faire une idée des thèmes principalement abordés. Pour résumer, on peut dire que les rhéteurs s’attachent à l’étude de quatre sujets principaux :
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la définition des tâches qui incombent à l’orateur, c’est-à-dire l’invention (heuresis, i. e. le fait de trouver les idées à développer), la disposition (taxis, i. e. l’organisation de ces idées), l’élocution (lexis, i. e. l’expression, les mots utilisés, le style adopté), la mémoire (mnêmê, i. e. les techniques de mémorisation) et l’action (hupokrisis, i. e. les techniques d’interprétation du discours) ;
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les parties du discours ; quel que soit le discours envisagé, c’est le discours judiciaire qui sert de modèle avec ses quatre parties principales : l’exorde (prooimion), la narration (diêgêsis), l’argumentation (agôn) et la péroraison (epilogos) ;
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l’argumentation et les différents types de preuve
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les problèmes de style
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Sans qu’il soit possible ici de s’arrêter sur tous ces sujets, qu’il suffise de rappeler que les traités de rhétorique ont connu une grande fortune et que les auteurs de ces ouvrages ont formulé des règles valables aussi bien pour l’éloquence et les genres rhétoriques que pour la poésie, l’historiographie et la littérature en général.
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- 5 Cf. B. Puech, Orateurs et sophistes grecs dans les inscriptions d’époque impériale, Paris, 2002, p. (...)
Le quatrième niveau est celui de la réflexion philosophique sur l’art rhétorique. Cette réflexion a été inaugurée par Platon, qui a mis en vedette le couple antinomique rhétorique/philosophie, alors que dans la réalité les deux disciplines pouvaient être confondues et enseignées par les mêmes personnes5. À cet égard il faut souligner que les dialogues les plus importants du philosophe traitent de la rhétorique et des sophistes, par exemple : le Gorgias, le Banquet et le Phèdre. Mais de manière générale, dans toute son œuvre, Platon condamne souvent la rhétorique, même si parfois il formule l’hypothèse d’une bonne rhétorique philosophique qui serait respectueuse de la vérité. À part Platon, beaucoup de penseurs se sont intéressés à la rhétorique, tel Aristote qui a cherché à comprendre les mécanismes de la persuasion et qui a réfléchi au problème de la morale de l’orateur.
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Le cinquième élément qu’il faut avoir présent à l’esprit concerne la présence de la rhétorique dans la littérature. La rhétorique ne constitue pas seulement un genre distinct, par exemple, de l’épopée et de la poésie lyrique ou dramatique. Force est de constater que la rhétorique est présente au cœur même de ce type de textes, comme en témoignent les discours insérés dans les œuvres littéraires les plus diverses : je pense aux discours qui représentent presque la moitié des épopées homériques, aux monologues dans les tragédies, aux logoi prononcés par des personnages réels dans les ouvrages historiques dont la transcription constitue un point fondamental dans la démarche historiographique des auteurs, que les paroles citées soient avérées ou qu’elles aient pu être prononcées (ainsi que l’explique Thucydide au chapitre 22, 1 du premier livre de ses Histoires). De manière plus générale, il faut observer que les œuvres littéraires modernes comportent elles aussi bien des situations de discours. La pertinence du problème tient encore au fait que la littérature présente en elle-même une essence rhétorique ou, du moins, qu’elle peut se fonder sur une situation rhétorique héritée de l’Antiquité. Par exemple, la fable use d’arguments, recourt au procédé affectif que constitue le plaisir de l’histoire racontée et divertit le lecteur pour faire passer une morale et donner une leçon. Outre l’exemple de la fable, on peut penser à d’autres genres : le conte philosophique, la maxime et, de manière plus générale, le roman à thèse et la littérature engagée. D’une certaine façon, on pourrait dire que toute production littéraire est rhétorique en tant qu’elle veut influencer, produire un effet, persuader de ce qu’elle met en scène (voir à ce propos les discussions sur le réalisme et les réflexions de Roland Barthes sur l’« effet de réel » chez Flaubert). C’est pourquoi, incontestablement, les instruments théoriques de la rhétorique antique servent aussi à comprendre beaucoup de textes littéraires, qu’ils soient en prose ou en vers.
13Le rapide panorama qui précède est destiné à suggérer que la rhétorique représente un élément essentiel de la culture antique, mais surtout qu’elle s’est imposée comme un des fondements de la culture occidentale. C’est seulement au XIXe siècle qu’on a observé une rupture, sous l’influence conjuguée du romantisme et du positivisme. D’un côté, pour les positivistes, qui réfléchissaient en particulier aux modalités du savoir et aux conditions d’une science objective, l’idéal de transparence était incompatible avec l’art rhétorique. Opposant la rhétorique, en tant que technique de manipulation, à l’écriture neutre, qui seule consentirait un accès à la vérité, le positivisme reprit ainsi des critiques déjà formulées depuis Platon. De l’autre côté, pour les romantiques, qui exaltaient l’inspiration, le naturel et la sensibilité, l’idée d’un art, d’une technique avec de tels procédés ne pouvait être satisfaisante : avec les schémas et les principes de composition qu’elle propose, la rhétorique serait, de ce point de vue, une entrave à la liberté d’écriture qui empêcherait là aussi l’accès à la vérité. Au XIXe siècle la rhétorique fut en outre attaquée parce qu’elle était au cœur d’un système éducatif reproduisant les élites et parce qu’elle passait pour liée à l’Église et à l’Ancien Régime. Pour toutes ces raisons, à la fin du XIXe siècle, en France, l’enseignement de la rhétorique fut remplacé par l’histoire littéraire. Cette réforme eut des conséquences importantes sur la pédagogie : avant la réforme, enseigner les lettres signifiait enseigner à produire des textes et des discours, tandis qu’après, cela signifiait enseigner seulement des connaissances. Par conséquent, l’étude de la rhétorique a été longtemps considérée comme infâmante. Toutefois, à partir de la fin des années 50, sous l’influence des sciences du langage et du structuralisme, on a observé un renouveau des études rhétoriques, et aujourd’hui la rhétorique est à la mode en tant qu’instrument critique indispensable pour comprendre les formes de l’expression et les cadres de la pensée, non seulement dans les textes rhétoriques à proprement parler, mais aussi dans d’autres domaines comme la poésie, la philosophie, l’historiographie, la religion, la sociologie. Dotées d’une si grande polyvalence, les études rhétoriques démontrent que la rhétorique antique nous aide à comprendre des problèmes et des préoccupations de la modernité telles que la communication et la publicité.
14Pour illustrer la présentation théorique qui précède, seront lus deux textes qui n’appartiennent pas à la littérature rhétorique proprement dite, mais qui présentent des problèmes caractéristiques de l’art oratoire et qu’il est possible de mieux comprendre à la lumière de la tradition de la persuasion.
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Exemple 1
Lettre de Rousseau à François, comte de Lastic
- 6 La lettre est citée dans l’édition R. A. Leigh, Correspondance complète de Jean Jacques Rousseau, (...)
À Paris le 20. Xbre 1754 [lisez 1755]6
Sans avoir l’honneur, Monsieur, d’être connu de vous, j’espére qu’ayant à vous offrir des excuses et de l’argent, ma Lettre ne sauroit être mal reçue.
J’apprens que Mademoiselle de Cléry a envoyé de Blois un panier à une bonne vieille femme nommée Made Le Vasseur, et si pauvre qu’elle demeure chez moi ; que ce panier contenoit entre autres choses un Pot de vingt Livres de beurre ; que le tout est parvenu, je ne sais comment, dans vôtre cuisine ; que la bonne vieille l’ayant appris a eu la simplicité de vous envoyer sa fille, avec la lettre d’avis, vous redemander son beurre ou le prix qu’il a coûté ; et qu’après vous être moqué d’elle, selon l’usage, vous et Madame votre Épouse, vous avez pour toute réponse ordonné à vos gens de la chasser.
J’ai tâché de consoler la bonne femme affligée, en lui expliquant les régles du grand monde et de la grande éducation, je lui ai prouvé que ce ne seroit pas la peine d’avoir des Gens, s’ils ne servoient à chasser le pauvre quand il vient réclamer son bien ; et en lui montrant combien justice et humanité sont des mots roturiers, je lui ai fait comprendre à la fin qu’elle est trop honorée qu’un Comte ait mangé son beurre. Elle me charge donc, Monsieur, de vous témoigner sa reconnoissance de l’honneur que vous lui avez fait, son regret de l’importunité qu’elle vous a causée, et le desir qu’elle auroit que son beurre vous eut paru bon.
Que si par hazard il vous en a coûté quelque chose pour le port du pacquet à elle addressé, elle offre de vous le rembourser comme il est juste. Je n’attends là-dessus que vos ordres pour exécuter ses intentions, et vous supplie d’agréer les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, &c.
15Il s’agit d’une lettre, qui n’est pas restée à l’état de brouillon, qui n’est pas fictive, mais que Jean-Jacques Rousseau n’a pas envoyée à son destinataire. Le texte, daté du 20 décembre 1755, a été écrit sous l’Ancien Régime, avant la Révolution française, à une époque où le petit peuple représente l’écrasante majorité, tandis qu’une petite minorité jouit de privilèges. Cette réalité sous-tend la composition de la lettre, laquelle met en scène un homme qui, tout en étant roturier, a la maîtrise de la parole et sait comment écrire à un noble comme le comte de Lastic. N’oublions pas qu’à cette époque l’organisation rigide de la société implique que l’on ne peut s’adresser comme on veut aux aristocrates. C’est pourquoi Rousseau paraît humble quand il prétend qu’il n’a pas l’honneur d’être connu du comte (ils n’ont pas été présentés et n’appartiennent pas au même monde). Ainsi, pour se conformer aux règles en vigueur, il se présente comme quelqu’un d’obscur, bien qu’en réalité il soit déjà un auteur et un musicien fameux. On note ensuite que Rousseau fait preuve d’une grande déférence quand il précise, comme il se doit, le titre de son destinataire et quand il use de formules de politesse. Ces détails sont les signes normaux et nécessaires d’un assujettissement de rigueur dans la société de l’époque. Rousseau parle ainsi en inférieur. On peut certes déjà voir l’ironie poindre dans cette attitude, mais en même temps Rousseau n’a pas le choix : ce sont-là des conventions auxquelles il doit se plier. Du point de vue strictement rhétorique, l’auteur donne de lui-même l’image d’un homme respectueux des formes, des convenances, ainsi que de la supériorité du comte. Cette image est ce que les Anciens appellent l’êthos.
16S’agissant des circonstances et de l’objet de la lettre, le texte se présente apparemment comme une lettre d’excuse qui se propose de dédommager le destinataire. Plus précisément Rousseau écrit à la place d’une certaine Mme Le Vasseur, c’est-à-dire une femme du peuple qui n’a aucune maîtrise du langage. Rousseau sert donc d’intermédiaire entre deux sphères de la société (le grand monde et le petit monde), dans un cadre qui (nous le verrons) s’apparente à un procès, et il agit comme un logographe antique, c’est-à-dire comme un orateur qui écrit un discours pour autrui. À noter encore le fait que, s’il y a une situation rhétorique principale (celle de la lettre), le texte contient des allusions à d’autres situations discursives : les moqueries que la fille Le Vasseur a dû subir et surtout le discours argumenté que Rousseau a tenu à la pauvre vieille et qu’il cite dans le troisième paragraphe. Enfin il convient de souligner que la lettre a changé de statut : à l’origine c’était une lettre privée adressée au seul comte de Lastic ; mais comme elle est tombée dans le domaine public, le destinataire en est complètement changé, tout comme la situation rhétorique, entre le moment de la première rédaction et celle de la réception finalement visée. La portée du texte s’en retrouve elle aussi complètement transformée.
17La structure de la lettre est très claire. Elle est composée de quatre paragraphes qui ont chacun une fonction bien précise.
18Le premier paragraphe est l’introduction de la lettre. Comme dans l’exorde d’un discours antique, l’auteur cherche à rendre le destinataire docile, attentif et bienveillant à son égard. Pour capter l’attention du comte et pour susciter sa docilité et sa bienveillance, Rousseau emploie des formules attendues et annonce très brièvement (et un peu brusquement) l’objet de la lettre : il écrit pour présenter des excuses et offrir de l’argent (avec le mot « argent » mis en vedette avant la virgule). Il ne dit pas qu’il écrit pour dénoncer le comportement du comte et pour lui faire la leçon.
19Le deuxième paragraphe est constitué d’une seule phrase, très développée et ponctuée de plusieurs points-virgules. L’objet de cette période est d’exposer les faits qui motivent la rédaction de la lettre. Il s’agit donc d’une narration, la narration constituant la deuxième partie du discours judiciaire selon les théoriciens de la rhétorique. Le récit, qui dépend du verbe principal « j’apprens », est mené au passé composé, car il concerne des événements récents dont l’expéditeur vient de prendre connaissance. Ce procédé donne à la narration de la vivacité et fait comprendre que Rousseau a réagi immédiatement, sur le coup de l’émotion. Ce passage respecte aussi les règles qui ont été établies par les rhétoriciens à propos des qualités de la narration que sont la brièveté, la clarté et la vraisemblance. En ce qui concerne la brièveté, il y a peu à dire si ce n’est que la phrase paraît longue mais qu’elle comprend plusieurs segments très courts, sans aucun détail superflu. Un tel style serait défini par les Anciens comme étant « en asyndète » (asyndeton). S’agissant de la clarté, il faut observer que la concision et le découpage en segments y contribuent beaucoup, étant donné que chaque proposition contient une information et que l’expéditeur se conforme à la succession des faits. À propos de la vraisemblance, plusieurs éléments sont à relever. Avant tout Rousseau mentionne la personne qui a expédié le panier contenant le beurre – détail important car il s’agit d’une personne noble, comme le destinataire de la lettre. Puis l’auteur précise les rapports qui le lient à la vieille Mme Le Vasseur. Il rappelle aussi l’identité de ceux qui se sont moqués de sa fille, pour souligner que la scène s’est déroulée devant des témoins et que le destinataire de la lettre ne peut rien nier. De fait la narration n’est pas neutre et obéit déjà à une stratégie. Il s’agit avant tout de défendre Mme Le Vasseur et d’en présenter un portrait positif. Sont à relever les expressions « bonne vieille femme », « bonne vieille » et « si pauvre » qui sont destinées à susciter la pitié, qui font de la vieille une victime, et qui font comprendre que l’offre d’argent est une illusion. La soumission de la pauvre vieille, qui a dû s’humilier davantage en envoyant sa fille chez le comte, contraste avec l’attitude insupportable des nobles pleins de suffisance qui se sont moqués de la fille (« selon l’usage », précise ironiquement Rousseau) et l’ont chassée comme s’il s’agissait d’une mendiante. De ce point de vue la mention de la comtesse rend la situation encore plus scandaleuse, parce qu’ils s’y sont mis à deux pour humilier la jeune fille, sans éprouver le moindre sentiment d’humanité.
20La fonction du troisième paragraphe est d’exposer comment Rousseau a consolé la douleur de la vieille en lui expliquant ce qu’il faut penser de l’épisode. Nous observons donc un enchâssement de deux situations rhétoriques. Le verbe « consoler » est important car il renvoie à un type précis de discours recensé par les rhétoriciens, c’est-à-dire à la consolatio (en grec : paramuthêtikos), au discours de consolation. Dans la première partie du paragraphe, il faut souligner les expressions « en lui expliquant », « je lui ai prouvé », « en lui montrant… je lui ai fait comprendre » : tous ces verbes se signalent par leur portée rhétorique et appartiennent au champ lexical de la démonstration ou de l’argumentation, comme s’il s’agissait de la troisième partie d’un discours judiciaire (après l’exorde et la narration). Dans la seconde partie du paragraphe, l’auteur retranscrit la réaction supposée de la vieille pour la transmettre au comte, comme si Mme Le Vasseur avait été convaincue par Rousseau.
21Il vaut ensuite la peine d’étudier le rôle argumentatif du paragraphe. Pour ce faire, l’analyse doit être menée sur deux niveaux : celui de la situation apparente et le point de vue réel de l’auteur. En apparence Rousseau plaide la cause du comte de Lastic en défendant ses droits, ses privilèges et ses valeurs : les domestiques servent à chasser les malheureux, la justice et l’humanité sont des termes vulgaires, et c’est un honneur immense que d’avoir son beurre mangé par un comte. L’auteur recourt ici à une démonstration par l’absurde et l’absurdité se poursuit jusqu’à la fin du paragraphe avec les prétendues excuses présentées au comte. En réalité Rousseau accuse le comte et dénonce son abus de pouvoir. Par conséquent le personnage prétendument défendu devient l’accusé d’un procès où Rousseau emploie l’ironie. C’est alors qu’on s’aperçoit que le pot de beurre (digne d’une fable ou d’un conte) sert de prétexte pour défendre une thèse qui va au-delà d’une situation précise. Ce passage s’effectue au moyen d’un changement de désignation des personnages : Rousseau ne dit plus « Mme Le Vasseur », mais « le pauvre » ; il ne vouvoie plus le comte et ne dit plus « Monsieur », mais il parle d’« un Comte ». De la même façon, il ne dénonce plus une attitude observée dans une circonstance donnée, mais il attaque « les régles du grand monde ». Ces modifications de l’énoncé révèlent que Rousseau passe du particulier au général : en grec nous dirions que nous passons de l’hupothesis (discours portant sur un sujet concret avec un ancrage précis) à la thesis (discours portant sur un sujet général, sans circonstances précises). C’est pourquoi « le pauvre » et « un Comte » sont des symboles, et la lettre constitue une dénonciation des inégalités sociales, alors que 1755 est précisément l’année de la publication du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
22Le dernier paragraphe est la conclusion (ou péroraison) de la lettre. Rousseau y répète ou récapitule l’objet de sa démarche (c’est-à-dire l’offre d’argent, mentionnée dans l’exorde) et multiplie les expressions ironiques. L’hypothèse « si par hasard il vous en a coûté quelque chose » rappelle que le comte a abusé de son autorité, tandis que le verbe « coûter » souligne combien l’attitude de l’aristocrate est scandaleuse à l’égard d’une vieille femme désargentée. Quant à l’expression « comme il est juste », elle reprend le thème de la justice abordé au paragraphe précédent, quand toute la lettre dénonce l’injustice dont Mme Le Vasseur et le peuple sont les victimes. Et toute cette ironie finale vise évidemment à susciter l’indignation des lecteurs, comme cela est l’usage dans une péroraison.
23L’intérêt de ce texte réside donc dans le fait que Rousseau reprend et adapte le plan type du discours judiciaire tout en combinant plusieurs situations de discours. Cette multiplicité des situations rhétoriques qui s’entrecroisent montre l’infériorité du « pauvre » qui ne sait et ne peut parler. Le statut et l’histoire du texte révèlent aussi que l’usage du discours peut être dangereux dans une société où la parole est confisquée. Si Rousseau avait envoyé tout simplement sa lettre, il aurait pu connaître de grandes difficultés. On se souvient que Voltaire, après une réplique ironique adressée au Chevalier de Rohan, fut soumis à une bastonnade et condamné à l’emprisonnement avec une simple lettre de cachet, avant de devoir s’exiler.
* * *
Exemple 2
Antonio Tabucchi, L’Angelo nero,
Milan, 19932, Feltrinelli, coll. « Universale Economica », p. 17
Al caffè Dante stanno prudentemente ritirando i tavolini e li dispongono all’interno, uno sull’altro, sopra le cassette dei liquori dell’angolo, in modo che non disturbino i clienti. Ordini un caffè, ti trattieni un poco ad ascoltare i commenti del proprietario e di un suo amico sulle notizie che la radio sta trasmettendo sulle partite in corso. La Juventus sta perdendo e nessuno se lo aspettava, con quella squadretta di provincia ; è per via del terreno da gioco, argomenta il proprietario del caffè, è ridotto a un pantano ; ma sarà un pantano anche per gli altri, obietta giustamente l’amico ; sì, dice il proprietario, solo che i campioni sono svantaggiati sui terreni fangosi, sai come sono delicati i campioni, giocano sulle punte, sono come le ballerine della Scala, non puoi far ballare una ballerina della Scala su un marciapiede. L’amico annuisce poco convinto, dice : bah, che tempo strano, oggi pare una giornata stregata ; va a guardare dalla porta a vetri e scuote il capo, sarà perché quest’anno è bisestile, dice poi concludendo, pare che i bisestili siano sempre così.
24Au café Dante, ils sont prudemment en train de retirer les tables de la terrasse pour les ranger à l’intérieur, l’une sur l’autre, dans le coin au-dessus des caisses de boissons, de façon à ne pas gêner les clients. Tu commandes un café, tu t’attardes un peu à écouter le patron et un ami à lui qui commentent les nouvelles de la radio sur les parties de foot en cours. La Juventus est en train de perdre et personne ne s’y attendait, avec cette petite équipe de province ; c’est à cause du terrain, argumente le patron du café, ce n’est plus qu’un bourbier ; mais pour les autres aussi, c’est un bourbier, objecte avec raison son ami ; oui, dit le patron, sauf que les champions sont désavantagés sur les terrains boueux, tu sais comme ils sont délicats, les champions, ils jouent sur la pointe des pieds, ils sont comme les danseuses de la Scala, tu ne peux pas faire danser une danseuse de la Scala sur un trottoir. L’ami acquiesce, peu convaincu, et dit : bah, quel drôle de temps, aujourd’hui on dirait une journée maudite ; il va regarder à travers la porte vitrée et hoche la tête, c’est sans doute parce que c’est une année bissextile, dit-il enfin pour conclure, il paraît que les années bissextiles sont toujours comme ça. [traduction de L. Chapuis, L’Ange noir, Paris, 1992, Christian Bourgois, p. 17-18]
25Le passage reproduit ci-dessus est extrait du premier des récits qui composent le volume L’Ange noir (publié pour la première fois en 1991). Le récit est intitulé « Voci portate da qualcosa, impossibile dire cosa » (« Voix portées par quelque chose, impossible de dire quoi »). Il s’agit donc d’une fiction, mais d’une fiction qui se présente comme l’écho de la réalité, comme la transcription de paroles entendues. L’extrait est constitué seulement de quatre phrases, dont deux reproduisent une conversation. La scène se déroule à Pise, dans un café, ce qui explique l’emploi d’un langage courant. Du point de vue narratif, le texte est intéressant car il met en scène au moins trois personnages : le propriétaire du café, un ami à lui, et le narrateur qui est entré dans le café et qui décrit la scène. On remarque que le narrateur fait partie de la scène et qu’il parle à la deuxième personne, de sorte que le narrateur-personnage se confond aussi avec le lecteur, comme si le lecteur était lui aussi un personnage du récit, suivant un procédé que nous connaissons bien depuis Michel Butor et son roman à la deuxième personne intitulé La Modification (1957).
26Hormis ces particularités narratologiques, le texte éveille l’attention parce qu’il présente une situation rhétorique, c’est-à-dire une situation argumentative qui s’inscrit dans une scène de la vie quotidienne. L’objet de cette page est de restituer un dialogue et une discussion entre deux personnages : le propriétaire du bar et un de ses amis. Étant donné qu’ils se tutoient, on devine que probablement les deux interlocuteurs se connaissent bien – un détail qui a des répercussions dans la conduite du dialogue, comme nous verrons.
27Les deux personnages parlent de football (comme cela arrive souvent en Italie), et en particulier d’un match qui oppose la Juventus de Turin (qui est sur le point d’être défaite) à une autre équipe plus petite et moins connue. « Cette petite équipe de province » sont déjà des mots prononcés par le propriétaire et l’on observe que l’expression, malgré sa brièveté, contient trois procédés désagréables pour la formation en question : le locuteur ne la nomme pas, et il emploie à la fois un démonstratif méprisant et un diminutif peu flatteur.
28Le propriétaire du café est très déçu du résultat et il le fait savoir à son ami. Le but de son discours est d’expliquer la cause du désastre, ou plutôt de défendre, de justifier l’équipe de Turin. À cet égard il faut souligner l’emploi du verbe « argumente », lequel fait comprendre que le discours du propriétaire est une apologie qui cherche à prouver et à persuader. Les deux personnages ne sont pas d’accord sur l’analyse qu’il faut faire du match. Pour le propriétaire, la défaite est normale car le terrain ne vaut rien, mais l’autre tente d’opposer un contre-argument (« mais pour les autres aussi, c’est un bourbier, objecte […] son ami »), lequel constitue un argument de bon sens qui vise à affaiblir l’argument avancé précédemment.
29Le propriétaire reprend alors la parole pour présenter un autre type d’argument plus développé en comparant les joueurs de football aux ballerines de la Scala. La comparaison est en effet un type de preuve que les Anciens ont analysé : il s’agit de démontrer quelque chose en prenant un exemple qui sert à établir un parallèle qui va dans le sens voulu. Ici le raisonnement est le suivant : le propriétaire veut démontrer que les joueurs de la Juventus ont été désavantagés par un mauvais terrain et, pour ce faire, il évoque l’image d’excellentes danseuses (celles de la Scala) qui devraient danser, avec leurs pointes qui correspondent aux crampons des footballeurs, sur un trottoir. Étant donné que des ballerines de ce niveau ne sauraient danser sur un trottoir, à plus forte raison les excellents joueurs de la Juventus ne peuvent prostituer (car c’est bien là aussi une des connotations du mot « trottoir ») leur art sur un « bourbier ». On observera évidemment que la comparaison est totalement absurde et relève du sophisme !
30Il apparaît donc que tout le passage reproduit un duel avec deux parties qui s’affrontent sur le terrain des mots. Le caractère rhétorique de la scène est souligné par l’emploi d’expressions qui appartiennent au champ lexical de la rhétorique. Ont déjà été relevés les verbes « argumente » et « objecte », mais jusqu’à la fin de l’extrait l’auteur insère des notions rhétoriques : dans la phrase « l’ami acquiesce, peu convaincu » apparaît la notion de conviction, c’est-à-dire la persuasion, qui est le but de l’art rhétorique. De même l’expression « dit-il enfin pour conclure », avec la notion de conclusion, fait penser à la dernière partie d’un discours : la péroraison.
31Là-dessus il faut souligner le fait que l’ami ne va pas au fond de sa contre-argumentation. Après l’image des ballerines utilisée par le tenancier du café, l’ami « acquiesce », se contente de parler du temps qu’il fait et continue avec des lieux communs. Le personnage se comporte ainsi car il connaît bien le propriétaire de l’endroit qu’il fréquente probablement souvent, ce qui signifie que la relation unissant les deux interlocuteurs a une influence sur la conduite du débat. En tant qu’ami, il ne relance pas la discussion et ne cherche pas à contredire à tout prix le propriétaire. Il ne va pourtant pas jusqu’à dire qu’il partage son opinion, comme l’atteste l’expression « peu convaincu », laquelle montre évidemment qu’il n’est pas d’accord, puisque le narrateur le comprend ainsi. L’ami préfère abandonner la joute et formuler une vérité d’ordre général pour recréer un consensus. C’est ainsi qu’il faut comprendre la dernière phrase : « il paraît que les années bissextiles sont toujours comme ça ». Ici l’emploi du verbe « il paraît » souligne le recours à une opinion courante, à un lieu commun qui permet de se sortir d’affaire dans toute situation rhétorique. Dans ce cas, l’ami cherche un terrain d’entente pour rester en bons termes avec le propriétaire. Aussi émet-il une idée banale avec laquelle le patron ne pourra qu’être d’accord. Le recours à l’année bissextile, qui n’est pas moins absurde que la comparaison avec les danseuses, est une manière moderne d’invoquer la malchance ; c’est aussi un moyen de changer de sujet.
32Un dernier point à souligner concerne la technique narrative et la stratégie que l’auteur met en œuvre dans son récit. À première vue le texte reproduit objectivement une discussion entendue par hasard dans un lieu public. Un détail cependant révèle qu’il n’en est pas ainsi. Quand le narrateur dit : « mais pour les autres aussi, c’est un bourbier, objecte avec raison son ami », l’expression « avec raison » (qui traduit l’adverbe giustamente) constitue une modalisation de l’énoncé indiquant que le narrateur approuve le point de vue de l’ami. Mais comme l’emploi du « tu » peut aussi se référer au lecteur, il apparaît que ce dernier est influencé et ne peut qu’« acquiescer » lui aussi au jugement émis par le narrateur. On retrouve donc ici une illustration de l’idée selon laquelle la littérature peut être un exercice de persuasion hérité de la rhétorique antique. Et Tabucchi, reproduisant des paroles entendues par hasard, a conscience de l’héritage antique et joue sur la distinction qui a parfois été établie entre la rhétorique orale et la littérature écrite.
Notes
1 Voir la mise au point de L. Pernot, La Rhétorique dans l’Antiquité, Paris, 2000, p. 39-40.
2 Cf. Diodore de Sicile, XII, 53, 2-5.
3 La présentation qui suit se fonde essentiellement sur Pernot, op. cit. n. 1, mais aussi sur G. Kennedy, The Art of Persuasion in Greece, Princeton, 1963 ; M. Patillon, Éléments de rhétorique classique, Paris, 1990 ; F. Desbordes, La Rhétorique Antique, Paris, 1996.
4 453 a 2.
5 Cf. B. Puech, Orateurs et sophistes grecs dans les inscriptions d’époque impériale, Paris, 2002, p. 14-15.
6 La lettre est citée dans l’édition R. A. Leigh, Correspondance complète de Jean Jacques Rousseau, III, Genève, 1966, p. 231 (lettre 349), avec les notes p. 232. N. B. : l’orthographe de l’auteur est respectée. En fait Rousseau adressa cette lettre à la marquise de Menars, la belle-mère du comte de Lastic, en la confiant à sa « prudence, pour en faire l’usage qu’[elle] trouver[ait] à propos ». Dans sa lettre d’accompagnement, il indiquait clairement son intention : « je ne puis m’empêcher, Madame, de vous faire réfléchir au hasard qui fait que cette affaire parvient à vos oreilles. Combien d’injustices se font tous les jours à l’abri du rang et de la puissance, et qui restent ignorées, parce que le cri des opprimés n’a pas la force de se faire entendre ! C’est surtout, Madame, dans vôtre condition qu’on doit apprendre à écouter la plainte du pauvre, et la voix de l’humanité, de la commisération, ou du moins celle de la justice » (lettre 350, dans l’éd. Leigh, III, p. 233). Mme d’Épinay intervint à temps pour éviter le pire : les deux lettres furent supprimées et Rousseau reçut des excuses du comte, grâce à l’intervention de Mme de Chenonceaux. Cela n’empêcha pas Rousseau de recopier les lettres en question et de faire allusion à l’épisode dans La Nouvelle Héloïse. Cf. la note (b) de B. Guyon ad V, lettre VII, dans l’édition H. Coulet de La Nouvelle Héloïse, Paris, 1964, Bibliothèque de la Pléiade ( = B. Gagnebin, M. Raymond (dir.), Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, II), p. 1713-1714.
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Référence papier
Johann Goeken, « Rhétorique et littérature », Modèles linguistiques, 58 | 2008, 11-26.
Référence électronique
Johann Goeken, « Rhétorique et littérature », Modèles linguistiques [En ligne], 58 | 2008, mis en ligne le 09 septembre 2013, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/364 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.364
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