1Dans un ouvrage récent, Pourquoi la fiction ?, Jean-Marie Schaeffer définit ce qu’il appelle l’« immersion fictionnelle » à travers quatre caractéristiques :
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Une inversion des relations hiérarchiques entre perception intramondaine et activité imaginative : alors que dans la vie ordinaire, notre activité imaginative accompagne nos perceptions du monde alentour comme une sorte de « bruit de fond », en situation d’immersion fictionnelle, notre imagination l’emporte sur notre perception de l’univers sans pour autant l’occulter entièrement.
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La coexistence du monde réel et du monde fictionnel : l’environnement réel et l’univers imaginé, loin de s’exclure, coexistent et sont même nécessaires l’un à l’autre.
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Une activité homéostatique : l’immersion fictionnelle se régule d’elle- même par le caractère toujours incomplet de l’activation imaginaire suscitée par l’œuvre et la complétude supposée de l’univers fictionnel.
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Un état d’investissement affectif : les représentations vécues en état d’immersion fictionnelle sont chargées d’affectivité. Cette affectivité peut prendre la forme d’une empathie pour les personnages, mais les descriptions peuvent aussi être affectivement investies par le lecteur.
2Cette analyse de l’immersion fictionnelle est suffisamment généralisante et puissante pour trouver diverses applications pratiques. Certains aspects de la théorie me paraissent éclairer, entre autres, le processus d’apprentissage des langues en milieu éducatif. Je m’intéresserai plus particulièrement ici au principe d’immersion fictionnelle comme vecteur d’apprentissage. Cette exploitation ne correspond aucunement à la visée initiale de l’auteur. Toute erreur d’interprétation ou détournement abusif de son analyse relève donc de ma seule responsabilité.
3Mon étude portera sur l’enseignement-apprentissage de l’anglais maritime au Centre d’Instruction Naval de Saint-Mandrier. Elle se fondera sur le principe général que l’immersion fictionnelle stimule la motivation, donc l’apprentissage. Elle s’attachera donc à cerner ce qui, dans une situation d’enseignement, favorise cet état presque second qui caractérise l’immersion fictionnelle. Je rappellerai, dans un premier temps, ce que J.-M. Schaeffer entend par fiction puis proposerai trois activités d’apprentissage, qui constituent des vecteurs d’immersion de plus en plus puissants dans l’univers virtuel de la réalité représentée.
- 1 L’expression est empruntée à John R. Searle.
4J.-M. Schaeffer définit la fiction comme la « feintise ludique partagée »1. La feintise ludique doit être distinguée de la feintise sérieuse. La feintise sérieuse vise à induire la croyance erronée selon laquelle les simulations seraient des simulacres, le simulacre désignant un semblant qui passe pour le réel. Autrement dit, lorsque je feins sérieusement, j’ai pour but de tromper effectivement celui à qui je m’adresse. En revanche, lorsque je feins dans une intention ludique, je cherche au contraire à ne pas tromper ce dernier. Il y a alors accord (tacite ou non) entre l’émetteur et le destinataire. C’est en ce sens que la feintise est à la fois ludique (« pour de faux », diraient les enfants dans leurs jeux fictionnels interactifs) et partagée. Dans un récit, cet accord se manifeste via l’instauration d’un cadre pragmatique, laissant transparaître l’attitude intentionnelle de l’auteur. L’institution d’un cadre pragmatique permet par exemple au lecteur de savoir s’il lit un récit fictionnel ou un récit factuel. Ce contrat pragmatique entre l’auteur et son lecteur apparaît sous diverses formes. Dans un texte écrit, c’est généralement le paratexte qui s’en charge.
5Le mot fiction est en réalité polysémique. Dans le monde anglophone, mais aussi de plus en plus francophone, il désigne un genre littéraire qui s’oppose à la non-fiction, celle-ci renvoyant aux genres « sérieux », comme l’autobiographie ou le témoignage. Mais le terme ne se limite pas au seul genre littéraire. Il peut également référer au théâtre, au cinéma, aux jeux vidéo, ainsi qu’aux représentations graphiques ou encore aux jeux fictionnels collectifs interactifs des enfants, aux jeux solitaires avec amorces mimétiques (poupées, voitures miniatures), aux rêveries diurnes (représentations endogènes issues de notre « imagination », autostimulations mentales), le mode d’opération de la fiction, sous ses multiples formes, étant celui d’une modélisation mimétique.
- 2 Dans les fictions « privées », élaborées à partir d’une amorce mimétique matérielle (poupée, soldat (...)
6L’immersion fictionnelle désigne, quant à elle, le passage du monde réel au monde fictionnel, dans la représentation mentale du sujet. Ce processus d’immersion concerne aussi bien le créateur de fiction (auteur, acteur, etc.) que le récepteur (lecteur, spectateur, etc.)2 . Il est déclenché par une amorce initiale qui, dans le cas du créateur peut prendre la forme d’une auto- affection (le créateur crée lui-même les amorces susceptibles de le mettre en situation d’immersion) et dans le cas du récepteur d’une réactivation.
7Les méthodes d’enseignement-apprentissage des langues ont profondément évolué au cours des âges (méthodologie grammaire- traduction, directe, active, audio-orale, structuro-globale audio-visuelle, approche communicative de première et deuxième génération, approche actionnelle), mais il demeure un paramètre immuable, plus ou moins pris en compte par ces courants, la motivation. C’est aujourd’hui une lapalissade que de dire que ce critère constitue le fondement même d’un acte pédagogique réussi, mais peut-être se contente-t-on trop souvent de poser cette affirmation, sans vraiment analyser les propriétés de ce concept. Il en existe sans aucun doute plusieurs, à commencer par le vécu existentiel et le degré de motivation éminemment variable et difficilement quantifiable des apprenants, mais il en est une qui, me semble-t-il, atteint un certain niveau d’universalité et de transversalité : le degré d’immersion dans la réalité fictionnelle ou mimétique mise en place par l’enseignant. Les principes généraux développés par J. M. Schaeffer fournissent un éclairage intéressant sur les situations d’apprentissage et prennent même une résonance particulière si l’on tente de les appliquer à l’enseignement de l’anglais maritime.
8Comme le rappelle l’auteur, « pour qu’une fiction “marche”, nous devons voir le paysage (peint), assister au hold-up (filmé), (re)vivre la scène de ménage (décrite) » (p. 179). La qualité de l’immersion me paraît en très grande partie subordonnée à celle de l’amorce initiale, l’élément déclencheur qui permet de s’immerger dans l’univers ainsi recréé. C’est à ce niveau-là qu’interviennent le choix des supports didactiques mais aussi le savoir-faire de l’enseignant pour guider ses élèves dans l’immersion fictionnelle. Il s’agit d’une étape cruciale qui permettra au professeur de tirer profit des effets spécifiques de l’immersion. De la qualité de l’amorce initiale dépendent la facilité et la profondeur de l’immersion et donc ultimement le degré de motivation de l’apprenant.
9L’importance accordée aux documents authentiques est liée à l’intégration de la composante culturelle dans l’enseignement des langues vivantes. Elle commence à se manifester dès les Instructions Officielles de 1950, qui marquent l’avènement du troisième et dernier courant de la méthodologie active. Les reproductions artistiques servent alors d’illustration aux textes étudiés. Les tentatives d’authenticité demeurent malgré tout limitées et il faut attendre l’approche communicative pour voir ce concept placé au centre des préoccupations didactiques. La recherche de l’authenticité affecte alors non seulement tous les supports (écrits, oraux, iconographiques) mais aussi les pratiques enseignantes (spontanéité des échanges et aujourd’hui pédagogie dite « actionnelle »).
- 3 Comme par exemple cet exercice lacunaire (qui relève d’ailleurs plus de l’évaluation que d’une véri (...)
10Prenons un exemple concret : pour effectuer un rebrassage lexical sur les différentes parties du navire : déclencher la prise de parole en continu et favoriser l’interaction, l’enseignant décide de présenter à ses stagiaires la photographie d’un bâtiment bien réel. La seule vue d’un « vrai » navire suffit le plus souvent, chez un marin, à libérer l’expression. En effet, à la différence d’un simple écorché de bateau ou tout autre support didactique ou didactisé3 , l’authenticité d’un document constitue, en règle générale, un facteur susceptible de favoriser l’immersion fictionnelle. Comment s’explique cette relation de cause à effet ? J.-M. Schaeffer propose un éclairage intéressant sur l’accès à la fictionnalité de la photographie. Selon cet auteur :
Une fiction photographique doit être une photographie : elle accède à la fictionnalité non pas en cessant d’être une photographie, mais en se servant de la mimésis photographique homologue (et indicielle) comme vecteur mimétique mis au service d’une modélisation fictionnelle (p. 294).
11Pour cerner la portée de cette citation, effectuons un bref détour analytique par la pensée d’un philosophe du XVIIIème siècle, l’évêque anglican Berkeley, considéré comme le plus grand ou le plus typique représentant de la tendance idéaliste (par opposition à l’attitude réaliste). Ce courant idéaliste considère que esse est percipi (être, c’est être perçu). Autrement dit, le monde sensible ne peut exister qu’en tant que perçu. La formule de Berkeley pourrait être retournée : percipi est esse (être perçu, pour une chose, c’est être). La perception présuppose la présence de l’objet puisqu’elle est causée par cet objet. Que se passe-t-il dans le cas d’une représentation picturale de l’objet ? Selon Magritte, celle-ci ne saurait être prise pour l’objet simulé : « Ceci n’est pas une pipe » écrivait le peintre sur ses nombreuses reproductions. La peinture n’est qu’un semblant, non seulement parce que l’objet peint n’est pas là où nous le voyons, mais aussi parce qu’il ne nous donne à voir que l’apparence de l’objet et non pas sa nature. La première caractéristique (l’objet peint n’est pas là) conduit ainsi J.-M. Schaeffer à poser que la peinture « présuppose l’absence de l’objet ». Si je reviens à mon exemple, la représentation picturale d’un bâtiment, utilisée comme support pédagogique, implique donc que l’objet peint ne saurait se trouver là où il est représenté. La seconde caractéristique, fondée sur l’opposition entre apparence et réalité, pousse l’auteur à considérer que l’objet ainsi représenté
ne nous donne accès qu’aux ombres de la réalité et non pas à cette réalité elle-même, c’est-à-dire aux Idées. En vertu de cette […] thèse, la peinture, tout en s’opposant à la perception, ne s’en situe pas moins dans une hiérarchie des rapports au vrai à l’intérieur de laquelle la perception elle-même n’est déjà qu’un mode déficient (p. 283 ; c’est moi qui souligne).
12Cette hiérarchie est illustrée par la célèbre comparaison des trois lits : de l’idée de lit, on passe au lit matériel (celui du charpentier) qui en est une imitation et ensuite à la représentation picturale du lit matériel qui n’est que l’imitation d’une imitation. La représentation picturale d’un navire imiterait donc ce qui n’est déjà qu’une imitation.
13Or l’immersion fictionnelle vise à occulter momentanément la représentation de deuxième degré (ceci n’est pas une pipe) pour conduire l’observateur à percevoir la représentation de premier degré (ceci est une pipe), en d’autres termes, l’objet réel, c’est-à-dire à créer une illusion référentielle. En situation d’apprentissage, le passage du second au premier degré, constitue, à mon sens, le principe même de l’immersion fictionnelle. Elle est non seulement facilitée par l’utilisation d’un support authentique, car l’authenticité du document réduit l’écart entre fiction et réalité, mais aussi et surtout par l’expérience embarquée de l’apprenant. La prise en compte du contexte d’apprentissage s’avère en effet primordiale. Le même support proposé en milieu universitaire aurait par exemple peu de chance de conduire à un processus d’immersion mimétique !
- 4 Ce système d’autodéfense comporte un affût léger et six missiles à très courte portée Mistral (Miss (...)
14La photographie d’un bâtiment utilisée comme vecteur d’immersion atteint cependant tôt ou tard ses limites, même dans un contexte d’apprentissage militaro-maritime. La raison principale en est que si, aux yeux du profane, tous les bateaux se ressemblent, il n’en va pas de même aux yeux du marin averti : chaque navire possède sa « personnalité » propre. Prenons, là encore, un exemple. Le porte-avions nucléaire Charles de Gaulle, équipé du lance-leurres Sagaie, du Sadral (Système d’AutoDéfense Rapproché Antiaérienne Léger)4, du DRBJ 11B (radar de désignation d’objectif et de veille tridimensionnelle), du système SAAM (surface-air anti-missile système d’autodéfense qui équipe le CDG et les FREMM), etc. n’a strictement rien à voir avec une FASM (frégate anti- sous-marine) telle que le Tourville ou le De Grasse, pourvue de sonars, de torpilles L 5, mais aussi de missiles Exocet, du système Crotale EDIR, etc. Les équipements et par conséquent les missions divergent profondément, le second navire étant même le plus souvent censé protéger le premier (l’unité précieuse).
15On pourrait multiplier ainsi les exemples à loisir. De telles divergences posent alors le problème du choix du document iconographique, comme vecteur d’immersion, les stagiaires provenant généralement de bâtiments multiples et variés. Certains marins n’ont par exemple jamais été affectés sur le CDG. Une représentation iconographique de ce dernier constituera donc pour eux un vecteur d’immersion moins propice. Si le choix d’un bâtiment unique stimule l’intérêt des uns, il risque ainsi de pénaliser les autres. Il peut même, en de rares cas, s’avérer contreproductif en bloquant d’emblée toute velléité d’immersion fictionnelle, le stagiaire ne se sentant pas concerné. On peut certes envisager de proposer des reproductions iconographiques différentes, mais cela entraîne souvent une dispersion de l’attention, chacun s’intéressant exclusivement à « son » bateau. De plus, à supposer que l’on fasse le choix d’un seul et même bâtiment, quels aspects privilégier ? Si par exemple des points névralgiques comme le CO (central opérations) ou la passerelle éveillent la curiosité du détecteur, il y a peu de chance qu’ils suscitent un grand intérêt chez l’opérateur qui travaille sous le pont. Enfin et surtout, l’authenticité ne s’applique qu’au support, elle ne concerne guère l’activité proprement dite : dans quel cas, en effet, un marin sera-t-il conduit à décrire la photographie d’un bâtiment ?
16Certes, celle-ci n’est censée être qu’un vecteur d’immersion, une feintise ludique donnant naissance à un univers fictionnel, une amorce initiale, mais l’on s’interrogera, compte tenu des restrictions qui viennent d’être évoquées, sur la puissance de ce « leurre préattentionnel », on se demandera s’il permet véritablement le passage d’une représentation de second degré à une représentation de premier degré (perçoit-on l’objet réel ou ne voit-on qu’une photographie ?). Une façon de contourner ces difficultés consiste à envisager une autre démarche didactique : le jeu de rôle.
17La mise en situation choisie pour décrire un bâtiment pourra s’inspirer d’un scénario réaliste. Les marins sont parfois « désignés volontaires » par leur commandant pour effectuer une visite guidée du bord. L’enseignant demandera donc aux stagiaires de s’abstraire mentalement de leur environnement énonciatif que constitue la salle de classe, pour se retrouver, imagination aidant, dans leurs bâtiments respectifs. Ils devront faire visiter leur bâtiment au groupe de militaires américains qui attendent sur le quai. La visite se déroulera selon un ordre logique dicté par les contraintes spatiales du navire, on ne peut commencer par l’avant et se retrouver à l’arrière l’instant d’après. Les stagiaires feront, à tour de rôle, un bref exposé sur les installations principales ou un compartiment de leur choix : le pont et ses équipements de détections, l’armement, la passerelle, le Central Opérations, le PC Elec, le PC Télec, la salle des machines, les locaux vie, etc. Les rôles seront distribués selon les compétences des uns et des autres. De la qualité de l’organisation et de la répartition idoine des rôles dépendra la réussite de l’activité. À l’issue de chaque prestation individuelle, le reste de la classe jouera le rôle des militaires américains, qui n’hésitent pas demander des précisions.
- 5 Les enfants naviguent sans cesse, avec une étonnante facilité, entre l’immersion mimétique et le ca (...)
18Ce type de scénario est extrêmement réaliste, car les stagiaires savent pertinemment qu’ils risquent de se retrouver un jour ou l’autre dans ce type de situation. Ils perçoivent donc immédiatement la finalité de l’exercice. En outre, ils ne sont plus liés par le cadre parfois contraignant du document iconographique. Pour introduire plus de souplesse encore, le bâtiment pourra changer de type et de fonction au gré des interventions. Cela fera partie de nos fantasy negotiations, c’est-à-dire des négociations portant sur le développement futur du programme imaginaire et notamment du canevas fictionnel (explicit proposals). Les fantasy negotiations se situent, bien sûr, en dehors de l’univers fictionnel, en début de séance, et ne nécessitent pas, contrairement aux jeux des enfants, le recours répété à des renégociations du contrat fictionnel5.
19Il est vrai que si l’on mettait bout à bout les différentes interventions des stagiaires, on obtiendrait un bâtiment curieusement protéiforme, dont le prototype, en dehors de ces séances de cours, n’a jamais encore été conçu par une quelconque nation ! Si notre prototype, fait de bric et de broc, n’existe pas dans le monde réel, il convient de préciser que cela n’enlève en rien la valeur référentielle de ses propriétés. Il faut en effet opérer une distinction entre la valeur vériconditionnelle des parties constitutives du tout et celle du tout obtenu par la combinaison de ces différentes composantes. Comme le fait remarquer J.-M. Schaeffer,
les propriétés elles-mêmes qui sont attribuées aux entités fictives sont presque toujours des propriétés qu’on peut découvrir dans le monde réel. […] Cet état de fait est parfaitement résumé par Gérard Genette lorsqu’il dit que dans la fiction ‘le tout […] est plus fictif que chacune de ses parties’. (p. 224).
20A travers la mise en situation relative à la description d’un bâtiment, les stagiaires ne produisent pas un « modèle mimétique homologue », une réinstanciation du réel, mais une modélisation fictionnelle, régie par des relations d’analogie globale. L’univers fictionnel se situe donc au-delà du vrai et du faux, sans mettre pour autant en cause la question de la référentialité, le rapport de l’univers fictionnel à la réalité étant celui d’une analogie globale. Comme le fait remarquer J.-M. Schaeffer, un tableau représentant une licorne aura un statut différent, selon que le peintre croit ou non représenter un animal existant. Cela n’affecte pas la valeur référentielle de la représentation picturale :
Il faut donc abandonner l’idée selon laquelle il existerait deux modalités de représentation, l’une qui serait fictionnelle et l’autre qui serait référentielle : il n’en existe qu’une seule, à savoir la modalité référentielle. […] Même si elle vise un objet inexistant, elle ne peut le représenter comme inexistant, parce que (se) représenter quelque chose revient à poser cette chose comme contenu représentationnel.
Par ailleurs, les représentations fictionnelles posent exactement les mêmes classes de référents que ceux de la représentation commune : environnement extérieur, états et actes corporels et mentaux. Et cela vaut pour toutes les représentations, indépendamment de leur source, de leur mode d’accès ou de leur mode d’existence. Ainsi, quelle que soit la différence logique (du point de vue dénotationnel) entre la représentation d’un cheval et une représentation de licorne, elles sont équivalentes du point de vue du contenu (p. 153).
21Toutefois, dans une situation d’apprentissage, l’immersion fictionnelle me paraît grandement facilitée lorsque la modélisation mimétique entretient des liens étroits avec l’univers réel. Cela se vérifie particulièrement auprès d’un public de marins et militaires, en milieu professionnel. Ces derniers n’aiment guère s’immerger dans des mondes imaginaires totalement déconnectés de leur réalité quotidienne. Ce dernier point me conduit à envisager brièvement la relation entre monde fictionnel et monde réel.
22Une mise en situation réussie se traduit par une occultation plus ou moins importante du monde alentour, ce qui est le signe même du degré de profondeur dans l’immersion fictionnelle. Dans le meilleur des cas, les stagiaires finissent par oublier la situation énonciative d’une salle de classe. Les regards s’allument, les échanges s’animent, les esprits prennent le large… La qualité de l’immersion peut se mesurer au degré inversement proportionnel de la perception du monde réel et de l’activité imaginative. Elle « se caractérise par une inversion des relations hiérarchiques entre perception (et plus généralement attention) intramondaine et activité imaginative » (op. cit. : 180).
23L’analyse proposée dans cette section ne constitue pas un plaidoyer rigide en faveur d’un apprentissage exclusivement fondé sur l’immersion fictionnelle à travers le jeu de rôle. Les blocages linguistiques, davantage liés, chez les marins, à des lacunes lexicales qu’à une quelconque inhibition, entravent fréquemment la modélisation fictionnelle et engendrent des frustrations. La barrière de la langue ramène souvent le stagiaire à la « dure » réalité de la salle de classe. Elle interrompt le processus d’immersion fictionnelle, en contrarie le plaisir voire menace de l’enrayer définitivement. Les dérapages en français sont d’ailleurs révélateurs car ils traduisent la volonté plus ou moins consciente de l’apprenant de proroger l’état d’immersion. Ce type d’approche mis au service de l’apprentissage est sans aucun doute très motivant, mais il présuppose un certain niveau de compétence dans la langue de spécialité. C’est la raison pour laquelle des exercices plus traditionnels ne sauraient être décriés en tant que tels. Ils peuvent même servir de point de départ pour atteindre le prérequis nécessaire à un apprentissage plus ludique et plus motivant.
24Le scénario imaginé pour la description du bâtiment ne constitue qu’un exemple parmi d’autres. Les mises en situation peuvent porter sur un panel de sujets très variés : évacuation sanitaire, évacuation de ressortissants, sécurité (incendie / voie d’eau), accident (e.g. Koursk), attentat (e.g. USS Cole), etc. Pour des raisons déjà évoquées, ce type de séance interviendra en aval des différents cours d’acquisition fondamentale de vocabulaire militaire et maritime. L’instructeur décidera, selon le cas, de créer des groupes homogènes (groupes de niveau), des groupes hétérogènes (afin de créer une émulation), des groupes par affinité (spécialités, affectation, etc.), la taille du groupe pouvant aller de deux (pair-work) à plusieurs personnes (team-work), voire s’étendre à la classe entière (group-work / groupe classe). Selon le niveau des stagiaires, l’instructeur pourra proposer l’utilisation du dictionnaire, de fiches lexicales, etc.
25Le film utilisé comme support pédagogique est particulièrement apprécié dans l’enseignement des langues étrangères. Qu’il s’agisse d’un film de fiction ou d’un film documentaire, le processus d’immersion demeure identique, mais le traitement cognitif de l’univers mental ainsi créé est différent. Le film de fiction induit chez le spectateur un processus d’immersion fictionnelle, le film documentaire un phénomène d’immersion mimétique. Un modèle mimétique est un modèle qui instaure une relation d’homologie, un modèle (mimétique) fictionnel n’est pas soumis à une contrainte d’homologie globale et locale mais à une contrainte d’analogie globale. L’apprentissage par observation relève du modèle mimétique homologue. Voici un exemple, parmi d’autres, proposé par J.-M. Schaeffer, pour expliciter l’opposition entre modélisation mimétique homologue (ou imitation réelle) et modélisation fictionnelle analogique (ou imitation-semblant) :
Lorsque je calque mon comportement (dans la vie réelle) sur celui d’une autre personne, j’élabore un certain nombre de mimèmes, c’est-à-dire que j’imite cette personne ou son comportement. Ceci ne signifie pas que je feins d’être cette personne ni que je feins le comportement que j’imite. Ainsi un croyant qui imite un saint ou Jésus-Christ ne feint pas d’être un saint et encore moins d’être Jésus-Christ (ce qui serait un acte blasphématoire). Il se propose uniquement de mener une vie qui ressemble à celle de ces augustes personnages et il prend modèle sur eux. Il s’agit d’un fait de mimétisme social qui relève d’apprentissage par imitation : je prends la personne imitée comme modèle et je fais miens les comportements imités. […] Même dans le domaine de l’imitation comportementale, l’éventuelle volonté d’identification avec le modèle doit être distinguée de la feintise. Il se peut que le chrétien qui imite saint François veuille non seulement ressembler au saint en le prenant comme modèle, mais encore, à travers cette imitation, accéder lui-même au statut de saint, donc devenir ce qu’il imite, sans que ceci n’implique la moindre feintise de sa part : l’imitation en question relève de la réinstanciation (p. 92).
26Ce qui, au cinéma, différencie la modélisation mimétique de la modélisation fictionnelle se situe au niveau des croyances, neutralisées, dans le second cas, par le cadre pragmatique de la feintise ludique. Le film documentaire exclut le principe même de feintise, qui vise à induire la croyance erronée que la simulation est la chose imitée, alors qu’elle n’en est que la représentation, même s’il arrive plus souvent aux films documentaires d’emprunter des techniques fictionnelles qu’aux fictions d’imiter des documentaires. Un film qui induirait sciemment le spectateur en erreur en faisant passer une fiction pour un documentaire réel fonctionnerait comme un leurre.
- 6 Ces boucles réactionnelles courtes sont celles qui amènent le spectateur à jeter la tête en arrière (...)
27De tous les dispositifs de représentation mimétique connus à ce jour, le cinéma est sans doute celui qui arrive le plus facilement à produire des leurres perceptifs. Les films de fiction sont saturés de « mimèmes hypernormaux » qui sont des amorces mimétiques privilégiées pour une activité de modélisation fictionnelle. Ils induisent souvent des « boucles réactionnelles courtes », de nature réflexe, typiques des « traitements perceptifs préattentionnels »6. Autrement dit, l’« isomorphisme mimétique » est tel qu’il déclenche chez le spectateur des réactions similaires à celles qui auraient été induites par le stimulus réel imité. Les réactions motrices du spectateur montrent à quel point le cinéma est susceptible de constituer un vecteur d’immersion mimétique puissant.
28L’immersion que permet le cinéma est également liée à la dimension esthétique de la fiction et au plaisir que celle-ci génère. On comprend pourquoi les séquences cinématographiques, qu’il s’agisse de films de fiction ou de films documentaires, constituent un support privilégié dans l’enseignement.
When U.S. aircraft fly their missions, they are usually escorted by sturdy-looking 25-year-old planes called Prowlers. CNN’s Don Nott explains why.
These Navy air-crews are among the world’s best players in wars that have come to look more and more like video games. Their EA-6B Prowlers carry missiles but the planes’ real weapons are computers and electronic gear.
29Ce passage, extrait d’un documentaire proposé par CNN, décrit le brouillage (au sens propre et non électronique du terme !) qui s’installe parfois insidieusement entre fiction et réalité. La guerre est ici vécue comme un jeu vidéo et les équipages de l’aéronavale américaine en sont les acteurs. Cette situation inverse donc, de manière originale, la relation entre réalité et fiction cinématographique. Ce n’est pas « l’illusionnisme intrinsèque de la représentation visuelle mimétique » qui est ici en cause, mais la réalité perçue à travers le prisme de la fiction. En clair, ce n’est pas le cinéma qui s’apparente à la vie réelle mais la vie réelle qui s’apparente au cinéma.
30Cela ne veut pas dire que les pilotes du Prowler prennent effectivement la vie réelle pour une fiction, mais qu’ils sont victimes d’une illusion référentielle fugitive à un niveau préattentionnel. Selon J.-M. Schaeffer, « la situation d’immersion fictionnelle se caractérise par l’existence conjointe de leurres mimétiques préattentionnels et une neutralisation concomitante de ces leurres par un blocage de leurs effets au niveau de l’attention consciente » (p. 189). Ces moments de confusion entre semblant et réalité se caractérisent donc par leur extrême brièveté. Le contrôle conscient (ou attentionnel) du spectateur reprend les choses en main, évite que l’immersion partielle qui caractérise la fiction ne se transforme en immersion totale, qui caractérise le leurre, c’est-à-dire en croyance erronée.
31Le passage extrait du documentaire sur le Prowler montre donc que la situation d’immersion est susceptible de changer d’orientation puisque ce n’est plus la fiction qui est prise ici pour l’univers réel, mais très exactement l’inverse. Le phénomène d’immersion décrit par J.-M Schaeffer et le blocage des leurres préattentionnels par un retour du contrôle attentionnel conscient demeurent cependant inchangés quelle que soit l’orientation de l’immersion. De plus, ce passage permet d’inférer à quel point la frontière entre monde fictionnel et monde réel est ténue, le passage de l’un à l’autre pouvant s’effectuer dans les deux sens. Il met enfin en évidence le pouvoir de l’image, en particulier de l’image mobile, comme vecteur d’immersion, raison pour laquelle, encore une fois, le cinéma recueille souvent les faveurs de l’enseignant dans les situations l’apprentissage.
32Les théories sur l’immersion fictionnelle sont loin d’être nouvelles. C’est à Platon que revient le mérite d’avoir montré que l’immersion mimétique est au cœur du dispositif fictionnel. Ces théories ont été déclinées depuis sous des formes très variées par divers philosophes, écrivains et poètes. Ainsi, Samuel Taylor Coleridge, écrivain, critique et poète britannique, aurait forgé le concept de « suspension consentie de l’incrédulité » dans sa Biographia Literaria de 1817 :
- 7 […] il fut convenu que je concentrerais mes efforts sur des personnages surnaturels, ou au moins ro (...)
[…] it was agreed, that my endeavours should be directed to persons and characters supernatural, or at least romantic, yet so as to transfer from our inward nature a human interest and a semblance of truth sufficient to procure for these shadows of imagination that willing suspension of disbelief for the moment, which constitutes poetic faith.7
33La production de la fiction, définie comme une feintise ludique partagée, relève en effet d’une mimésis intentionnelle. Pour que la feintise soit ludique et partagée, il ne suffit pas que le créateur ait l’intention de ne feindre que « pour de faux », il faut encore que le récepteur reconnaisse cette intention et donc que celle-ci soit clairement annoncée. Elle doit donner lieu à un accord intersubjectif entre destinateur et destinataire. La suspension consentie de l’incrédulité qui, pour Samuel Taylor Coleridge, constitue la foi poétique, peut être étendue à toutes formes de fiction. Cette suspension sera plus ou moins « volontaire » (willing), selon la puissance du mimème en tant qu’inducteur d’immersion. Lorsque l’univers mimétique, proposé aux apprenants, ressemble, à s’y méprendre, à l’univers réel, il n’est plus guère besoin de « suspendre son incrédulité ». La proximité entre l’imitant et l’imité facilite le processus d’immersion. L’immersion dans le monde réel artificiellement recrée se fait alors sans effort.