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Texte intégral

1Art de la construction des discours et théorie de ces mêmes discours, la rhétorique a donné naissance à un système de grande ampleur tant par le nombre de ses propositions que par l’influence qu’elle a exercée au cours de son « empire », en particulier dans le champ des études littéraires, au côté de la poétique et de l’herméneutique. Aristote la définissait par ce qu’elle possède à la fois de spécifique et de transversal : « […] la rhétorique est la capacité de discerner dans chaque cas ce qui est potentiellement persuasif. Ce n’est la tâche, en effet, d’aucune autre technique : si chacune des autres est apte à l’enseignement et à la persuasion sur son domaine à elle (la médecine, par exemple, sur les états de santé et de maladie ; la géométrie, sur les propriétés caractéristiques des grandeurs ; l’arithmétique, sur les nombres, et de la même façon les autres techniques et sciences), la rhétorique, de son côté, semble capable de discerner le persuasif sur tout ce qui est, pour ainsi dire, donné. C’est pourquoi nous affirmons aussi que sa dimension technique n’est pas cantonnée dans un genre qui lui serait propre » (Rhétorique, I, 1355b, traduction Pierre Chiron, G.F Flammarion, Paris, 2007).

2Loin de former un corpus théorique clos sur lui-même, la rhétorique, dans le sillage du Stagirite, a une finalité pratique, nécessairement perméable à l’environnement où elle s’exerce. On a pu la présenter comme un méta-langage comportant plusieurs pratiques, successives ou simultanées : une technique, un enseignement, une science, une morale, une praxis sociale...

3Ce sont quelques-unes de ces pratiques qui sont rappelées dans le présent volume. Pour conditionnés qu’ils soient par les époques déterminées où ils apparaissent, les différents enjeux de la rhétorique s’entrecroisent tout au long de son histoire. Enjeux sociaux et politiques, qu’il s’agisse de la démocratie athénienne, de la République romaine ou de la France d’Ancien Régime — celle du Grand Siècle ou des Lumières. Enjeux religieux , avec l’exégèse de l’Ancien et du Nouveau Testament chez saint Jérôme, le Prince des traducteurs, ou l’éloquence sacrée au XVIIe — celle des Bourdaloue et des Bossuet - poursuivie au XVIIIe siècle par les rhétoriciens de l’éloquence de la chaire, ou encore, à la même époque, la laïcisation du pathos d’inspiration chrétienne chez Diderot et les contemporains de l’Encyclopédie. Enjeux moraux, philosophiques ou anthropologiques : l’entremêlement des vertus et des passions, le départ sujet à controverse du vrai et du vraisemblable, la tension entre la raison et l’émotion, l’émergence de la subjectivité du sujet écrivant, les possibilités expressives du corps humain en représentation. Enjeux herméneutiques : la rhétorique et la structure profonde des textes littéraires ; le lien entre la persuasion, la poésie et la musique des mots ; la rhétorique des figures et la traduction des Ecritures ; l’expression de l’indicible...

4Le champ chronologique large que nous avons choisi, de l’Antiquité au XVIIIe siècle, permet de mesurer à quel point la rhétorique, à travers ses vicissitudes protéiformes, a été une structure mère, vivante et féconde : rémanence des stratégies rhétoriques antiques dans la littérature classique et moderne (J. Goeken) ; complexité des systèmes stylistiques qui tentent, à l’époque hellénistique et romaine, de faire la synthèse d’un riche héritage littéraire, critique, grammatical et philosophique (P. Chiron) ; adaptation, chez Cicéron, de l’ars persuadendi aux réalités sociales et politiques de la Rome républicaine (J-E. Bernard) ; influence de l’éloquence oratoire sur l’écriture des discours indirects dans l’historiographie latine (R. Utard) ; interprétation et traduction des tropes par saint Jérôme dans la Vulgate, à replacer dans l’évolution de la théorie du signe, de Platon à Saussure (C. Rico).

5Le legs de la rhétorique antique est transmis et adapté à chaque époque successive : assimilé ou rejeté, il suscite le remembrement du savoir. Les humanistes du XVIe siècle élaborent leurs modes de représentation du moi en référence aux grandes catégories de la rhétorique ; sous l’influence des Lettres familières de Cicéron, l’épistolographie devient le lieu de prédilection de l’individualisme (L. Vaillancourt). Succédant à la Renaissance, qui avait elle-même retrouvé l’Antiquité dans sa splendeur et sa diversité, le XVIIe siècle, âge de l’éloquence, voit la rhétorique subir des inflexions majeures, confrontée avec la science et la philosophie (S. Conte). Il en sera de même à l’époque des Lumières, où les rhétoriciens, tout en s’inscrivant dans la tradition aristotélicienne, poursuivent leur lecture critique des Anciens en tenant compte du progrès des connaissances humaines (S. Ben Messaoud) ; renouant avec le débat des humanistes sur le rapport entre la subjectivité et le régime rhétorique, suspect d’artifice et d’insincérité, les écrivains du XVIIIe siècle se demandent comment le langage, avec ses règles et la tradition littéraire qui le soutient, est capable d’exprimer la sensibilité (A. Coudreuse). Les aperçus qui sont proposés sont donc complémentaires, par leur contenu et leur méthode ; comme l’écrit Sophie Conte dans sa présentation critique des travaux consacrés à la rhétorique du XVIIe siècle : « Une meilleure connaissance de la rhétorique antique a ainsi profité aux études portant sur les époques postérieures, l’inverse étant également vrai ».

6Il est particulièrement intéressant qu’une revue telle que Modèles Linguistiques vienne rappeler que la rhétorique est d’abord porteuse d’un savoir sur le langage et créatrice d’une terminologie encore en vigueur dans les études littéraires. L’histoire de la rhétorique se confond avec celle de notre culture et elle apparaît aujourd’hui au confluent de nombreuses disciplines, comme les linguistiques énonciatives et pragmatiques, les théories de l’argumentation, les sciences cognitives et les sciences sociales : aussi demeure-t-elle un enjeu épistémologique majeur des préoccupations contemporaines.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jacques-Emmanuel Bernard, « Avant-propos »Modèles linguistiques, 58 | 2008, 7-9.

Référence électronique

Jacques-Emmanuel Bernard, « Avant-propos »Modèles linguistiques [En ligne], 58 | 2008, mis en ligne le , consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/362 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.362

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Auteur

Jacques-Emmanuel Bernard

EA 2649 Babel
Université du Sud, Toulon-Var

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Droits d’auteur

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