Zola n’écrirait pas dans Courrier international
Plan
Haut de pageTexte intégral
1Fiction et réalité, presse et littérature, ces couples se fréquentent depuis des siècles. Simple flirt, mariage de raison, ou garde alternée ? Les deux styles souvent s’opposent, mais ils ne sont pas toujours si éloignés l’un de l’autre. Écriture, style, contenu, ce qu’ils ont d’abord en commun, c’est le lecteur.
1. Écrire
Joue-la comme Djian
2« Coco, ton accroche n’est pas assez forte ; ta première phrase n’embarque pas le lecteur ! ». Jean-François Kahn, patron alors de L’Événement du jeudi, le répète à l’envi à ses journalistes : un début de papier, c’est comme le début du film L’arme fatale. À cent à l’heure dans les rues d’une ville américaine, ponts, impasses, courses-poursuites, dérapages, séquences haletantes, champ-contre-champ, puis pause. Zoom avant sur les héros. Arrêt sur image. Qui sont-ils ? Que font-ils là ? Quelle est leur épaisseur, leur parcours, leur talent, leur faille ?
3C’est cela et rien d’autre, le début d’un article de presse. Et d’un livre ?
4Philippe Djian, journaliste de formation, avoue passer des jours, des semaines — « plus parfois » dit-il, à peaufiner ses cinq premiers mots, cette introduction qui prend le lecteur à la gorge et ne le lâche plus.
5Exemple dans son dernier roman « Oh… » (à paraître en septembre 2012 chez Gallimard), et cette première phrase fondatrice, militante, qui doit embarquer le lecteur :
Je me suis sans doute éraflé la joue.
6Une belle accroche, mais qui n’aurait rien à faire dans un papier de quotidien ou d’hebdomadaire.
7D’abord parce qu’on est dans la fiction pure, l’invention romanesque, et qu’il s’agit ici d’un détail de la « vraie vie » mis en scène.
8Donc l’accroche est essentielle dans les deux supports, roman et presse. Mais elle n’a pas la même fonction.
Regarde Intouchables
9On dirait la même chose aujourd’hui du film Intouchables. Un bolide lancé sur un périphérique, des gyrophares, des policiers aux trousses, un dérapage, un face à face. Arrêt sur image encore. Puis la représentation des personnages, un héros paraplégique à la place du mort, et un héros noir de banlieue au volant.
10Cette mise en scène-là est primordiale. Elle est donc commune au journalisme et à l’écriture. Mais, dans un journal, son sens doit cerner une information réelle.
Le premier mot ?
11Récit et fiction, récit contre fiction ? Voici une des armes dont dispose un rédacteur pour mener son récit. Mais il y a rédacteur et rédacteur. Celui qui signe un ouvrage littéraire est totalement libre. Il fait ce qu’il veut des faits, les tord, les modifie, les plie à sa guise, les travestit pour servir son récit.
12Chez lui, tout est fiction, donc il peut TOUT se permettre.
13Y compris d’inventer un fait, de le créer comme s’il existait, de feindre qu’il est vrai, de le « vraisemblabiliser ».
14Rien de tel en journalisme. Le fait est le fait, il est « béton », il a eu lieu, il va avoir lieu, on peut en décrire les circonstances, interroger des témoins, le certifier. Il ne s’invente pas. Jamais.
15C’est interdit. Par la profession, l’éthique, la déontologie, ses confrères. Et surtout par sa propre autocensure.
16Pas de fiction ici, une simple mise en perspective, une dissection du récit. Un journaliste se demande devant sa page blanche, avant de frapper le premier signe sur AZERTYUIOP :
Quel va être le premier mot ?
17Comme un romancier, mais le contenu en revanche diffère. Tout ce qu’écrit d’emblée le journaliste est du réel. Et vrai, et vérifié.
2. Sentir
Ne pas mentir ?
18Inventer, mentir, fabuler est une faute professionnelle en matière de presse. Irrémédiable. Si elle existe une fois, même de façon infime, elle va en entraîner une autre.
19Désormais, le curseur de la vérité n’existe plus. Tout devient factice, on s’accoutume à l’invérifiable. Et personne ne croira plus rien. Le lecteur, lui, ne saura plus jamais à qui se fier, d’autant que sa méfiance envers la presse (et la chose écrite ?) est légendaire. En France, le paradoxe en 2012 est palpable : l’opinion croit plus en une émission de téléréalité qu’en un article de Courrier international, on suit plus l’avis d’un blog qu’une révélation de www.mediapart.
20À qui la faute ? Aux professionnels de la profession, bien entendu. Aux journalistes d’abord, que cela soit clair.
Au bord du caniveau
21Mais il existe des techniques. Semblables aux deux supports.
22Si le « truc » consiste à mettre en avant un détail, une situation, un climat, un décor, un état d’âme, celui-ci doit être bien réel dans l’écriture journalistique. Il n’est jamais créé.
23Quand Libération en juin 2012 écrit sur un candidat Front National aux législatives à Perpignan, le papier commence par une phrase de cinéma :
Il est assis sur le bord du trottoir, et il parle aux gens autour de lui. Il est en campagne électorale.
24Ici, tout est vrai, le trottoir, la position larvée du politique, son humilité au bord du caniveau, sa connivence avec ses électeurs potentiels.
25Ce détail ne s‘invente pas, il n’est pas romanesque, il est réel, c’est tout. Il se positionne d’entrée dans l’article pour typer un climat, créer une ambiance, dire un message.
26Le romancier l’aurait inventé pour mieux cerner son personnage, pour mieux le camper, pour l’humaniser et le rendre populaire. Mais le signal est clair dans la presse : tout ce qui est écrit ci-dessous est la vérité, du moins une vérité, celle du journaliste.
27Cette technique est valable pour l’ensemble de l’écriture journalistique.
28Dans la prise de notes par exemple, tout est comparable à la démarche d’Émile Zola et de son petit carnet. Il y consigne tout, il note le moindre détail, une odeur, une couleur, une atmosphère. Tel un Colombo de la presse. Le reste, la restitution, est une autre histoire.
29Reste l’acte premier, fondateur : il faut choisir.
Choisir son premier mot.
Choisir sa scénographie.
Choisir sa trace.
30Et ici journaliste et écrivain sont sur la même ligne de départ. Dans cet arbitraire qu’est l’écriture.
La vue d’hélicoptère
31Ensuite, le reporter et/ou le romancier rentre chez lui, fort de sa collecte d’impressions, d’informations. Il lit, se relit. Il souligne, surligne, « stabilote », il met en exergue, et, déjà, dans ce travail de « helicopter view » (prise de hauteur), il compose, il orchestre. Ensuite seulement, il choisit le passage fort, ce qui lui paraît — arbitrairement, illusoirement, personnellement — le plus fort.
32Il peut enfin commencer le récit. La nuance entre un journaliste et un romancier est mince : le premier est dans l’urgence, l’horloge, le timing, le second est dans le tempo, le rythme, le style.
33« Le style, c’est l’homme », disait Buffon. Écrire avec style, voire emphase, est permis à l’écrivain. Le journaliste doit s’en méfier, tenir le style pour le style en suspicion, si ce n’est en horreur.
34C’est le plus grand danger qui le guette : partir à l’aventure sur des terres romanesques, s’éloigner de la réalité, la travestir pour la joliesse de sa narration, se faire plaisir, inventer un scénario plus fort. Trahir.
35Outre ceci, ce métier de mettre en musique une collecte d’informations, journaliste et écrivain agissent de la même manière.
L’angle, nom de Dieu !
36L’originalité de l’écriture journalistique réside dans l’angle de traitement. Quel angle choisir ? Quoi de neuf ? Qu’est-ce que je veux démontrer ? Où va-t-on ? C’est essentiel. Un article est un angle et un angle est un article.
37C’est la base.
38Pas nécessaire en littérature, où on peut multiplier les pistes, pousser des portes, emprunter des labyrinthes, et égarer le lecteur à son insu ou pas. Peu importe : seule la trame vaut.
39Un papier de presse au contraire a une finalité, un sens, il doit être évident, lisible, visible, conclusif.
40La frontière entre réel et fiction existe bel et bien en matière de presse. Dans quelque genre journalistique que ce soit, de l’écriture dans un quotidien à l’investigation dans un magazine, la réalité commande un article. Vrai aussi en radio, en télévision, ou sur un site web.
41Tout ce qui est donné à voir et à sentir — ressentir — est du domaine du vrai. Il est inimaginable de penser que cela puisse être autrement. C’est exclu.
42L’éthique du métier de journaliste et sa déontologie ne le tolèreraient pas, sauf à n’être pas du métier, à s’en extraire. On entre ici dans le domaine du mensonge, du réel repensé et transfiguré pour magnifier une écriture ou une situation. Voire écrire une contre-vérité, fût-ce en toute conscience et sans y prendre garde (cf Timisoara en 1989 en Roumanie).
3. Conjuguer
Du présent, que diable !
43Les techniques existent donc dans l’écriture journalistique pour mettre en valeur, en relief, un récit. L’accroche est essentielle, on l’a vu. Le temps employé l’est également. On préférera toujours le présent narratif pour raconter une histoire.
44C’est d’abord beaucoup plus simple à écrire et c’est beaucoup plus limpide à lire. Cela évite ce mot et sa gymnastique de la fameuse concordance des temps, expression que plus personne ne fréquente en 2012.
45Le présent donc, même dans une action passée.
Exemple : Ce jeudi soir, il est minuit. L’assassin sait sa victime endormie…
46Quelle différence avec un roman ? Aucune a priori, à l’exception près — peu mince — que le romancier peut se permettre de s’amuser, peut se plaire — se complaire — dans l’utilisation de l’imparfait, de l’action brève et passée. Pour lui, et il a raison, cela donne une puissance romanesque au récit, l’imparfait est le parfait vecteur pour raconter une histoire.
47En effet : C’était jeudi, il était minuit, l’assassin savait… crée un tout autre climat, une distanciation, et une introduction au fonctionnel très plaisante dans l’univers du livre. Qu’on nous comprenne bien : un journaliste peut écrire à l’imparfait. Et un romancier peut écrire au présent. L’un et l’autre ne s’en privent pas. Mais le temps a toujours un sens.
Mesurable
48Ensuite, le temps d’un article de presse, sa suspension dans l’espace, sa nécessité de compréhension, sa durée de vie, n’a rien à voir avec un roman. L’article de presse est mesuré et mesurable. Il comprend 1500 signes (un feuillet d’écriture), soit tous les caractères compris (espaces, points, virgules…), ou bien 5000, ou, bien entendu, 30 000.
49Le texte doit alors posséder une force intérieure, un rythme qu’un romancier peut s’interdire.
50Longtemps je me suis couché de bonne heure, et autres digressions ne seraient pas supportables dans l’écriture d’un article de presse.
51Aucune divagation ni aucun chemin buissonnier ne sont tolérés en matière de presse. Si c’est le cas, ledit texte sera hachuré, rayé, supprimé, pire, réécrit. Et il pourra ne pas être publié. De tels égarements sont insupportables. La presse doit aller à l’essentiel par son rythme de lecture, son encombrement, sa futilité. Il est écrit, il est lu, il est jeté. Il sert vite « à emballer le poisson ».
52Rien de tel dans l’écriture romanesque. La littérature est tout le contraire. Elle flâne, prend son temps, décrit, amasse les détails, égare le lecteur. Que dire du polar qui prend plaisir à embarquer le lecteur sur de fausses pistes, des circonvolutions improbables ?
53Interdit en matière de presse écrite. Un papier efficace va direct au but, ne s’encombre pas de nombrilisme, n’a pas le droit de flâner. Même s’il décrit, prend son temps, passe par une impasse pour mieux illustrer le propos.
Pas de nombril
54Car l’écriture journalistique s’interdit — officiellement — une chose : écrire pour briller. Il faut écrire pour être lu, c’est impératif. Inutile de se faire plaisir, de chercher le bon mot, de « s’écouter écrire », de jouer sur les mots, de faire le poète. Le romancier peut se le permettre, manier l’image, rouler sur un vocable, l’exhiber, le porter aux nues. Mieux, il doit se le permettre.
55Surtout, l’écriture journalistique dispose d’une batterie de mises en scène qui tient le lecteur en attention. Un titre « vendeur », un chapeau qui introduit et résume le sujet, une première phrase qui entraîne, des intertitres qui relancent l’intérêt, des exergues qui aiguisent l’attention. Voire des images, des infographies, du tape-à-l’œil qui agrémente la thèse. On est ici face aux trois règles fondamentales du journalisme :
-
Apprendre (une information à son lecteur)
-
Comprendre (cette information, faire dans le pédagogique)
-
Surprendre (révéler, investiguer).
56C’est sans doute dans ce dernier mot “surprendre » que presse et littérature se rapprochent le plus. Un roman doit évidemment surprendre, « re-surprendre » et « sur-surprendre ». Un article de presse aussi.
4. Traquer
Gervaise sous l’escalier
57Mais tout ce qui est narré est du « vrai de vrai ». La consigne dans une rédaction est toujours identique : est-ce vrai à cent pour cent, ce ne peut être ni blanc ni noir, la vérité n’est pas tout à fait prouvée. Elle doit l’être, être vérifiée, avec une contre-enquête si besoin.
58C’est toute la noblesse du reportage. Sa mission est de montrer (contrairement à l’enquête qui doit démontrer). Au moment de récolter des couleurs, des odeurs, des détails, de la « chair », de l’humain, de l’identifier et de le ressortir dans son article, là où il le veut, comme il le veut, tout en étant obsédé par sa véracité. On n’invente pas une odeur pour réaliser un papier, pour « faire beau », pour « faire littéraire », pour créer une ambiance. Elle est ou elle n’est pas. On la relève ou pas, on s’en sert ou pas.
59Quand Emile Zola décrit la mort de Gervaise sous son escalier, et qu’on découvre un cadavre vert qui sentait mauvais depuis quelques jours, on est dans le réel ou la fiction ? Les deux sont possibles, mais on est ici dans la fiction pure.
60L’important en matière de presse est donc de raconter la vérité. Mais elle peut — elle doit — déranger. C’est une révélation, elle fait avancer une société, propulse en avant des pions de liberté ou de démocratisation. Il s’agit d’un scoop, notion a priori inconnue en littérature, bien qu’il existe des livres-révélations, qui disent les dessous, les secrets, les anecdotes tues…
Scoop vs feuilleton
61Le scoop a une éthique. Il doit être « béton », vérifié, et revérifié. C’est une archi-vérité, une supra-information, jamais lue, jamais dite et surtout jamais écrite. Elle déstabilise un lectorat, une institution, un pouvoir, une société.
62Surtout, elle a une règle : elle doit être suivie d’un contre-scoop, comme une réplique de tsunami. Une secousse, puis une deuxième secousse, qui enfonce le clou et crédibilise encore plus l’information révélée.
63La littérature peut se passer de ce tempo. En revanche, le genre feuilletoniste participe de cette haleine, de ce temps suspendu. Lundi, une information ou une narration ; mardi, une autre ; la suite, mercredi…
64La littérature a fait ses choux gras de ce système de rythme. Les romanciers raffolaient autrefois de ce stakhanovisme de l’écriture où tous les quotidiens usaient et abusaient du feuilleton comme genre littéraire ET journalistique. Ils entendaient fidéliser ainsi le lecteur, éveiller l’intérêt, lui donner rendez-vous le lendemain. C’était au temps où chaque journal pouvait se vendre en million(s) d’exemplaires.
Banco pour Izzo
65Là encore, la frontière est mince. Entre journalisme et littérature, le feuilleton est le fils bâtard. Ce n’est pas un hasard si un des meilleurs auteurs de “romans policiers gastronomiques” voulait y goûter. Le Marseillais Jean-Claude Izzo confiait avant sa mort (entretien avec l’auteur) que son rêve, le rêve de « tous ses amis romanciers » d’alors (il est mort en 2000) était d’écrire un feuilleton dans un journal, « à l’ancienne », pour connaître cette pression infernale de l‘écriture rapide, le stress de devoir produire, de fournir 10 000 signes chaque soir juste avant le lancement des rotatives, à chaud, d’être obligé de livrer, d’écrire dans l’urgence, et surtout dans l’actualité du jour, de jouer la modernité du récit au millimètre près.
66Sans doute Izzo se souvenait-il de la création de Fantômas, quand les deux auteurs vendaient leur idée de romans fous (détournement du métro…) à un éditeur qui, soudain, décida de jouer le jeu, de leur commander chaque jour un nombre invraisemblable de lignes, augurant ainsi une technique d’écriture et de prises de notes révolutionnaires.
67Hélas, Izzo ne pourra réaliser son rêve, l’auteur de Chourmo et de Total Kheops disparaissait sans pouvoir tenter le pari. Mais il osait un rapprochement de frontière entre livre et journal, à nouveau stimulant pour un patron de presse.
68Et pourtant, toute son oeuvre raconte Marseille, ses ruelles, ses mauvais garçons, ses belles filles, ses ombres, ses mafias, ses marins grecs et ses héros échoués, ses morts par balle, par balle réelle, un univers réel donc.
69Izzo écrit la réalité vraie, il est pourtant romancier, pas journaliste. Mais son héros, à l’instar des personnages de Montalban, passe son temps en cuisine, à mijoter des petits plats, à découper des légumes, ou à arpenter des restaurants goûteux.
70Rien de tel ne serait tolérable en journalisme. Le flic chez Izzo serait dans un journal le fil rouge pour décrier un monde parallèle, mais il n’aurait pas le temps de passer un tablier pour découper des tomates.
71Ce serait du style gratuit, de l’égocentrisme. Insupportable.
5. Observer
Le trombone de Fred Vargas
72C’est toute la frontière entre littérature et presse. Le journal n’a rien à faire de perdre du temps. Mon temps est précieux, perdons plutôt le vôtre, disait Boris Vian, il laisse cela à la littérature. Et cela malgré la définition du maître du genre, le journaliste Albert Londres, qui se prétendait être un « flâneur salarié ».
73C’était au temps où Londres passait du temps au bagne de Cayenne, à bord d’un paquebot ou sur les routes des premiers Tours de France. Il était autant écrivain que journaliste, et l’espace vierge qui l’attendait dans son journal était conséquent, il lui était réservé, un domaine de pages blanches où il pouvait se répandre.
74Le livre, lui, peut flâner. L’article de presse ne peut pas, ne peut plus.
75Reste l’acuité, partagée par les deux types d’écriture. Regarder, noter, retranscrire, traquer le détail fait partie de la même démarche. L’auteur à succès Fred Vargas avoue passer un temps fou à scruter le sol des villes, à débusquer un trombone tombé à terre rue du Louvre à Paris, et à imaginer son parcours. Fiction. Rêve. Fantasme.
76Jamais un journaliste ne devra s’intéresser au destin d’un trombone, ou alors on le priera d’aller faite du style ailleurs.
77Pourtant, la prise de notes, le carnet, le « calepin » sont les outils de ces exercices.
78Toujours, l’acuité est primordiale. Que serait Zola sans la terre, les mineurs du nord, ou la Goutte d’Or ? Les romanciers de tous les temps se sont intéressés aux faits divers, cette fiction devenue réalité.
Des monstres nommés Romand et Fritzl
79La mode aujourd’hui est aux faits divers (à peine) romancés. Olivier Adam raconte Coquelles et les réfugiés afghans aussi bien que le film Welcome. Emmanuel Carrère revisite l’existence surréaliste de Jean-Claude Romand, docteur menteur, prétendu expert à l’OMS et qui va massacrer toute sa famille après la révélation de son imposture. Jean-Christophe Grangé lui aussi imagine la vie des SDF à Marseille dans un roman à plusieurs lectures, dans la trajectoire de son héros caméléon. Et Régis Jauffret signe un best-seller en reprenant de A à Z l’affaire Joseph Fritzl, monstre incestueux des sous-sols autrichiens.
80L’idée à chaque fois : reprendre un vrai fait-divers, sur lequel il a beaucoup été écrit dans la presse, très identifié dans l’instinct collectif, et le repenser, voire recommencer l’enquête policière, retrouver des témoins, croiser des pistes.
Pour de vrai.
Comme un journaliste.
Comme pour un journal.
Comme dans un article.
81Il ne s’agit pas de réinventer, de sublimer, d’imaginer, il s’agit de mettre des mots de fiction sur un fait réel connu et su de tous.
82Ici, il est question de roman uniquement. Ces textes ne paraîtraient pas dans un magazine, pas de temps, ni d’argent, ni de place, ni d’opportunité. À quoi bon ?
Exemplaire canicule 2003
83À chaque coup, l’acuité est au centre du propos. Il y a dix ans, la canicule tuait des milliers de Français. C’est un bon exemple. Que se passe-t-il en cet été 2003 à Paris et dans les grandes villes de France ? Une chaleur épouvantable, qui monte toujours et ne redescend pas la nuit. Et qui dure. Face à l’étouffement et à la déshydratation, les gens meurent, les plus vieux surtout, les personnes âgées isolées.
84Un drame que personne ne voit.
85Ici, aucune place au roman. Place aux faits. Le factuel dit que cet été 2003 va marquer les mémoires, hanter les esprits, culpabiliser une société. La France va découvrir qu’elle a abandonné ses anciens, sur le même palier, à l’étage du dessus. Que ces boîtes-aux-lettres toujours vides ne sont pas un indice de vie.
86Ces 40 degrés de fournaise vont être révélés par la presse, et d’abord par un journal. Sa proximité fait qu’il est francilien, et que « Le Parisien » est le mieux placé (géographiquement mais pas seulement) pour ouvrir les yeux.
87Les faits sont exemplaires et ils méritent d’être rappelés.
88Tout commence par le sens de l’observation d’un journaliste. C’est son métier, encore faut-il savoir l’exercer et que les sens soient toujours en éveil.
89Ce matin-là, Pascale E. sort de chez elle. Elle remarque le ballet inhabituel des corbillards à la morgue de l’hôpital qui fait face à son appartement. Du jamais vu. De ce jamais vu, elle ne tirera pas un roman, une intrigue qui va lui prendre des mois à écrire. Elle alerte sa hiérarchie, arrive au siège de son journal et s’étonne à voix haute. J’ai l’impression qu’il y a plus de corbillards. Que se passe-t-il ? Il faudrait aller voir…
90C’est cette remarque — ce hasard non, cette chance peut être — qui va déclencher l’innommable, un des plus grands scandales de la décennie.
Foncez !
91Nous sommes loin du romanesque. Il s’agit d’investigation, d’intuition d’abord, puis de vérification, de quelque chose de policier. D’interrogations, de filières à remonter, de témoins à rencontrer. De notes aussi, sur des calepins à remplir. Puis de mise à plat. Et de conclusions.
92C’est le journalisme. D’un premier constat — miraculeux peut être — naît l’enquête. Puis l’information, avec des certitudes, des vérifications. Et enfin la publication. Contrairement au livre, il s’agit de frapper rapidement et bien. D’écrire juste et vite, et de ne pas peser ses mots. Le coup doit être sans retenue.
93La bataille est une blitzkrieg. Que dit-on ? Jusqu’où doit-on aller ? Où s’arrêter ? A-t-on assez mesuré les dégâts ? Aurons-nous les épaules pour assumer ?
94La presse alors entre dans le monde réel. Rien n’est fictionnel. Les personnages sont vrais, ils ont des noms, les lieux sont identifiés, le déroulé est calé.
95On n’aurait jamais pu — voulu — faire de la fiction avec ce constat : le troisième âge tombe comme des mouches à Paris et dans les grandes métropoles en ce mois d’été ? Impubliable, indécent, et impensable.
96Le romanesque ici n’a pas d’intérêt. Pour prouver quoi ? La solitude des vieillards, l’indifférence des urbains, l’inconséquence du monde moderne, la dissolution du lien social ? Pas un kopeck.
97À cet instant, l’appétit est dans le journal. Le Parisien sort l’affaire. Et feuilletonne avec.
-
Acte 1 : on meurt en France de la canicule.
-
Acte 2 : par milliers.
-
Acte 3 : les corps s’entassent à la morgue, et personne ne les réclame.
-
Acte 4 : le chiffre est hallucinant ; il s’agirait de 15 000 morts ! Foin du conditionnel : il s’agit de 15 000 morts. La canicule 2003 vient de tuer 15 000 personnes !
-
Acte 5 : il faut publier ce chiffre. On en fait la Une. « Plein pot », une Une- affiche. Du spectaculaire, du vendeur.
-
Acte 6 : le scandale enfle. Les autres médias s’en emparent, les politiques disent être sereins, ils réfutent, crient à l’arnaque.
-
Acte 7 : les médecins se justifient, les familles des victimes font profil bas.
-
Acte 8 : le feuilleton continue : les corps non réclamés rejoignent la fosse commune. Le malaise est national, passe les frontières.
-
Acte 9 : voici les noms de famille des 15 000 morts. Tout ceci n’est pas de la fiction, c’est bien du réel. Voici la preuve formelle : ces morts ont un patronyme. « Le Parisien » va jusqu’au bout, il choisit de publier la liste des noms. L’indignité est maximale.
-
Acte 10 : le ministre de la Santé démissionne…
6. Narrer
Ruquier et son orchestre
98Il y aura un acte 11, et il sera fictionnel. Quelques mois plus tard, Laurent Ruquier en tire une (habile ?) pièce de théâtre. Le chansonnier s’amuse de ces braves bourgeois mêlés à des prolos non moins braves qui, du lieu de leurs vacances, découvrent dans le journal que c’est leur propre mère qui vient de mourir de la canicule seule à Paris…
99Dès 2004, Ruquier signe alors une franche rigolade, “Grosse chaleur” qui réunit Brigitte Fossey, Catherine Arditi, Pierre Benichou, Jean Benguigui.
100La presse vient de passer le témoin à la littérature, le réel à la fiction.
Bovary et Muichkine
101Rien à voir cependant. Dans les journaux, désormais déchaînés contre un pouvoir défaillant, les personnages sont bien réels. Les enfants, les experts, les urgentistes témoignent. Les victimes ont une identité, un domicile, un CV, une adresse, un vécu, un itinéraire. Mieux, un visage au journal télévisé de 20 heures.
102Tout était donc vrai, et vérifié. On peut frapper à la maison de voisins, ils disent que c’est bien eux qui habitaient là. Point de roman, où tous les héros peuvent être inventés, les situations fictives. Sans conséquences. Ici, les cadavres sont bien réels.
103Et le pouvoir doit se justifier. Ou démissionner.
104Le romanesque ne plongera pas plus dans ce drame national. La pudeur. Pourtant, quelle « belle » dramaturgie, quelle tragédie !
105Et on sent bien que les personnages romanesques ne sont pas très loin. Emma Bovary est une vraie créature maudite, le Prince Muichkine est une figure à peine fantasmée de l’épilepsie, le Père Goriot a bien eu deux filles. Que ce Goriot était un vrai héros, il était « vermicellier » vous pensez !
106Mais Balzac en fait un livre, pas un article. Un journal n’aurait pu écrire : « Goriot mettait ses filles au rang des anges, et nécessairement au- dessus de lui, le pauvre homme ! Il aimait jusqu’au mal qu’elles lui faisaient. »
Psy or not psy ?
107On est ici en pleine littérature. On est entré en psychologie, et si la presse en use, elle ne veut pas en abuser. La psychologie est un certificat médical, il ne s’invente pas.
108La psychologie, elle, peut être développée, mise en abîme dans la littérature, c’est (de) son ressort.
109En revanche, que Goriot fut vermicellier, cela peut appartenir au journalisme, à l’enquête.
110En presse, tous les personnages sont réels. Ce sont des cartes d’identité.
111En littérature, nul ne saura jamais si le héros en scooter que lance Patrick Modiano entre Étoile et Trocadéro a existé, si la “Rue des boutiques obscures” est une allégorie.
112Si cette mère qu’on heurte à Saint-Germain ou ce père qui fuit comme un fantôme sur un quai de Seine sont des êtres de chair et de sang. Ou du cinéma romanesque. Qu’importe, c’est de la littérature, tout est permis.
Duras à Damas ?
113Simplement, on n’envoie pas Duras à Damas. L’écrivain de « La Pute de la côte normande » n’est pas une journaliste. Pas question pour elle d’aller sur le terrain des conflits raconter la guerre. Ce n’est pas une envoyée spéciale au front.
114Son métier à elle, écrivain, c’est l’intime, la blessure. Quand elle raconte les camps nazis, c’est le retour des rescapés au Lutetia. « La douleur » est cette écriture-là. Elle n’a rien à faire dans un journal.
115Pierre Lazareff en revanche crée le grand « France Soir » d’après- guerre en dressant un casting des plus grands écrivains du moment, mués en grands reporters. Kessel et Camus en tête.
116Cette caution intellectuelle, plumes acerbes et reconnues, allait plaire, conquérir un lectorat, séduire une clientèle avide de sens. Finalement, le quotidien (quasi mort en 2012) va drainer un million de convaincus chaque matin.
L’émotion n’est pas un gros mot
117L’important, entre fiction et réalité, c’est que presse comme littérature sont les vecteurs par où passe le message. S’il s‘agit de journal ou de magazine, la narration n’aura pas la même fonction selon le support ou l’ADN du journal. On ne met pas en scène à l’identique un fait divers s’il est publié dans « Le Monde » ou dans « Marianne ».
118La valeur de démonstration, d’exemplarité est essentielle ici. Le Nouvel Observateur veut montrer à travers l’affaire Ilan Halimi la fêlure d’une guerre de religion en banlieue. Et d’une barbarie effrayante. Il choisit d’en faire sa Une, d’en faire des reportages, plusieurs pages, et sa surface d’édition va déterminer l’importance éditoriale de la démonstration.
119La télévision est à l’identique, la radio aussi. Dis-moi le minutage, l’heure de diffusion, comme la plage horaire et le temps d’antenne, et je te dirai ta philosophie.
120S’il est encore une chose qui réunit littérature et presse, c’est l’émotion. Et sa mise en scène. Un journal raconte l’émotion, la douleur, l’impact, les larmes, sans vergogne.
121Il n’y a pas de pudeur dans l’émotion.
122Et on peut, on doit — chose très difficile pour les jeunes journalistes d’aujourd’hui — dire l’émotion. La relater, la mettre là encore en scène. En choisissant de la situer au début ou à la fin d’un article, d’en faire une trame, de la distiller savamment.
123L’émotion n’est pas un vain mot, n’est pas un gros mot. Elle a sa place, elle est noble.
124C’est ce qui rapproche sans doute aussi presse et littérature. Que serait la presse sans le « J’accuse » ? (Émile Zola)
125Que serait la littérature sans « Le vent se lève, il faut tenter de vivre » ? (Paul Valéry)
Et à la fin comme au football, c’est toujours Hugo qui gagne
126Pourquoi se retenir ? La pudeur est évidemment de mise, et un journaliste sait où s’arrêter, où commence l’impudeur, l’odieux.
127Le livre aussi.
128Il est question d’émotion, elle doit faire adhérer, bouleverser, parler à l’oreille du lecteur, saisir son âme.
129Un article ou un livre est concernant. Il interpelle. Le pire est qu’il laisse indifférent.
130Le plus bel article de presse n’est-il pas dans les derniers élans de « Notre-Dame de Paris » ? Le roman parfait, la narration de l’émotion.
131On finit par retrouver deux corps — celui d’Esmeralda et de Quasimodo — bizarrement entrelacés, et quand on veut les séparer, ils tombent en poussière.
132Dans le texte : Quand on voulut le détacher du squelette qu’il embrassait, il tomba en poussière...
133De la littérature bien sûr. De la plus grande.
134Pour faire presse, il eût fallu que la scène se passât réellement. Mais, à coup sûr, elle aurait été écrite et placée volontairement au même endroit que dans le livre : à la toute fin de l’ouvrage. Là où se clôt le récit, là où l’auteur le transcende.
135Dans les deux cas, c’est la conclusion gagnante.
136C’est dans cette sublime écriture que l’émotion atteint son paroxysme.
137Et surtout dans ses trois points de suspension qui terminent « Notre- Dame de Paris » (1831).
138Mais Hugo était romancier et journaliste, il connaissait et maîtrisait le grand écart.
139Le triple salto par excellence.
Juillet 2012
Table des illustrations
![]() |
|
---|---|
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/docannexe/image/250/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 248k |
![]() |
|
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/docannexe/image/250/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 232k |
![]() |
|
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/docannexe/image/250/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 308k |
![]() |
|
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/docannexe/image/250/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 154k |
Pour citer cet article
Référence papier
Philippe Duley, « Zola n’écrirait pas dans Courrier international », Modèles linguistiques, 65 | 2012, 123-137.
Référence électronique
Philippe Duley, « Zola n’écrirait pas dans Courrier international », Modèles linguistiques [En ligne], 65 | 2012, mis en ligne le 28 janvier 2013, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/250 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.250
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page