Les schémas du voyage et de l'isolement chez les poètes Shafik Malouf, Al Shaaer Al Qurawi et Al Shaaer Al Baki
Texte intégral
1Il suffira au lecteur de survoler les œuvres des plus illustres poètes émigrés, pour s’imprégner de l'authenticité de ce genre et d'en appréhender l'ensemble des significations originelles. Les prises de positions, les sentiments et les réflexions à l'origine de la littérature de l'émigration sont ancrées depuis longtemps dans l'histoire de la poésie arabe. D'ailleurs, depuis l'époque où les peuples arabes furent contraints de parcourir le globe, migrant d'un pays à l'autre, ils n’ont cessé de souffrir d’une impérissable nostalgie de leur pays natal, de leur peuple, des êtres qui leur sont chers.
2De nombreux pays arabes, tout particulièrement le Liban et la Syrie, ont connu un phénomène d'émigration forcée ou volontaire qui a été, et demeure jusqu’à présent, favorisée par la facilité avec laquelle on voyage de nos jours. En dépit de leur arrachement physique au pays natal, les écrivains émigrés ou vivant à l'étranger, ont conservé un profond attachement à leurs origines, nourri par la passion, l’imaginaire et les émotions.
3Les sentiments qu’ont manifestés les écrivains émigrés dans leurs poèmes, entre nostalgie tragique et poignante, sont à l’origine des significations aux similarités frappantes, aux couleurs variées, aux tons multiples. Shafik Maalouf, par exemple, revit ses souvenirs de jeunesse et chante son attachement aux sentiments maternels ; il décrit les ambitions dont l'âme de l'immigré est porteuse, et les blessures qui le font souffrir. De même, lorsque Rashid Ayoub songe à l'image de son pays à travers tout ce qui l'entoure lorsqu'il est expatrié, il ne ressent que misère et mélancolie, teintant ses journées des couleurs moroses de la douleur et du désespoir. De plus, lorsqu'un poète rural relate son inévitable exil, ainsi que les situations financières critiques qui l'ont contraint à émigrer, il ne peut compter que sur la patience et l'espoir qu'un beau jour, il reverra enfin le pays natal. Cet espoir est son unique arme littéraire pour lutter contre la privation et la torture. Bien que les poètes l'expriment de façons différentes, ces idées proviennent de la même source : le souvenir de leur patrie et le rêve d'y retourner aussitôt que leur situation financière se sera améliorée. En dépit de la diversité des situations et des prises de position, tous les poètes immigrés partagent un même état psychologique. C’est ce qui ressort très clairement de ce qu’Abou Madi écrit à propos de l’Amérique du Nord :
Ô cher pays natal, dans mon âme et mon cœur
Toujours tu resteras jusqu’au jour du retour
4et de l’invocation du célèbre Akl El Bahr, exilé en Amérique latine :
Vers le pays des Cèdres, Seigneur, ramène-moi
Ici je suis perdu car ce n‘est pas chez moi
5Le sentiment d'égarement dans le nouveau monde a toujours rendu la vie dure au poète expatrié qui, même dans son propre pays, n'a jamais connu la sérénité.
6D'après Michel Maalouf, le drame journalier du poète immigré est la course perpétuelle d'une forme de torture à une autre, d'un échec à un autre, d'un état de mélancolie à un autre.
7Il se trouve que Maalouf n'a jamais trouvé le réconfort qu'il a toujours cherché dans ses voyages. Les sentiments dramatiques qu'il exprime ont hanté beaucoup d'autres poètes libanais. Ainsi, Elias Farhat illustre son état d'esprit et celui de ses nombreux collègues par les mots suivants :
La vie m’a dérobé trente années de mon temps
À parcourir la terre, à lutter sans relâche
Ballotté d’est en ouest et toujours en survie
Et toujours partagé entre l’ouest et l’est
8Dans ses vers, Farhat s'efforce de démontrer que l'émigration constitue un état moral complexe et difficile à vivre. Sous la pression des devoirs et des besoins quotidiens, brisé par le souvenir de la famille, des amis, des voisins, le poète expatrié se retrouve isolé dans un nouveau pays auquel il appartient à peine, privé de la chaleur de la terre natale, privé de la compassion des siens. Mais hélas ! il découvre aussi qu'il n'a encore réalisé aucun des rêves qui sont à l'origine même de son exil. Il est parfois hésitant et dubitatif, et cet état de pensée profonde fait naître en lui des sentiments contradictoires. Et parmi tous les sujets de réflexion, celui de l'amour maternel demeure le plus sensible et le plus touchant. L'amour d'une mère symbolise à lui seul l'amour du monde entier, avec toute la loyauté et la dévotion qu'on peut imaginer. À travers ces quelques mots extrêmement touchants, Elias Farhat insiste sur l'irrépressible envie qu’a sa mère de pouvoir enfin poser ses yeux sur lui :
Tu passais tous tes jours à guetter le retour
Ton regard reflétait les bateaux qui passaient
Et tu offrais au vent les paroles gelées
Des lettres que ton cœur à tes lèvres dictait
9L'immigré s'efforce toujours de vaincre cette nostalgie qui le hante en permanence, tout comme les tristes journées qu'il endure. Comme par exemple, lorsque Nasr Semaan écrit :
Pour une vie décente, qu’il a fallu saigner !
Et la vie qui toujours s'acharne à me spolier,
De pays en pays constamment dans l’errance,
Et personne qui sache mes pensées pénétrer
10L'image de misère et de privation est fréquemment présente dans la littérature de l’émigration, tout particulièrement dans les poèmes des Sudistes (les états au sud des États-Unis). Ce qui a pour effet de faire quasiment disparaître l'esprit d’allégresse de leur prose et d'accroître ainsi l'idée de méfiance et de pessimisme. Le rêve de pouvoir un jour rentrer chez eux, est devenu à lui seul la consolation de l'échec provoqué par l'immigration et le voyage.
11L'immigration du poète, perdu au cœur des villes surpeuplées d'Amérique, ainsi que le sentiment d’exclusion que suscite en lui un mode de vie auquel il ne peut s'adapter, sont autant de facteurs qui contribueront à le renvoyer au sein de la nature, où il cherchera à vivre modestement dans la candeur et la pureté. Dans la citation ci-dessous, le poète discute avec les oiseaux et les bois, reconnaît la beauté de son pays adoré dans l'un, et le symbole de son supplice dans l'autre :
Bel oiseau, te sens-tu comme moi à l'écart
As-tu des frères aussi loin au pays natal
12Ce schéma sémantique est présent dans l'ensemble de la poésie de l’émigration, quels que soient le contexte et le milieu culturel des auteurs. Leurs œuvres partageraient-elles alors des qualités stylistiques similaires, ou bien différeraient-elles les unes des autres, si l'on prenait en considération les poèmes de ceux qui ont séjourné dans le nord et ceux qui ont vécu dans le sud ?
13En réalité, tous les écrivains immigrés ont dû ressentir la même palette d'émotions, elles-mêmes engendrées par des situations identiques, de nature psychologiquement stressantes. Leur souffrance intérieure a donné naissance à une forme de littérature propre aux poètes émigrés, avec des mots empreints d'une grande subjectivité. C'est leur cœur tout entier qu'ils déversent dans leur prose, afin de créer une poésie sensible, pure, authentique, modeste et sentimentale.
14En dépit de détails mineurs qui diffèrent entre les poèmes produits par les auteurs du nord et ceux du sud, on retrouve une trame commune à l'ensemble de leurs écrits littéraires. Ils ont abordé de nombreux sujets à caractère humaniste de manière réfléchie et sincère, agrémentés de profondes introspections, elles-mêmes teintées d'une pointe de soufisme et de philosophie orientale.
15Si l'on examine le poème « El Iyab » (« Le Retour »), dû à l'illustre poète libanais Shafiq Maalouf dans son recueil L'appel au voyage, on constatera qu'il évoque l'émigration et la nostalgie avec profondeur, car ce sont des thèmes qui marquent l'âme des émigrés, de tous les voyageurs en général. L'auteur lui-même, torturé par ses souvenirs d'émigré, a souvent rêvé du retour au pays.
16Son poème, “Le Retour”, révélateur de ses espoirs et de ses pensées profondes, est considéré comme une ode célébrant ce grand jour. On distingue quatre points sous-jacents à l’image principale : une introduction où le retour se concrétise, une première partie évoquant des souvenirs de jeunesse, une seconde partie justifiant les causes de l'émigration et du voyage ; enfin, en conclusion, le point de vue à l'échelle nationale agrémenté d'un condensé d'expériences personnelles.
17Cette prose illustre les thèmes de l'exclusion, de la nostalgie, du voyage à travers les continents. Les sentiments maternels (Le Soupir de la Mère), l'amour des parents (L'appel de l’Âme Intérieure), le patriotisme (La Terre des Ancêtres), le voyage (La Voile et la Rame), la quête financière (L'Or du Pays), la fatigue et le tourment qui mènent à la réussite (Une Lutte Perpétuelle), sont tous empreints des tendres souvenirs de jeunesse. Ils évoquent la frénésie du Retour, que ce soit dans la réalité, ou seulement en rêve. Ces thèmes paraissent dans toutes les œuvres poétiques et littéraires traitant du voyage et de l'isolement. Ils constituent d'ailleurs une base commune, un squelette, à partir desquels se crée la poésie de l’émigration.
18Nombreuses sont les expressions et les images terriblement réalistes qui, comme par magie, transportent le lecteur d'un monde matériel vers un univers imaginaire.
19Par exemple, l'expression « jeter la pierre » dans les cendres, fait allusion au célèbre symbole du phénix arabe ; de même que l'expression faisant référence aux oiseaux migrateurs illustre l'éternelle quête d'une douce enfance perdue.
20Comme le suggère cette image, la plupart des Libanais semblent prêts à retourner chez eux, leurs cœurs et âmes débordant de nostalgie et d'amour. Tels des oiseaux migrateurs, ils cherchent à effectuer leur retour vers la terre natale, tout en s'assurant que le chemin est sans danger. Ils observent la nature et s’assurent que la voie est libre, ils déploient leurs ailes et s'envolent haut dans le ciel, battant des ailes avec empressement. Le bruit de ces battements d’ailes représente la volonté de s'envoler vers un pays étranger, suivie par l'envie de savourer la liberté du départ, puis de rentrer chez soi.
21Shafik Maalouf fait allusion aux terres étrangères de l'exclusion par l'emploi du mot « tanière », car elles emprisonnent les Libanais afin de leur dérober leur liberté. Ils n'ont plus le loisir de vivre librement ou de se comporter comme ils l'entendent. C'est pourquoi le retour au pays natal s'impose comme un besoin urgent, le Liban étant aux Libanais ce qu'un arbre est aux oiseaux migrateurs. On est donc en droit, tout au long de cette strophe, de se pencher sur la référence sémantique de l’expression « les chanteurs ». Les oiseaux chanteurs qu'il décrit sont en réalité des émigrés libanais privés de la parole, écrasés qu’ils sont par l'amertume et la misère.
22Shafik Maalouf a voulu transmettre à ses lecteurs la violence des sentiments provoqués par l'émigration, ce tourment émotionnel ouvrant sur le suicide, la douleur, le deuil et le désespoir. Pour lui, l'exclusion est associée à la séparation des parents, du pays, de la famille. Elle est aussi synonyme d'un détachement de la société, des traditions et des croyances qu'elle véhicule. C'est une forme d'isolement dans un nouveau monde, qui ne fournit à l'immigrant que le pain et l'eau. Voilà pourquoi les blessures gravées au cœur de l'immigrant sont si douloureuses... Ce ne sont pas des blessures qui affectent son corps, mais qui touchent son âme et son esprit de poète, lui qui aspire au retour au pays natal. Impatient, il se languit de pouvoir embrasser les êtres qui lui sont chers, de sentir le parfum de son éternel pays bien aimé. Les blessures et les peines décrites ne résultent pas seulement de la pauvreté, elles sont principalement engendrées par le sentiment de nostalgie et la douleur de la solitude. Dans son poème « Le Retour », le poète décrit l'état de l'immigrant à la fois de l’intérieur et de l’extérieur.
23Ces deux modes de description fonctionnent de conserve et se complètent, afin de dresser un véritable portrait détaillé de cette population, contrainte de quitter sa terre natale pour vivre dans une société qui lui demeure étrangère, quelle que soit la durée de son séjour. Tout d'abord vient la description extérieure, illustrée par la strophe suivante :
Toujours l’œil aux aguets, dans un battement d’ailes
Ils quittèrent leur nid en chantant, ces oiseaux,
Dans l’espoir de revivre le bonheur d’autrefois
Quand les prairies baignaient dans le clair de la lune,
Quand joyeux ils volaient de colline en ravin
24Ici, le poète met en évidence le lien pré-existant entre les immigrants et leur pays, le Liban. Ils espèrent pouvoir revenir très vite dans leur pays d'origine, tout en planifiant le chemin du retour, tout comme les oiseaux, avant qu'ils ne quittent leur nid et ne s'envolent dans l’étendue du ciel azuréen. La description extérieure présentée dans ce poème aborde également la relation qu'entretient le poète avec le Liban, comme une ancienne et sincère amitié. Il semble incapable de se délivrer des souvenirs des jours anciens, quand il flânait dans sa campagne bien aimée, et qu'il gravissait collines et montagnes sans une once de fatigue ou d'hésitation. Ce lien qui associe le poète au Liban et à ses montagnes, à ses vallées et à ses étendues a toujours été fort et incontestable ; il est gravé à jamais dans l'esprit du poète – et s'intensifie tout au long de l’exil.
25L'écrivain l'exprime à travers la description extérieure des liens entre les immigrants d'un côté, et leur pays natal de l'autre, évocateur de bons vieux souvenirs. Dans le premier vers de son poème, Maalouf déclare :
Est-il voix plus puissante que celle qui attire
Vers le cher être aimé, le très cher être aimant ?
26Cette image littéraire montre combien les émigrés sont attachés au Liban, autant sur le plan affectif que sur celui de l’émotion. D'où le terme “akbad” (en arabe akbad signifie “foie humain” ; il symbolise l'amour fervent ainsi que l'attachement de ceux que l'on aime) dans la strophe qui fait référence aux liens du sang entre frères et sœurs.
27Qu'ils soient au Liban ou ailleurs, les Libanais se sentent très proches les uns des autres, du fait de la nostalgie et de l'affection qu'ils ne cessent de partager. Par la suite, Maalouf emploie des tournures descriptives internes lorsqu'il écrit :
Loin là-bas au jardin de l'enfance, cher cœur,
Mes souvenirs rassemble tout au bord des ravins
28Dans ces quelques lignes, le poète s'adresse à son cœur et à son âme ; il emploie la forme injonctive et leur demande de ramasser « lamlem », de tenir leurs promesses et de préserver les beaux souvenirs du merveilleux passé. Chez le poète, le cœur devient alors le symbole d'émotions intérieures, de passions qui irradient son être. On en trouve la preuve formelle dans la strophe suivante :
Le cœur blessé des émigrés
Sur leurs visages burinés
29Ceci est un bon exemple d'adaptation de la description interne par le poète, dans sa prose. Dans cette strophe, bien que la formulation diffère des autres vers, les « cœurs » ont un seul et même sens. Par le biais de cette image, les cœurs des émigrés deviennent un refuge pour les blessures perpétrées par l'émigration. La douleur de ces plaies et la souffrance qu'elles infligent se devinent sur leur visage fermé et leur front ridé.
30Pour résumer, on pourrait affirmer avec certitude que les modes de description interne et externe chez Shafik Maalouf, fonctionnent de façon complémentaire afin de restituer l'expression intense et sincère de cette nostalgie qui semble accabler les émigrés, ainsi que l'agonie qu'ils traversent pendant leur séjour à l'étranger.
31Rashid Salim Elkhoury, connu sous le nom de Al Shaaer Al Qurawi est un poète rural qui déverse avec grande acuité toute sa souffrance et sa mélancolie dans le poème "Aroumou ila loubnan" (Je me languis du Liban) extrait de son anthologie publiée en 1952. Son poème commence ainsi :
Loin de toi la maison, tous les êtres aimés,
Tes larmes, tes douleurs tu as pour compagnons
32L'auteur commence son poème à la forme narrative, il commence sur un rythme assez soutenu employant le mètre "wafer moufa3alaton moufa3alaton maf3oulon" (deux accents forts et un faible). Le style narratif lui permet également de transmettre ses meilleurs sentiments à sa famille, aux personnes qu'il aime et qu'il chérit.
33Dès le début du poème, le poète s'interroge de façon rhétorique, puis par un procédé semblable au monologue, il transmet un message aux siens par le biais de la forme narrative. Croyant qu'il est totalement isolé, il ne trouve personne à qui parler et s'adresse alors à sa propre personne. Il abandonne son envie de retour aux larmes brûlantes de la solitude et de la souffrance, qui deviennent ses seuls compagnons.
34Le poète poursuit en décrivant son drame, sa douleur et son chagrin, qui s'accumulent grâce à l’accumulation des images. La troisième strophe emploie de multiples comparaisons pour exprimer cet état. Ces comparaisons sont la meilleure façon d'exprimer la mélancolie qui l'habite corps et âme. à travers ces images, il se présente sur la terre où il émigre, comme le porte-parole de sa patrie et des souvenirs qu'elle évoque. Il garde tout au fond de son cœur les souvenirs de sa terre natale, de sa famille et toutes les histoires qui évoquent le Liban. Il s'accroche avec force aux coutumes, aux traditions et aux mœurs de son pays natal, tout en découvrant, car il le peut encore, toutes ces choses nouvelles et étranges qui constituent son nouveau pays.
35Peu importe les efforts que fait le poète pour libérer son âme de la prison de l'exil, il se trouve malheureusement en proie à la pression qu'exerce l'isolement sur lui.
De l’inquiétude prisonnier
L’homme libre a pour seul ennemi
La captivité
36Parce que l'antonyme de la prison est la liberté et que la captivité est une calamité pour l'homme libre, le poète implore Dieu dans les vers suivants :
Quand serai-je, Seigneur, de mes liens délivré,
Quand cette geôle enfin sera-t-elle détruite ?
37Le poète n'espérant plus l'aide de l'homme, cherche celle de Dieu ; car c'est en lui qu'il trouve refuge et consolation. Les hommes sont tous faibles et incapables, comme lui, de libérer quiconque. Seul Dieu peut le sauver.
38Pour lui, l'exclusion est une perpétuelle prison de laquelle il ne saura s'évader qu'en mettant fin aux liens qui le retiennent à son passé et aux souvenirs de sa terre natale. Le poète poursuit :
L'ordonnance du monde me laisse insatisfait
Si le prix à payer est celui de l’oubli
39à l'aide de ces quelques mots, il affirme que toute maison, quelle qu'en soit la taille, perd sa grandeur si elle est abandonnée. Les grandes pièces d'une maison n’ont aucune valeur si elles ne manquent à personne, si elles ne sont pas aimées et chéries dans la mémoire par la famille, les voisins, les frères et la parenté.
40Rashid Ayyoub, plus connu sous le nom de « poète pleureur », a, lui aussi, subi l’abattement et la douleur de son auto-exil. Dans son poème « New York », tiré de la collection « Al Ayoubiyyat », il commence par se recueillir sur les berges de la rivière Hudson en se remémorant le Liban, avec ces quelques vers :
Souvenirs du pays au bord de la rivière,
Et le feu de l’attente au fond de ma mémoire
Et ces larmes amères qui chez moi me ramènent
Doux et secret refuge les perles de mes larmes
41Une simple promenade au bord de cette rivière suffit à libérer ses émotions refoulées de nostalgie et d'amour. Ses larmes, pareilles à des rivières suffisent à le soulager, car elles effacent la souffrance et la dépression. Bien que le poète passe ses journées en Amérique à manger et à boire, il demeure accablé de désespoir.
42Chaque fois qu'il se remémore une rivière, il imagine un arbre ou se rappelle un oiseau chanteur. Le fardeau de la douleur le brûle et le déchire.
De ces deux ennemis je suis la proie facile
De ma vie un supplice ensemble ils ont fait
43Il poursuit en exprimant ainsi son chagrin et ses blessures :
Car le feu de mon cœur mes larmes étancher
Ne pourrait ni les larmes de mon cœur éteindre
Le feu…
44Dans cette strophe, le poète se transforme en un feu dévastateur qui le consume corps, cœur et âme. Il se transforme en tornade, ses larmes en raz-de-marée ; il épanche sa vie sur cette étrange terre d’Amérique. Il souffre et agonise à cause de ce violent amalgame d'émotions. Le feu ne peut effacer les larmes, qui sont elles-mêmes incapables de satisfaire le brûlant désir du Retour. Rashid Ayyoub n'est pas le seul à connaître un tel dilemme, c'est un drame qui est partagé par tous les émigrés, chaque fois que l'émigration les emporte loin de leur pays.
45La totalité des références sémantiques, plongées dans une atmosphère de mélancolie et de dépression, sont mélancoliques et sombres. Les termes « larmes, alanguissement, douleur, feu, nuit, maux, pleurs, tombe... » sont omniprésents dans la littérature de l'émigration, où les écrivains et les poètes s'expriment avec nostalgie, lorsqu'ils se souviennent de leurs parents, de leur famille, de leur voisins, de leur histoire et de leur patrie. Ces mêmes mots servent à évacuer la pression de l'isolement, l'immense quantité d'émotions refoulées que le poète émigré ressent chaque fois qu'il se tient près d'une rivière, qui lui rappelle son pays. De même, chaque fois que le souvenir de ses parents lui traverse l'esprit, il pleure à fendre l'âme ; et lorsqu’il aperçoit une colombe en plein vol, il sombre dans la douleur et le chagrin. Malgré leurs apparentes différences, ces paroles reflètent un état sentimental très fort, propre aux auteurs de la littérature de l'émigration.
46Ces hommes-là sont de grands poètes, emportés par les vents du voyage au-delà des mers. Le deuil et la douleur qu'ils ont ressentis ont nourri leur poésie et leur créativité. Leurs expressions ont donné naissance à certains termes remarquables qui ont permis d'enrichir tous les genres de littérature, en particulier la poésie. Ils sont parvenus à illustrer l'agonie profonde de l'être humain ainsi que son aspiration au retour à la terre-nourricière, à travers le temps.
- 1 Nos remerciements à André Joly pour sa relecture et ses suggestions.
Traduit de l’anglais par Marine Bernot1
Pour citer cet article
Référence papier
Badawi Shahal, « Les schémas du voyage et de l'isolement chez les poètes Shafik Malouf, Al Shaaer Al Qurawi et Al Shaaer Al Baki », Modèles linguistiques, 65 | 2012, 165-173.
Référence électronique
Badawi Shahal, « Les schémas du voyage et de l'isolement chez les poètes Shafik Malouf, Al Shaaer Al Qurawi et Al Shaaer Al Baki », Modèles linguistiques [En ligne], 65 | 2012, mis en ligne le 12 mars 2013, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/310 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.310
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