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Le récit de voyage romancé, ou la réalité impressionniste chez Ford Madox Ford1

Marine Bernot
p. 99-121

Texte intégral

  • 1 Je remercie vivement Dairine O’Kelly pour son aide précieuse et pour ses suggestions, ainsi qu’Andr (...)
  • 2 Il s’agit des écrits datant de son vivant ; car les dernières volontés de Ford stipulent qu'il refu (...)

1Le seul nom de Ford Madox Ford (1873-1939), né Ford Hermann Hueffer, a déjà fait frémir plus d'un biographe ; car on ne connaît le célèbre critique et éditeur anglais qu'à travers ce que ses pairs ont pu écrire à son sujet2 . Bien que particulièrement loquace, Ford n'était cependant pas réputé pour la fiabilité de ses propos et l'on a pu constater, à force de contre-examens, qu'il était capable de la plus énorme amplification comme du plus extravagant mensonge. Pour ses amis, sa démesure était un atout, mais pour la plupart de ses compatriotes, c'était un trait de caractère détestable.

2Néanmoins, on ne saurait assimiler cette pratique « fordesque » à un syndrome de mythomanie compulsive. Loin d'être montées de toutes pièces, ses inventions sont bien souvent inspirées de faits réels, avec un brin d’exagération. On retrouve ce jeu avec les faits dans la plupart de ses œuvres à caractère autobiographique, qui ne sont d'ailleurs jamais nommées comme telles, car Ford préfère les qualifier de « romans » (“novels”).

  • 3 Dans les pays de langue anglaise, les bibliothèques et librairies trient leurs ouvrages en fonction (...)
  • 4 Le père fondateur du genre est sans doute l’auteur du Voyage sentimental, Lawrence Sterne.

3Si la fiction a envahi les récits de vie de Ford Madox Ford, il est étonnant de constater que ses écrits fictionnels, à l'inverse, ont pour objectif d’être réalistes. Il se dessine alors une sorte de complémentarité entre les deux genres, — récits factuels vs. récits fictionnels — en dépit de leur cloisonnement initial, pourtant très cher à la littérature anglo-saxonne3 . En effet, le genre mi-fictif/mi-factuel n'en est encore qu’à ses débuts4 et ce sont principalement des écrivains lassés et insatisfaits du roman psycho-sociologique anglais qui s’y intéressent.

  • 5 Ford était sans doute également très influencés par les écrits de Walter Pater, notamment, son essa (...)
  • 6 La première version de ce manifeste pour le modernisme paraît en 1918, sous le titre “Modern Novels (...)

4En vogue au début du vingtième siècle, l’impressionnisme littéraire, proche du symbolisme, est généralement associé à des écrivains comme Walter Pater, Joseph Conrad, D. H. Lawrence, James Joyce, Wyndham Lewis et le poète William Butler Yeats. Mais en fait, le fondateur de ce mouvement est vraisemblablement l’écrivain irlandais George Moore, ambassadeur des peintres impressionnistes et romanciers réalistes français en Angleterre. Pendant son long séjour à Paris (1871-1885), Moore s’était lié d’amitié avec toute l’avant-garde artistique de l’époque — peintres, écrivains et musiciens. Confessions of a Young Man (“Confessions d’un jeune homme”, 1886), pot-pourri de souvenirs, souvent compromettants, d’anecdotes, souvent indiscrètes, d’avis, toujours subjectifs, sur la peinture et la littérature — le tout relevé par une bonne dose de fabulation —, est parfaitement conforme à la méthode formulée par Ford une vingtaine d’années plus tard5 . Pour lui, le romancier réaliste cherche à capter des émotions, des états psychologiques, des idées coexistant simultanément, un peu à la façon du flot de conscience jamesien (“stream of consciousness“). C’est, avec quelques différences, ce que prône Virginia Woolf en 1918, dans sa célèbre déclaration de guerre contre le réalisme matérialiste des romanciers anglais de la fin de l’époque victorienne6 :

Réfléchissez un instant à ce qui se passe tous les jours dans la tête d'un être ordinaire. Son esprit reçoit une myriade d'impressions — triviales, fantastiques, éphémères, ou gravées aussi nettement que l'acier. Elles arrivent de toutes parts, ces impressions, comme une pluie continue d'innombrables atomes ; tandis qu'elles tombent, et prennent la forme d'un Lundi ou d'un Mardi, l'emphase n'est jamais placée aux mêmes endroits ; on préfère accorder de l'importance à cet instant plutôt qu'à celui-là ; de sorte que, si l'écrivain était un homme libre et non un esclave, s'il pouvait choisir d'écrire ce qu'il lui plaît, non ce qu'on lui impose, s'il pouvait fonder ses oeuvres à partir de ses sentiments, non de conventions sociales, il n'y aurait ni intrigue, ni comédie, ni tragédie, ni histoire d'amour ou encore de catastrophes telles qu'on les connaît […]. La vie n'est pas comparable à une série de réverbères disposés symétriquement ; la vie est un halo éclatant, un voile semi-transparent qui nous enveloppe depuis la naissance de la conscience jusqu'à sa disparition. La tâche du romancier n'est-elle pas de saisir cet esprit insaisissable, inconnu et sans limites, en dépit de l'absurdité et de la complexité qu'il peut présenter, tout en écartant autant que possible les influences étrangères et extérieures ? Nous ne plaidons pas simplement pour le courage et la sincérité ; ce que nous suggérons, c'est que la fibre réelle de la fiction est quelque peu différente de ce à quoi nous avons été habitués (ma traduction).

  • 7 La collaboration entre Ford et Conrad date de 1898 (Ford a 24 ans, Conrad en a 41) ; il en résulte (...)
  • 8 Le projet de la réédition des romans de Henry James (the New York Edition), date de 1906. Les premi (...)

5À la différence du modernisme éthéré de Virginia Woolf, l’impressionnisme selon Ford fait bon ménage avec la sensualité et la matière. L’instant de conscience vive de Ford Madox Ford ne fait pas abstraction du moi-ici-maintenant ; il est fusionnel, embrassant à la fois “le voile semi-transparent” des images-empreintes du passé et l’actualité matérielle du moment. C’est en 1913, fort de sa récente collaboration avec Joseph Conrad7 , et sans doute influencé par l’esthétique de Henry James8, que Ford rassemble ses idées dans « On Impressionism » (Poetry and Drama, 1913), une sorte de guide pour tout écrivain aspirant à l'écriture d'un roman réaliste. Les conseils qu'il y prodigue sont immédiatement mis en application dans The Good Soldier (Le Bon soldat, 1914), dont le franc succès démontre l'efficacité de ses théories narratives.

6Si de telles méthodes fonctionnent à merveille dans le domaine de la fiction, peut-on également les employer dans un récit à caractère factuel sans en pervertir les qualités essentielles ? Est-ce même seulement utile ? En maître de l’impressionnisme, Ford Madox Ford s'y est risqué dans l’ensemble de ses écrits autobiographiques et le résultat, bien qu'inattendu, est à la hauteur de l'idéologie. Dans les récits « non- fictionnels » de la dernière période de sa vie (Return to Yesterday, « Retour à hier », 1932), It Was the Nightingale, « Ce fut le rossignol »,1933), Provence (1935), Great Trade Route, « Route de la soie », 1937), les règles de la doctrine réaliste sont appliquées à la lettre, au détriment de la cohérence thématique et chronologique ; la prose paraît aussi confuse et mouvementée qu'une longue séance de bavardage à bâtons rompus. Les multiples digressions qui parasitent ces écrits semblent œuvrer indépendamment du reste, comme pour distraire le lecteur et lui faire perdre ses repères, tout cela pour les besoins de la cause réaliste.

1. L’impressionnisme selon Ford

7Dans son essai, « On Impressionism », Ford dispense quelques conseils pour écrire de la fiction impressionniste, donc réaliste. Notons que, pour lui, ces deux courants s'apparentent l'un à l'autre, car le propre de l'impressionnisme est de produire une illusion de réalité.

8Il commence par expliquer que :

[1] The whole of life is really like that; we are almost always in one place with our minds somewhere quite other.

En fait, la vie tout entière est comme cela, nous passons le plus clair de notre temps à un endroit tandis que notre esprit vagabonde ailleurs.

9Ici, Ford fait référence au squelette du récit impressionniste, lui-même inspiré par la réalité ordinaire : nous sommes physiquement conscients de notre position spatiale et de notre environnement grâce à nos sens ; malgré cela, il arrive que notre esprit vagabonde hors des cadres physiques actuels de l'espace et du temps. Ces deux états de conscience se succèdent, se superposent et parfois même se confondent, produisant ainsi d'étranges enchaînements.

  • 9 Par « central », comprendre « au centre de l'action en cours ».

10C'est vers cela que va tendre l’impressionnisme, mode d’expression qui cherchera à partager avec le lecteur un état d'esprit très personnel, voire intime, et tel que nous sommes susceptibles de le vivre quotidiennement. Une fois que le lecteur dispose du contexte dans lequel est ancré le personnage central9, c'est-à-dire de son état physique et psychique, il devient alors plus aisé de s'identifier à lui et de voir les choses à travers le prisme de son existence. Cet effet de style sera, idéalement, réalisé avec subtilité de façon à ce que le lecteur puisse distinguer sans peine réalité et rêverie.

11S'il existe mille et une façons d'imiter le réel, l'écrivain devrait toujours penser à la vraisemblance des événements et des attitudes qu'adoptent ses protagonistes. Par exemple, si un personnage devait rendre compte d’un long échange auquel il a participé, il serait naturel qu'il ne puisse se remémorer que certaines bribes, telles que la trame principale, certains mots qui l'auraient marqué, certaines mimiques qu'il aurait retenues en regardant son interlocuteur, ou encore les éventuelles associations d'idées auxquelles il se serait distraitement livré pendant la conversation.

12De même, toute information ou tout détail personnel concernant un des acteurs de son histoire ne peut être simplement « glissée » dans le récit, et l'écrivain impressionniste devrait toujours s'attacher à la justifier ; la simple information perd alors son statut factuel et on lui attribue une cause, on la rattache à une histoire, de façon à donner une raison d'être aux éléments du récit et de ne rien laisser au hasard.

13D'un point de vue plus structuraliste, Ford propose une sorte de schéma narratif permettant de « saisir » l'attention du lecteur qui, selon lui, devrait être considéré comme un spectateur.

14Il suggère d'alterner trois phases :

    • 10 En termes journalistiques, l’accroche. À ce propos, voir ici même l’article de Philippe Duley (ndlr (...)

    une phase d'annonce, de description (pendant laquelle un fait est établi)10

  1. une phase de démonstration (on fournit un exemple)

  2. une phase de surprise, d'étonnement (on glisse un élément qui tranche singulièrement avec ce qui précède)

15Cet enchaînement devrait être reproduit et répété tout au long de l’œuvre, car il attise la curiosité. Il est toutefois déstabilisant et susceptible de perturber la compréhension globale, mais c'est à force de récurrences que le lecteur découvrira, sous l'apparent désordre, certaines associations qu'il ne soupçonnait même pas.

16Toujours dans l'optique de la production d’une fiction crédible, l'écrivain se gardera bien de laisser transparaître quelque idée ou notion trop personnelle — tâche bien difficile, selon Ford, pour un écrivain dont l’œuvre est le reflet — afin de préserver l'état de grâce dans lequel se trouve un « bon » lecteur, autrement dit un homo bonae voluntatis. Ford emploie aussi le terme d’auditeur silencieux (silent listener), soulignant ainsi que, d'une certaine façon, le lecteur (« homme de bonne volonté ») se prête au jeu et qu'en demeurant dans l'écoute absolue, il offre toute son attention au narrateur. Le narrateur tentera donc de préserver cette « suspension volontaire du refus de croire » tout en maintenant une certaine distance avec son récit.

2. Provence : récit de voyage ou roman ?

17Ford étant essentiellement critique et éditeur, on ne compte que peu d'ouvrages annexes de sa composition tels que romans, poèmes, ou récits personnels. Cette dernière catégorie, comprenant Return to Yesterday (Retour à hier, 1932), It was the Nightingale (Ce fut le rossignol, 1933) ou encore Provence (1935), est considérée par son auteur comme une autre variété de romans. Il l'explique de façon détournée dans la préface de A Personal Remembrance (1924), biographie de Joseph Conrad qu'il a rédigée après la mort de celui-ci :

[2] For, according to our view of the thing, a novel should be the biography of a man or of an affair, and a biography, whether of a man or an affair, should be a novel, both being, if they are efficiently performed, renderings of such affairs as are our human lives.

Car, à notre avis, un roman devrait être la “biographie” d'un homme ou celle d'un événement, et une biographie, qu'elle soit celle d'un homme ou d'un événement, devrait être un roman, car l’un et l’autre, s'ils sont conduits comme il convient, n'ont d'autre but que de reproduire le cours de nos vies humaines.

18Puisqu'un roman n'est ni plus ni moins que le récit de la vie d’un être, c'est en quelque sorte sa biographie ; et puisque la biographie d'une personne ne se limite pas qu'à la simple énonciation des faits qui constituent sa vie, on peut dire que l'écrivain raconte son histoire à la façon d'un narrateur, insistant sur tel événement, omettant tel détail, pour éclairer le protagoniste sous un jour particulier. Pour Ford, il importe peu qu'il s'agisse de réalité ou de fiction, seuls le récit et ses procédés narratifs sont dignes d’intérêt.

  • 11 Les citations, toutes tirées du premier chapitre, sont identifiées par rapport aux alinéas (A), num (...)

19Si, pour illustrer mon propos, j'ai choisi Provence from Minstrels to the Machine (La Provence, des Ménestrels à la Machine), c’est parce que ce récit, paru quatre ans avant la mort de l’auteur, permet de mettre en évidence, non seulement les thèmes, mais le traitement narratif de ce genre particulier. La thématique, qui revient constamment dans l’œuvre de Ford, sous des formes variées, remonte aux doctrines préraphaélites de son enfance, à savoir que le seul salut pour nos civilisations dénaturées et atrophiées par la mécanisation industrielle réside en un retour dans le temps et dans l’espace aux valeurs illustrées par l’amour courtois des troubadours. C’est la Provence, ancien carrefour de la route de la soie et des épices, qui a le mieux conservé cet état d’esprit (“frame of mind”). Cette intention narrative, annoncée dans le titre est clairement explicitée dès l’incipit11 :

[3] This is to be a book of travel and moralising — on the Great Trade Route which thousands of years before our day, ran from Cathay to Cassiterides (A1).

Mon objectif dans ce livre est d’écrire un récit de voyage et un conte moral ; son sujet : la Route de la Soie qui, des milliers d’années avant notre ère, reliait Cathay (la Chine) aux îles Cassiterides (les Îles britanniques).

Balader le lecteur dans le temps et dans l’espace

20Les voyages physiques entre Londres et le sud de la France, qui font ostensiblement l’objet du récit, ne sont donc qu’un prétexte pour promener le lecteur dans un espace-temps beaucoup plus vaste, et ce temps transcendant se double d’une troisième dimension, déclarée « éthique et prophétique ». La première escale dans cet itinéraire multi- dimensionnel est le Café de Paris à Tarascon, où le narrateur se rend régulièrement pour prendre l’apéritif:

[4] Long ago, then, I was sitting in the Café de Paris which is the most fashionable café in the city of the Good King René and of St Martha. *That is not to say that it is very fashionable but that it is the resort of the ex-officers of the famous but disbanded Fourth Lancers, the officers of the brown- skinned, scarlet-fezzled troops that now occupy the casernes of the regiment of Ney, of the notaire, the avoué, the avocat, the justice of the peace, of the ex-picture dealer who still possesses Gauguins and Van Goghs that he bought from those artists when they were in Arles at twenty-francs a time; and the honest — and indeed never to be sufficiently belauded — merchant who still prints and purveys beautiful bandanas. **They have been made in Tarascon for hundreds of years and still shine in and beautify, not only the darkest forests of darkest Africa, but the brightest suns of the most coralline of far Eastern strands. ***Officers, lawyers, judges, honest merchants, professors, surgeons, land- owners... * twice a day all that Tarascon has of the professional and not too newly-wedded classes meets under those awnings, basks beneath the shade of the planes or shivers beneath the blasts of the immense, life-giving and iced mistral (A4).

Il y a longtemps, donc, j'étais assis au Café de Paris, qui est le café le plus chic de la cité du Bon Roi René et de Sainte Marthe.*Cela ne veut pas dire que l'établissement lui- même est chic, mais seulement que c'est le lieu de rencontre des ex-officiers des célèbres, bien que dissous, Lanciers du Bengale, ceux qui commandaient les hommes de troupe hâlés, coiffés de chéchias écarlates, qui ont désormais pris leurs quartiers dans les casernes du régiment de Ney, — lieu de rencontre du notaire, de l'avoué, de l'avocat, du juge de paix, de l'ancien marchand d'art qui possède encore des Gauguins et des Van Goghs, achetés aux peintres lorsqu’ils habitaient Arles pour une vingtaine de francs pièce ; ainsi que de l'honnête marchand, dont on ne saurait assez louer les mérites, lui qui fabrique toujours de superbes bandanas. **Ces bandanas sont fabriqués à Tarascon depuis des centaines d'années et ils resplendissent et illuminent encore, non seulement les plus sombres forêts de la plus sombre Afrique, mais aussi les cieux les plus clairs des récifs les plus coralliens d'extrême- orient. ***Officiers, avocats, juges, honnêtes marchands, professeurs, chirurgiens, propriétaires fonciers...* deux fois par jour, toute la bourgeoisie confortablement mariée de Tarascon se réunit sous cet auvent, se prélasse à l'ombre des platanes, ou grelotte sous les rafales du vaste, du glacial, et du fécond mistral.

21Des astérisques ont été rajoutés afin de mettre en évidence la superposition d'images et d'idées. Le paragraphe débute avec la description du café où le narrateur est assis ; c'est un endroit huppé qui ne doit en réalité son succès qu'aux personnes qui le fréquentent. Au fil de sa lecture, ne sachant pas ce que lui réserve la suite du récit, le lecteur est embarqué par Ford dans une visite guidée d’une galerie de portraits imaginaires. Le second astérisque (**) marque un nouvel envol ; l’histoire du marchand de bandanas entraîne le lecteur des fins fonds de l’Afrique à l’Extrême-Orient. Et c'est au moment précis où le lecteur est sur le point d'oublier le Café de Paris que Ford prépare son retour. La brève réitération des différents clients (***) du café amorce cette descente, puisqu'elle renvoie le lecteur anaphoriquement au point de départ. Enfin, les points de suspension marquent l'arrivée ; le lecteur vient de terminer son pèlerinage mental ; la boucle est bouclée et le récit peut se poursuivre.

22On notera l'application du schéma conseillé par la méthode :

  1. présentation : le Café de Paris est le plus huppé de tout Tarascon

  2. démonstration : la preuve, voyez tous les gens remarquables qui s'y rendent

  3. surprise : Tarascon fabrique des bandanas depuis des centaines d'années ; on les trouve même en Afrique et en Extrême-Orient.

23On remarquera la présence intempestive d’un auteur-narrateur trop personnel, aussi bien sur le plan syntaxique que sur le plan sémantique. Tout d'abord, l'entrée dans l’univers impressionniste et intimiste s’accompagne de procédés formels touchant aux figures stylistiques employées (Tarascon est renommé la cité du bon roi René et de Sainte Marthe) ou encore l'organisation de la phrase, souvent volontairement chaotique : on notera également la haute fréquence d’incises et l’utilisation presque abusive de points de suspension cherchant à suivre le mouvement de la pensée (voir [4] ci-dessus) ; les phrases se transforment souvent en litanies (ci-dessus, l’énumération des habitués du café).

  • 12 On devine ici l’influence des idées de Walter Pater selon lesquelles tous les arts cherchent à fusi (...)

24Mais la spontanéité est factice, car l’apparent désordre de surface cache une organisation consciente en profondeur. Qui plus est, c'est par le biais de ces jeux sur la ponctuation, de la longueur des phrases, de la répétition, en somme, par un travail sur le rythme, que Ford parvient à instaurer une logique sous-jacente à cet apparent désordre12. En adoptant la posture plaisante de l’improvisation orale, Ford se permet de bafouer toutes les conventions narratives. Les deux paragraphes qui se situent entre l’incipit et celui qui vient d’être analysé sont consacrés à l’obtention du feu vert pour le radotage. « Peut-être reprendrai-je l’histoire de l’éléphant, peut-être pas : en tout état de cause, je considère désormais que la répétition est autorisée », dit-il avec une fausse naïveté désarmante (A3). On verra par la suite le rôle joué par l’éléphant dans la structuration du chapitre.

25Un large espace séparant les trois premiers paragraphes de la section suivante ([4] ci-dessus) donne à entendre que le récit, enfin, commence. Cette attente semble être confirmée, non seulement par le temps du verbe principal choisi dans la phrase incipit du paragraphe — le passé progressif signale, très souvent, un gros plan sur un événement particulier annonçant une suite (“I was sitting when”) ; la locution adverbiale “long ago” indique le début d’un conte et le rajout de l’adverbe “then”, à valeur logique (« donc ») qui prévient le lecteur d’un changement thématique, renforce le suspens.

26Mais, il n’en est rien, le narrateur se laisse distraire par l’adjectif “fashionable” (coté / à la mode / huppé) et, au lieu de poursuivre son récit, se lance dans l’énumération, sous forme de litanie, des chalands de l’établissement. Il faut une seconde lecture pour comprendre que “then” renvoie anaphoriquement à la dernière phrase du paragraphe précédent, et signifie que le narrateur, autorisé désormais à radoter, décide de reprendre l’histoire de l’« éléphant ».

Des conversations tronquées

27Pour conserver l’impression de réalisme, Ford conseille aux romanciers (voir plus haut) de ne pas s'atteler à des retranscriptions mot-pour-mot des paroles attribuées aux personnages réels ou fictifs. C'est une pratique à laquelle il reste fidèle dans Provence ; puisque cette œuvre est censée être bâtie sur le réel, il serait donc inutile de la priver de ses caractéristiques fondamentales. Ainsi Ford n'a-t-il nul besoin de forcer son talent, il procède au gré de ses souvenirs. L’extrait ci-dessous (A7-9) fournit un exemple typique du mélange de discours direct, de discours indirect, de commentaire narratif et d’ellipses préconisé par la méthode.

[5] […] And I am equally bound to say that when the other day I asked the young lady who presides over the bookshop at Tarascon for a copy of “Aucassin et Nicolette”… “Voulez-vous entendre l’histoire de deux beaux enfants, Aucassin et Nicolette ? »… she replied : “Monsieur desires the book of M. Francis Carco? We are not allowed to stock such works.”
I do not know what book of M. Carco’s she may have meant but I know that none of the inhabitants of the city of the Good King René had ever heard of the shining figures that are, at least for Anglo- Saxondom, the chief glories of the town in which the great Napoleon first saw service[…]”

[…] Et il est tout aussi vrai que, l’autre jour, lorsque je demandai à la jeune femme qui a haute autorité sur la librairie à Tarascon, un exemplaire d’Aucassin et Nicolette … “Voulez-vous entendre l’histoire de deux beaux enfants, Aucassin et Nicolette ? »… elle répondit:
— Monsieur désire le livre de M. Francis Carco ? Nous ne sommes pas autorisés à proposer de tels ouvrages.
Je ne sais pas à quel livre de M. Carco elle a bien pu faire référence, mais je sais qu’aucun des habitants de la cité du bon roi René n’a entendu parler des illustres personnages qui, du moins pour le monde ango-saxon, font partie des gloires principales de la ville où le grand Napoléon a eu sa première nomination […]

28En surface, la rencontre est banale ; le narrateur, qui souhaite se procurer un exemplaire du conte médiéval Aucassin et Nicolette s’adresse à la jeune vendeuse de la librairie de Tarascon. La première phrase désigne l’acte de parole (“speech act”) correspondant à la transaction. Comme toujours, lorsqu’on a affaire à du discours indirect, le lecteur silencieux (l’homo bonae voluntatis), n’a pas accès aux paroles prononcées, il apprend seulement qu’une demande a été formulée. Vient ensuite un deuxième énoncé, à première vue censé avoir été réellement prononcé par le narrateur, puisqu’il est rendu en discours direct et en français et encadré par des guillemets. La réponse de la vendeuse, en revanche, est traduite dans ce qu’on pourrait qualifier de “stage English”, en d’autres termes les mots sont traduits, mais la syntaxe française est conservée. On flaire la mise en scène : c’est la meilleure des façons pour faire résonner le charmant accent typiquement français de la jeune fille dans l’oreille du lecteur, qui subodore qu’elle est offusquée par les avances du vieux satire anglais. Pour saisir le sens de cet échange elliptique, le lecteur, dont la bonne volonté est constamment mise à l’épreuve, doit remplir les interstices. C’est seulement s’il connaît la chantefable qu’il saura mettre l’« invitation » dans son contexte. Ce fragment de « discours importé » — citation de mémoire du premier vers — appartient uniquement à l’instance narrative :

[6]. Qui vauroit bons vers oïr del deport du viel antis de deus biax enfans petis Nicholete et Aucassins

Qui veut entendre de bon vers que, pour se divertir, un vieux bonhomme écrivit sur deux beaux jeunes gens Nicolette et Aucassin (éd. Jean Dufournet : 1973)

  • 13 Les intimes de l’auteur auraient immédiatement su qu’il s’agissait de Perversité, dont la traductio (...)
  • 14 George Moore invente, sans vergogne, des conversations qui auraient pu avoir lieu, si l’ami en ques (...)

29Les points de suspension et les italique, dans le fragment de dialogue ci-dessus ([5]) signalent en fait un changement de plan d’énonciation, un départ momentané vers d’autres souvenirs. Mais qu’en est-il de la référence mystérieuse à Francis Carco, qui semble tomber comme un cheveu sur la soupe ? Il faudrait avoir une connaissance intime de la vie privée de Ford pour comprendre la signification de la référence13 . Le lecteur de mauvaise volonté, sachant qu’il a affaire à un narrateur fabulateur et radoteur serait fondé à se demander si l’incident n’a pas été maquillé, ou même inventé de toute pièce14 . Et, si ce détail change peu de choses dans l’absolu, il permet de comprendre un peu mieux la fonction expressive de l’insertion de ce genre de scénette dans le contexte plus large du récit. Il s’agit, en fait, de petits instantanés, où tout un faisceau d’émotions et impressions disparates fusionnent dans un mini-drame illustratif.

Du particulier au général

L’ouroboros, symbole universel du mouvement cyclique

L’ouroboros, symbole universel du mouvement cyclique

30Pour ce qui est de la méthode, à l’instar des symbolistes, on procède par libre association d’idées. Au point de départ, le narrateur s’imagine à un moment particulier indéterminé, assis au Café de Paris à Tarascon (“Long ago, then, I was sitting…”) ; la portée de l’adjectif “fashionable” qui, précise-t-il, renvoie, non au café, mais aux habitués, appelle une parenthèse illustrative ; la notion d’habitué installe le narrateur dans l’espace-temps itératif de ses propres habitudes ; le temps linéaire des faits successifs s’efface et le récit s’installe dans le temps circulaire (“ouroborique”) de la répétition. Ce café particulier devient un des points de chute d’un narrateur-pèlerin, qui s’y rend deux fois par jour, pour prendre l’apéritif chaque fois qu’il passe à Tarascon, (Twice a day, twice a year, at five or six days at a time : deux fois par jour, deux fois par an, pour cinq ou six jours à chaque fois).

L’impression de l’instant captée en 1934 par l’amie de Ford, l’artiste Biala

L’impression de l’instant captée en 1934 par l’amie de Ford, l’artiste Biala

31Cette ville est, en effet, une des « stations » importante sur sa « route de la soie » personnelle, car c’est de Tarascon qu’on contemple le mieux Beaucaire, ville qui, grâce à sa célèbre foire, a été l’un des carrefour de l’ancienne route de la soie ; c’est également le lieu imaginaire du conte médiéval, qui se transforme en fait historique, puisque le château qu’on voit de l’autre côté du Rhône serait celui où a été enfermée Nicolette. Ainsi sont écrasés la distance qui sépare les faits inventés des faits historiques, les lieux géographiques des lieux imaginaires, les parcours antiques des parcours contemporains. C’est dans cet espace-temps vertical que le narrateur tourne en rond sur ce qu’il appelle l’éternel carrousel (“the eternal merry-go-round”). Les impressions de l’instant présent, séparateur du passé et du futur, co-existent avec les couches successives d’images-empreintes du « vaste aujourd’hui » de la mémoire.

L’imaginaire préraphaélite, Marianne Stokes, 1855, sans aucune doute, une des images- empreintes de Ford

L’imaginaire préraphaélite, Marianne Stokes, 1855, sans aucune doute, une des images- empreintes de Ford

32Pour Gaston Bachelard, ce temps vertical est celui de la poésie :

  • 15 L’intuition de l’instant, 1931, Le livre de poche, Stock, 2011, p. 105.

Mais est-ce du temps encore ce pluralisme d’événements contraction enfermés dans un seul instant ? Est-ce du temps, toute cette perpective verticale qui surplombe l’instant poétique ? Oui, car les simultanéités accumulées sont des simultanéités ordonnées. Elles donnent une dimension à l’instant puisqu’elles lui donnent un ordre interne. Or, le temps est un ordre et n’est rien d’autre chose. Et tout ordre est un temps. L’ordre des ambivalences dans l’instant est donc un temps. Et c’est le temps vertical que le poète découvre quand il refuse le temps horizontal, c’est-à-dire le devenir des autres, le devenir de la vie, le devenir du monde. […]15

3. Radotage ou musique répétitive ?

33Il est relativement aisé de balader un lecteur complice dans l’espace et le temps au gré de ses caprices, chevauchant à sa guise les frontières entre les faits réels et les faits imaginaires. Mais que faire de l’emprise du « char ailé » du temps chronologique dont non seulement, l’acte d’écriture mais l’acte de lecture sont tributaires ? Que faire de la successivité unidimensionnelle des signes linguistiques et graphiques ? Eh bien, il faut faire comme fait la musique qui, à la différence de la peinture et de l’architecture, est confrontée aux mêmes contraintes. Comme dans la composition musicale, un motif, une fois introduit, est repris, parfois par simple réitération, parfois légèrement remanié, parfois brodé, parfois dans une autre tonalité, parfois faisant l’objet d’un long développement. C’est ainsi que se dessine, à l’image de l‘« éternel carrousel » du narrateur, une spirale de va-et-vient référentiels, composés d’accords qui résonnent en écho, brouillant ainsi l’inexorable linéarité prospective de la lecture. Telle est la face cachée du soi-disant radotage du narrateur.

Refus du temps horizontal

  • 16 La valeur précise de la forme périphrastique “is to be” est difficile à rendre en français ; dans c (...)

34Tout est contenu dans le titre du premier chapitre : “On the Latest Route” (« Sur la dernière route en date ») : le voyage auquel est invité le lecteur n’est ni le premier, ni le dernier, ni même le plus récent, mais celui de l’instant présent, dont le point de départ coïncide avec la lecture de la phrase incipit du récit. Le tout premier mot, le démonstratif “this”, à valeur exophorique, désigne à la fois l’objet livre (celui que le lecteur tient ouvert à la première page) et le livre comme projet d’écriture (“this is to be a book of travel …”) et comme aventure de lecture16 . Ainsi sont réunies dans un seul espace-temps distendu l’instance d’écriture et l’instance de lecture. En d’autres termes, dès la première phrase, le lecteur est admis et désormais retenu dans la sphère personnelle de celui qui tient la plume, ce qui explique l’indétermination de toutes les références temporelles, dont le repérage est ramené systématiquement à cet espace-temps. Il est en effet impossible de situer les anecdotes qui structurent les divagations narratives en dehors de l’instant de conscience vive du narrateur :

  • I have told somewhere else the story of the honest merchant ,: j’ai raconté ailleurs l’histoire de l’honnête marchant…(A2).

  • <#ITALIQUES#></#ITALIQUES#>Long ago, then I was sitting in the Café de Paris : Il y a longtemps, donc, j’étais assis…(A4).

  • <#ITALIQUES#></#ITALIQUES#>… when, the other day, I asked the lady… : lorsque, l’autre jour, j’ai demandé à la jeune femme…(A6).

  • At any rate, I have spent hours and hours sitting in the Café de Paris at Tarascon … And on one of those occasions I saw… : En tout cas, il m’est arrivé de rester des heures et des heures assis au Café de Paris et c’est lors d’une de ces occasions que j’ai vu…(A9).

35Et si le présent d’écriture constitue l’unique repère dans le temps et dans l’espace, c’est parce que ce n’est pas le voyage physique qui fera l’objet du récit, mais les pensées suscitées par le souvenir de tous ces voyages, ainsi que les images-empreintes des lieux parcourus :

It is my thoughts upon those journeys and the projection of the places that form the beads of voyages that I am setting down … : Ce sont mes pensées à propos de ces voyages et les reflets des lieux qui forment le chapelet des voyages que je couche sur le papier… (A17).

36Et lorsque, pour une raison ou une autre, le temps est déterminé, l’ancrage se fera ; non par rapport au temps linéaire du calendrier, mais déictiquement par rapport au présent d’écriture, encadré d’une appréciation subjective qui renforce l’emprise du moi-ici-maintenant narratif [I think … it must have been… !]

[…] I think that, at his brilliant exposition of that theory that is at the root of our uncivilisedness, I had my first impulse — it must have been eleven years ago ! — to write this book : Je pense que c’est par réaction à son brillant exposé de la théorie qui sous-tend notre “incivilitude” — il y a peut-être onze ans — que j’ai eu pour la première fois envie d’écrire ce livre.

Le réseau des motifs récurrents

  • 17 Il est impossible de traduire cette liste en conservant les relations entre les mots.

37Ce fragment, qui renvoie à des propos tenus par l’« honnête marchand » réunit l’ensemble de thèmes qui parcourent le premier chapitre, à commencer par celui du livre sous toutes ces formes : comme projet envisagé, objet fini, procès d’écriture et procès de lecture, ce qui présuppose une histoire, un auteur-écrivain et un lecteur ; le lien avec le thème du marchand se fait par l’idée de l’acquisition de l’objet livre, ce qui conduit à la notion de commerce équitable : de vendeur honnête et de moralité commerciale. Voici la manière dont ces notions sont enchevêtrées dans les trois premiers paragraphes introductifs17 :

a book ➝ MORALISING ➝ a book of PROPHESIES ➝ the story of the HONEST merchant ➝ the book in which I told that story ➝ out of print ➝ treat a reader DISHONESTLY ➝ obtain it from his library ➝ repeat a new book some story or piece of MORALITY ➝ old unobtainable book by the author ➝ the reader wants to read that piece ➝ he must buy this book➝ obtain it from his library ➝ a mere book ➝ if he should buy this one while possessing the other ➝ an HONEST vendor ➝ the writer ➝ the very slight DISHONESTY ➝ a new book ➝ COMMERCIAL MORALITY ➝this writer ➝the story of the elephant.

38Le nom “book” (en gras) est répété 8 fois, repris pronominalement 5 fois (“it - it - [a new book] / an old / this one - the other”) ; les termes désignant la matière ou contenu sont en italiques : “story” (4 occurrences) ; ceux qui établissent l’idée de la vocation moralisatrice de l’auteur sont en petites capitales : Notons le parallélisme établi par les compléments de noms :

a book

→ of travel and moralising (un livre de voyage et de morale)

→ of prophecies (un livre de prophéties)

the story

→ of the honest merchant (l’histoire de l’ honnête marchand)

some story or piece

→ of morality (une histoire ou fragment de moralité)

the story

→ of the elephant (l’histoire de l’éléphant)

39Il s’instaure ainsi un lien entre les notions voyage, moralité, prophétie, marchand et éléphant — le dernier élément faisant office de “joker” dans l’ensemble. Cette mise à plat fait apparaître la manière dont le mouvement horizontal des faits successifs (le et puis et puis et puis … qui, selon le romancier et critique E.M. Forster, constitue le substrat du récit psycho- sociologique) est contrecarré par l’esquisse verticale des relations logiques.

40En conformité avec la culture protestante — sans doute à l’insu de l’auteur —, une première dichotomie oppose le bon et le mauvais (“good vs. evil”). Il apparaît que le narrateur n’échappe pas, malgré lui, à la tradition évangélique de la réforme. Sa mission avérée est de remettre les brebis égarées du Nord (“the cold Northerner” (A21)) sur la bonne voie, en l’occurrence celle dont l’épicentre se trouve autour de Beaucaire en Provence.

[7] This is to be a book of travel and moralising — on the great Trade Route which thousands of years before our day, ran from Cathay to C a s s i t e r i d e s . A l o n g t h e Mediterranean shores it went and up through Provence. It bore civilisation backwards and forwards along its tides … And may turn out to be a book of prophecies — as to what may and mayn’t happen to us according as we re-adopt, or go ever farther from, the frame of mind that is Provence and the civilising influences that were carried backwards and forwards in those days (A1).

Mon intention, dans ce livre, est d’écrire un récit de voyage et de morale ; son sujet : la Route de la Soie qui, des milliers d’années avant notre ère, s'étendait de la Chine aux îles Cassitérides (les Îles britanniques), parcourant les rivages méditerranéens avant de s'enfoncer dans les terres de Provence. C'est au gré de ses flux et ses reflux que furent ballottées des civilisations entières. Et il se pourrait que ce livre prenne des allures prophétiques — annonçant ce qui pourrait bien advenir de nous si nous ne ré-adoptions pas l'état d'esprit défini par la Provence, ou si nous transgressions ses principes, ainsi que tous les courants civilisateurs qui allaient et venaient à cette époque.

  • 18 L’intertextualité n’aura pas échappé au lecteur : hormis le renvoi explicite au livre apocalytique (...)
  • 19 La notion est explicitée à deux reprises dans l’introduction (“to treat a reader dishonestly” ; “th (...)

41L’honnête marchant (“honest merchant”) qui vend et achète et l’honnête vendeur (“honest vendor”), qui vend mais qui n’achète pas, forment deux espèces d’un même genre18, s’opposent par implication aux marchands et aux vendeurs mal-honnêtes19. Les anecdotes qui mettent en place leurs traits caractérisants communs sont juxtaposés à la manière de pièces détachées, entrant dans une composition en mosaïque caractéristique de l’écriture impressionniste. En termes peircéens, ce sont des “tokens” (exemplaires) qui renvoient à des prototypes de la conscience collective, selon Ford. L’honnête marchand anglais, qui a l’inconvénient d’être contaminé, malgré lui, par la culture néfaste du Nord, intervient dès le second paragraphe de l’introduction :

[8] I have told somewhere else the story of the honest merchant who came to Tarascon which is at the heart of Provence on the Greatest of all the Routes — driven there by an elephant (A2).

J'ai déjà raconté ailleurs l'histoire de l'honnête marchand qui se rendit à Tarascon, au cœur de la Provence, sur la plus Illustre de toutes les Routes — conduit jusque-là par un éléphant.

42Le second, celui de la Méditerranée, l’exportateur de bandanas, est un des habitués du Café de la Paix à Tarason (l'honnête marchand, dont on ne saurait assez louer les mérites, lui qui fabrique toujours de superbes bandanas (A4)). C’est dans ce même café que le narrateur rencontre, par hasard, l’honnête marchand anglais.

[9] At any rate I have spent hours and hours in the Café de Paris at Tarascon... And on one of those occasions I saw, depressedly in a corner, drinking gaseous lemonade, the honest merchant who was chased — by an elephant — from Ottery St. Mary's to the city opposite Beaucaire (A10).

En tout cas, il m’est arrivé de passer des heures et des heures au Café de Paris à Tarascon... Et à une de ces occasions j'ai vu, prostré dans un coin avec un verre de limonade gazeuse, l'honnête marchand qui fut poursuivi — par un éléphant — d'Ottery St Mary's jusqu’à la cité en face de Beaucaire.

43L’un et l’autre se définissent par leur ressemblances et leur différences : tous deux exportent leurs produits en Afrique noire, mais si les bandanas du marchand français sont porteurs de lumière, les couteaux du marchand anglais ne coupent pas :

[…] He had passed an honest life as a cutler at Sheffield where they supply, to the ignorant heathens that trick themselves amidst forests and on coral strands with bandanas that are the glory of Tarascon, knives that will not cut (A14): […]
il avait passé une vie honnête à Sheffield comme coutelier, où on vend à d’ignorants infidèles, qui se laissent berner dans les forêts et sur les plages de corail grâce aux bandanas qui font la gloire de Tarascon, des couteaux qui ne coupent pas.

44Tous deux sont clients du Café de la Paix, où l’honnête marchand provençal, en tant que bon consommateur, prend son vermouth-cassis à midi et son mandarin-citron le soir, alors que le marchand anglais, en tant que mauvais consommateur, sirotte avec dégoût de l’acide sulphurique dilué, en d’autres termes de la limonade gazeuse. Mais ce malheureux, qui s’est fourvoyé, garde dans son inconscient collectif d’honnête marchand la nostalgie du paradis perdu:

[10] […] All his life he had dreamed of visiting and travelling along the Great Trade Route — the one and only great one. […] (A14).
[…] To that honest merchant it had seemed all his life that that track must be a paradise. Bearing your goods, regarded as sacred and so protected by kings and priests, you moved from tabu ground to tabu ground […] (A15).
The honest merchant sighed when he thought of that splendid vision […] […] All his life, till the elephant aided him; … who is a symbol of a very high Trade Route God indeed... he had dreams of moving one day along that track (A16).

[…] Toute sa vie il avait rêvé de voir et de parcourir la Grande Route de la Soie — la seule et unique. […]
[…] Toute sa vie, il lui avait semblé, à cet honnête marchand, que cet itinéraire devait être un paradis sur terre. Comme colporteur de marchandises, vous deveniez sacré, ainsi, protégé par les rois et les prêtres, vous vous déplaciez de lieu sacré en lieu sacré. […]
L'honnête marchand soupirait chaque fois qu’il envisageait cette splendide perspective. Toute sa vie, jusqu'à ce que l'éléphant lui vienne en aide ; … le symbole par excellence d’un des altiers Dieux de la Route de la Soie... il avait rêvé de s’engager un jour sur ce sentier.

45Les lieux sacrés (“tabu grounds“) sont, bien entendu, les marchés et les souks qui, dans la doctrine sensualiste de Ford, deviennent les « temples », carrefours de distribution des merveilles du monde. Le rôle symbolique que joue le mysterieux éléphant — bête de somme et animal sacré dans les cultures de l’Extrême-Orient — s’impose de lui-même ; c’est le transporteur des denrées exotiques, symbole des délices de l’Orient, enfoui dans la conscience collective européenne depuis Marco Polo. Nous supposons que, dans la bonne tradition, l’éléphant est apparu à l’honnête marchand dans ses rêves et l’a sommé de partir sur les routes.

Page extraite du Livres des merveilles du monde (les voyages de Marco Polo raconté par Rustichello de Pise, XVe).

Page extraite du Livres des merveilles du monde (les voyages de Marco Polo raconté par Rustichello de Pise, XVe).

46Mais le trait principal qui unit l’honnête vendeur (l’artiste), pourvoyeur de richesse intellectuelle et spirituelle et l’honnête marchand, pourvoyeur de richesse matérielle, est l’absence de considération dont ils souffrent dans la nouvelle société où règne la machine ; ce sont eux les vraies victimes de la révolution industrielle. La situation est moins dramatique dans le petit coin de paradis qui résiste au pourtour de la Méditerranée où l'honnête marchand est simplement celui dont on ne saurait assez louer les mérites ; dans le Nord industriel, ces bienfaiteurs de l’humanité sont devenus des parias.

[11] The most honest of Sheffield merchants retired will not be received by the County. That seemed to me odd in a cosmogony whose chief claim to call itself civilised lay in the successes of its merchants (A14)

Même le plus honnête des marchands retraités de Sheffield ne sera jamais reçu dans la bonne société locale. Cela me paraissait étrange dans une civilisation dont la cosmogonie repose entièrement sur le succès de ses marchands

  • 20 Un des thèmes récurrents qui relie l’incident de la librairie de Tarascon à une expérience semblabl (...)

47L’honnête vendeur (Ford) partage le sort des honnêtes marchands, non seulement, comme celui de Tarascon, est-il celui dont on ne saurait assez louer les mérites, mais sa marchandise se vend mal — ses anciens ouvrages ne sont pas réédités, on n’en trouve même pas au British Museum20 .

[12] […] I do not think it is to treat a reader dishonestly if one repeats in a new book some story or piece of morality that is contained in an old and unobtainable book (A2)
[…] And I am consolingly reminded that when in June 1916 I asked in Rouen

another station of the prehistoric trade route — for a copy of Flaubert’s Bouvard et Pécuchet not one of the book shops in the city that saw the burning of Joan of Arc could yield one up … Yes consolingly, when I remember that the Reading Room of the British Museum cannot provide for you nearly all the books of the writer whose lines you are now reading! Nous autres pauvres prophètes ! (A7)

[…] Je ne pense pas qu’un auteur fasse preuve de malhonnêteté à l’égard d’un lecteur en répétant, dans un nouveau livre, une histoire ou fragment de moralité déjà paru dans un ouvrage périmé, de surcroît introuvable,
[…] Et je me console en me rappelant que lorsqu’en juin 1916, je cherchais à Rouen — autre escale de la Route de la Soie préhistorique — un exemplaire du
Bouvard et Pécuchet de Flaubert, il fut impossible d’en trouver un dans la cité qui a vu brûler Jeanne d’Arc… Oui, je me console, tout en me souvenant que la salle de lecture du British Museum est pratiquement incapable de vous remettre quelque livre que ce soit de l’écrivain que vous lisez actuellement. Pauvres prophètes que nous sommes !

48Et c’est la contemplation de son alter-ego, le malheureux honnête marchand de Sheffield, sirotant sa limonade au Café de la Paix à Tarascon, qui lui révèle sa mission : à l’instar d’Évangéliste du Voyage du Pélerin, il est appelé à sauver les voyageurs égarés des temps modernes en leur montrant la voie qui les ramènerait au paradis perdu.

[13] He was complaining bitterly of his drink and when I asked him why in the country of the vine, the olive tree — and the lemon — he should be drinking highly diluted sulphuric acid, for it is of that artificial lemonade consists, he answered with agitation:
“You wouldn’t have me drink their wines or eat their messy foods!”
Alarm grew and grew in his wild eyes and he exclaimed:
“Why, I might get to like them and then what would become of me?”
… I think that at his brilliant exposition of that theory that is at the root of our uncivilisedness, I had my first impulse — it must have been eleven years ago! — to write this book (A10-13)

Il se plaignait amèrement de sa boisson et lorsque je lui demandai pourquoi au pays de la vigne, de l’olivier — et du citron — il buvait de l’acide sulfurique dilué, en d’autres termes de la limonade artificielle, visiblement agité, il répondit :
— Vous ne voudriez quand même pas que je boive leurs vins ou que je mange leur ragougnasse !
La panique gagna progressivement ses yeux hagards et il cria :
— Et si j’y prenais goût, que deviendrais-je alors ?
Je pense que c’est par réaction à son brillant exposé de la théorie qui sous-tend notre “incivilitude” — il y a peut-être onze ans de cela — que j’ai pris conscience pour la première fois de la nécessité d’écrire ce livre.

49La conversion des êtres dévoyés ne se fera pas par le bourrage des crânes, mais par la consommation de bonne chère, car le chemin qui mène aux portails perlés du paradis sur terre passe par le ventre :

[14] In the middle of some reflections on the meeting, on East Forty- Second Street, of the spheres of influence of Mrs Patrick Campbell coming from Her Majesty's Theatre and Mrs Aimée Macpherson coming from California, I may introduce some directions as to the real, right and only best way to make bouillabaisse... That will be because I am capable of anything in the furtherance of a just cause and not because I suffer from a senile impotence to marshal my thoughts. Moreover I may desire to suggest to my reader how much better engaged those two electrifying ladies would have been had they been seated one on each side of a bowl of that amazing fish stew, at Martigues on the Étang de Berre, in the sunlight, than one in the pulpit of an East Side Temple and the other [...] lost in the snowdrifts outside that fane... For where better and more fittingly could Beauty and Righteousness kiss and clasp hands than over one of the steaming bowls of M. Pascal? (A19)

Au milieu de mes réflexions sur la rencontre côté est de la 42e rue des deux sphères d'influence, celle de Mme Patrick Campbell, sociétaire du Théâtre de Sa Majesté et de Mme Aimée Macpherson venue de Californie, il n’est pas exclu que je fournisse quelques secrets concernant la meilleure manière, la seule, la vraie, l’unique de faire de la bouillabaisse... Non que je souffre d’une incapacité sénile à mettre de l’ordre dans mes idées, mais parce que je suis prêt à tout pour une juste cause. Qui plus est, il se peut que je suggère à mon lecteur que ces deux femmes survoltées auraient été bien mieux occupées installées au soleil, autour d'un bol de cet incroyable ragoût de poisson, à Martigues, sur l'Étang de Berre, plutôt que de savoir l'une dans la chaire d'un temple du Quartier Est, et l'autre [...] perdue sous des amas de neige à l'extérieur du temple. Car, existe-t-il de meilleur endroit, de lieu plus approprié où la Beauté et la Vertu puissent se réconcilier et se tenir la main, qu’autour d'un des grands bols fumants de M. Pascal ?

  • 21 East 42nd Street au centre de Manhattan est connu pour ses théâtres, notamment au carrefour de Time (...)

50Le lecteur des années trente n’aurait eu aucun mal à comprendre la référence à East Forty Second Street, à Mrs Patrick Campbell et à Aimée Macpherson dans le fragment ci-dessus21. Le message épicurien est clair : le corps a ses raisons que la raison de connaît pas. L’appétit de vivre vient en mangeant et le narrateur-prophète est appelé à « cornaquer » les philistins du Nord, anéantis par les méfaits de la machine industrielle, sur la Route de la Soie et des Épices. Sous des formes variées, ce motif réapparaît en tout sept fois dans le premier chapitre :

  • the Great Trade Route, which thousands of years before our day ran from Cathay to the Cassiterides. Along the Mediterranean shores it went and up through Provence : la Route de la Soie qui, des milliers d’années avant notre ère, s'étendait de Cathay aux îles Cassitérides, parcourant les rivages de la Méditerranée avant de s'enfoncer dans les terres de Provence .(A1).

  • <#ITALIQUES#></#ITALIQUES#>For wherever I may be going in the round and round of the great beaten track begin it where you will, stepping on the eternal merry-go-round at the Place de la Concorde, the Promenade des Anglais, Fifth Avenue or Picadilly — wherever I may be going on that latest of the Greatest Trade Routes […] : Car quelle que soit ma destination dans la ronde incessante des sentier battus, quel que soit l’endroit où j’embarque sur le carrousel éternel, Place de la Concorde, Promenade des Anglais, Picadilly, quelle que soit ma destination sur la plus récente des plus Grandes Routes de la Soie (A5).

  • <#ITALIQUES#></#ITALIQUES#>I am bound to say that Beaucaire, one of the stations of the great pre-historic Trade Route that ran from Cathay up the Rhone to Cassiterides […] : Je dois avouer que Beaucaire, une des stations de la Route préhistorique de la Soie qui s’étendait de Cathay, remontant le Rhône vers les Îles Cassitérides, (A7).

  • <#ITALIQUES#></#ITALIQUES#>[…] Rouen — another of the stations of the prehistoric Trade Route: Rouen — autre escale sur la Route préhistorique de la Soie — (A8).

  • <#ITALIQUES#></#ITALIQUES#>All his life he had dreamed of visiting and traveling along the Great Trade Route — the one and only Great one . It ran , he said, from China across all Asia to Asia Minor, then along the shores of the Mediterranean as far as Marseilles. There up the Rhone, it ran inland, by way of Beaucaire : Toute sa vie, il avait rêvé de visiter et de parcourir la Longue Route de la Soie, la seule, l’unique, la Grande. Elle partait de Chine, disait-il, traversait l’Asie jusqu’à l’Asie Mineur, puis longeait les rives de la Méditerranée jusqu’à Marseille. Là elle quittait la mer, et remontait le Rhône, jusqu’à Beaucaire […]A14).

  • <#ITALIQUES#></#ITALIQUES#>[…] the elephant […] who is a symbol of a very high Trade Route God indeed […] : […] l’éléphant, symbole d’un grandissime Dieu de la Route de la Soie, s’il en est un (A16).

  • <#ITALIQUES#></#ITALIQUES#>For me — as for most of humanity — the Route has today become the Grand Tour : Aujourd’hui, pour moi, comme pour la plupart des hommes, la Route de la Soie est devenue le Grand Tour(A16)

  • <#ITALIQUES#></#ITALIQUES#>[…] Provence is the only region on the Great Trade Route fit for the habitation of a proper man […] : La Provence est le seul endroit sur la Route de la Soie où un homme digne de ce nom peut vivre sans déroger(A19).

51Ces sept variations sur un même thème fonctionnent sur le principe déjà identifié. Au fil de la lecture, les morceaux discontinus du puzzle se mettent en place comme des espèces d’un genre commun. C’est ainsi que se construit une échelle temporelle qui s’étend depuis des « milliers d’années avant notre ère » jusqu’à nos jours. Et cette image panchronique du temps est complétée par une vision panoramique de l’espace qui va de la Chine à New York, reliant ainsi l’ancien et le nouveau monde ; le temps linéaire, lieu de discontinuité, de faux arguments et de raisonnements stériles, est, de cette façon, évacué à la faveur de l’espace-temps poétique de la continuité verticale. L’image générique de la Route de la Soie reste suspendue dans ce temps transcendant, conservant ainsi l’intégralité de sa puissance métaphorique.

3. Conclusion

52Le démantèlement en règle de l’assemblage en patchwork que constitue le premier chapitre de Provence pose un certain nombre de problèmes, dont le premier concerne le terme même d’Impressionnisme. L’étiquette, rappelons-le, a été entérinée par Ford lui-même dans son essai de 1914, L’ouvrage choisi comme exemple d’illustration ici (Provence) date d’une vingtaine d’années plus tard et correspond à un autre moment dans sa création artistique. La méthode de composition de Provence ressemble, en effet, beaucoup plus à un collage de Braque ou de Picasso qu’à une toile de Monet ou de Degas. Il se peut qu’il s’agisse là d’une évolution normale.

53La seconde question est de savoir si cette mise à plat ne trahit pas l’intention première de l’auteur, qui ne s’attend pas à ce qu’on s’y attarde.

54Un récit de voyage n’est pas comme un poème qu’on peut apprendre par coeur, se transformant ainsi en bien permanent que le lecteur se remémore à loisir. Il ne fonctionne pas non plus comme une morceau de musique qu’on rejoue régulièrement, ni comme la toile d’un peintre disponible de manière permanente. L’auteur sait que la lecture du premier chapitre de Provence par un lecteur normal prendra entre quinze et vingt minutes montre en main. Le lecteur de bonne volonté, même s’il n’est pas le moins du monde déconcerté par le discours en apparence désordonné du narrateur, ne lira vraisemblablement ce chapitre qu’une fois et ne retiendra que quelques impressions saillantes qui vont s’estomper et se transformer au fur et à mesure de sa lecture. Une fois la dernière page tournée, que retiendra-il alors ? Sans l’enchaînement des faits qui structurent le roman psycho-sociologique, sans l’organisation chronologique de l’espace et du temps qui caractérise le récit de voyage, dans l’absence d’intrigue et de tension narrative, que restera-il ?

55Dans l’idéal, il devrait se dégager, à partir de cette juxtaposition de pièces hétéroclites, une Gestalt, ce que Henry James appelait le motif du tapis (“the figure in the carpet”). C’est cette Gestalt, que le lecteur admis dans la conscience vive de l’auteur, absorberait par synesthésie ; elle correspond à la vision du monde que Ford cherche à montrer et à faire adopter.

  • 22 La restauration des églises gothiques en Angleterre et la nostalgie de l’esthétique « gothique » re (...)

56La méfiance à l’égard des arguments rationnels et l’horreur du matérialisme puritain qui caractérisent l’esthétique de Ford Madox Ford s’inscrit en fait dans une longue tradition, dont les origines remontent sans doute à une réaction à la Réforme. Dans ce contexte, les premiers prophètes de cette « contre-Réforme » sont, d’un côté les poètes pré- romantiques comme Wordsworth, Shelley et Byron et, de l’autre, Blake. Mais la nostalgie généralisée du Moyen Âge, principale source d’inspiration de la Confrérie des Préraphaélites, n’émerge réellement que vers le milieu du dix-neuvième siècle22 . Il semble normal que l’héritier direct de cette tradition qu’est Ford Madox Ford, bien que restant fidèle à la doctrine familiale, se maintienne dans l’avant-garde en adoptant le mode d’expression de son temps.

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Bibliographie

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Combettes, B. (1989), « Discours rapporté et énonciation : trois approches différentes », dans Pratiques, N° 64, pp. 111-122.

Dufournet Jean (1973), Aucassin et Nicolette. Édition critique. Chronologie, préface, bibliographie, traduction et notes par Jean Dufournet, Garnier-Flammarion, Paris.

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Fournier S., La genèse de la biographie fictionnelle selon la théorie des actes de discours, http://www.uqtr.uquebec.ca/AE/Vol_11/libre/fournier.htm

Joly, A., O’Kelly, D. (1989), Analyse linguistique de textes anglais, Nathan, Paris.

Levenson, M.H. (1991), Modernism and the fate of individuality: character and novelistic form from Conrad to Woolf, New York, Cambridge University Press.

Pater Walter (1868), “Poems by William Morris”, The Westminster Review, Londres.

(1877), The School of Giorgioni”, The Fortnightly Review, Londres.

Woolf, Virginia (1925), “The Modern Novel”, The Common Reader, Hogarth Press, Londres.

La vue de Beaucaire (page 109) est de Biala (Janice Biala Brustlein), dernière accompagnatrice de Ford Madox Ford (dans Provence [1934] 1991), “Ecco Travels”, The Ecco Press, New York, page 15). Modèles linguistiques remercie http://fr.wikipedia.org pour les trois autres illustrations (pp. 109, 110, 115).

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Notes

1 Je remercie vivement Dairine O’Kelly pour son aide précieuse et pour ses suggestions, ainsi qu’André Joly pour sa relecture et ses corrections.

2 Il s’agit des écrits datant de son vivant ; car les dernières volontés de Ford stipulent qu'il refuse à quiconque le droit d'écrire sa biographie.

3 Dans les pays de langue anglaise, les bibliothèques et librairies trient leurs ouvrages en fonction de leur appartenance à la catégorie fictive (“fiction”) ou factuelle (“non-fiction”) ; à l'intérieur de ce classement binaire, il y a une répartition en sous-genres, le théâtre et la poésie s'imposant comme genres à part. La “fiction” regroupe les écrits d'invention : romans, science-fiction, contes, tandis que la “non-fiction” comprend des écrits factuels ou réels : journaux, biographies, revues scientifiques et philosophiques, manuels éducatifs.

4 Le père fondateur du genre est sans doute l’auteur du Voyage sentimental, Lawrence Sterne.

5 Ford était sans doute également très influencés par les écrits de Walter Pater, notamment, son essai sur la poésie de William Morris (“Poems by William Morris”, The Westminster Review, 1868).

6 La première version de ce manifeste pour le modernisme paraît en 1918, sous le titre “Modern Novels”, dans la chronique hebdomadaire que signe Virginia Woolf dans le supplément littéraire du Times (“Times Literary Supplement“) ; revue et corrigée, elle est incluse dans le tome I du recueil d’essais The Common Reader, sous le titre “Modern Fiction”, en 1925.

7 La collaboration entre Ford et Conrad date de 1898 (Ford a 24 ans, Conrad en a 41) ; il en résulte trois romans expérimentaux : The Inheritors (« Les héritiers », 1901), Romance (« Romance », 1903) et The Nature of the Crime (« La nature du crime »), qui ne paraît qu’en 1924.

8 Le projet de la réédition des romans de Henry James (the New York Edition), date de 1906. Les premiers volumes sont disponibles en Angleterre à partir de 1907. Les préfaces rédigées par James lui-même offrent l’occasion à l’auteur, non seulement de raconter l’« histoire de l’histoire » de chaque roman, mais d’en faire une auto-critique. L’ensemble (24 volumes) constitue, selon l’auteur, un vademecum pour tout futur romancier. James est un des premiers romanciers à publier dans la revue littéraire (The English Review) que fonde Ford en 1908, L’étude critique que celui-ci consacre à Henry James paraît la même année que son essai « On Impressionism » (1913). Ce dernier commence à consigner officiellement ses propres théories sur le réalisme romanesque à partir de 1911 (The Critical Attitude).

9 Par « central », comprendre « au centre de l'action en cours ».

10 En termes journalistiques, l’accroche. À ce propos, voir ici même l’article de Philippe Duley (ndlr).

11 Les citations, toutes tirées du premier chapitre, sont identifiées par rapport aux alinéas (A), numérotés de 1 à 21. Les traductions sont de moi.

12 On devine ici l’influence des idées de Walter Pater selon lesquelles tous les arts cherchent à fusionner le fond et la forme à la manière de la musique : "All art constantly aspires towards the condition of music” (“The School of Giorgioni”, The Fortnightly Review, 1877).

13 Les intimes de l’auteur auraient immédiatement su qu’il s’agissait de Perversité, dont la traduction anglaise, signée par la romancière Jean Rhys en 1928, est attribuée à Ford. Celui-ci avait pris la jeune vagabonde sous son aile à Paris en 1924. Les conséquences désastreuses sur sa vie privée sont consignées par la belle dans une série de romans à clef, dont le plus célèbre est Quartette (Quatuor, 1928). Il est peu probable que sa maîtrise du français lui ait permis de traduire le roman de Carco sans l’aide de son Pygmalion.

14 George Moore invente, sans vergogne, des conversations qui auraient pu avoir lieu, si l’ami en question (souvent Edouard Dujardin) avait été sur place.

15 L’intuition de l’instant, 1931, Le livre de poche, Stock, 2011, p. 105.

16 La valeur précise de la forme périphrastique “is to be” est difficile à rendre en français ; dans cette combinaison, le verbe être semble fonctionner comme copule plutôt que comme semi-auxiliaire ; l’infinitif se transforme ainsi en attribut du sujet. La construction (déictique exophorique + copule + être) octroie une prise privilégiée au sujet parlant sur le devenir de la chose dont il est parlé. Même si la forme que va prendre son récit n’est pas encore déterminée, les décisions lui appartiennent : (“and I may or may not repeat the story of the elephant” : peut-être reprendrai-je l’histoire de l’éléphant, peut-être pas A3).

17 Il est impossible de traduire cette liste en conservant les relations entre les mots.

18 L’intertextualité n’aura pas échappé au lecteur : hormis le renvoi explicite au livre apocalytique (El libro de las Profocias) du plus grand des voyageurs, Christophe Colomb, le lecteur de culture anglophone aurait comme référence de base inévitable Le voyage du pèlerin (The Pilgrim’s Progress) de John Bunyan (1678).

19 La notion est explicitée à deux reprises dans l’introduction (“to treat a reader dishonestly” ; “the very slight dishonesty”) ; dans la mesure où ces deux mentions concernent l’honnête vendeur (de livres), autrement dit, le narrateur lui-même, elles sont informées d’une signification particulière.

20 Un des thèmes récurrents qui relie l’incident de la librairie de Tarascon à une expérience semblable dans une librairie à Rouen ; le manque d’égard pour les écrivains (“neglect of writers”, A17) figure sur la longue liste de doléances de Ford.

21 East 42nd Street au centre de Manhattan est connu pour ses théâtres, notamment au carrefour de Times Square et de Broadway ; la célèbre actrice anglaise, égérie de George Bernard Shaw, Mrs Patrick Campbell a quitté le West End de Londres pour les théâtres de la 42e rue vers 1890. D’une beauté éblouissante, elle était adulée par le public américain. Également célèbre, Aimée MacPherson (Sister Aimée), évangéliste “fondamentaliste”, militante anti- Darwin, fut sans doute la première personne à instrumentaliser les media pour faire du prosélytisme-spectacle. Elle remplissait les théâtres et les églises avec un public fasciné par son message apocalyptique.

22 La restauration des églises gothiques en Angleterre et la nostalgie de l’esthétique « gothique » remontent au milieu du XVIIIe ; Le château d’Otranto de Horace Walpole paraît en 1764 ; le célèbre poème de Keats, La belle dame sans merci, qu’affectionnent tant les Préraphaélites, date de 1819.

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Table des illustrations

Titre L’ouroboros, symbole universel du mouvement cyclique
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Titre L’impression de l’instant captée en 1934 par l’amie de Ford, l’artiste Biala
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Fichier image/png, 217k
Titre L’imaginaire préraphaélite, Marianne Stokes, 1855, sans aucune doute, une des images- empreintes de Ford
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Fichier image/jpeg, 248k
Titre Page extraite du Livres des merveilles du monde (les voyages de Marco Polo raconté par Rustichello de Pise, XVe).
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Pour citer cet article

Référence papier

Marine Bernot, « Le récit de voyage romancé, ou la réalité impressionniste chez Ford Madox Ford »Modèles linguistiques, 65 | 2012, 99-121.

Référence électronique

Marine Bernot, « Le récit de voyage romancé, ou la réalité impressionniste chez Ford Madox Ford »Modèles linguistiques [En ligne], 65 | 2012, mis en ligne le 27 janvier 2013, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/248 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.248

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Auteur

Marine Bernot

Babel, EA 2649, équipe ERIS

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